Du «corps-esclave»: ce que Toni Morrison nous dit de Danièle Obono
1 septembre 2020
Du «corps-esclave»: ce que Toni Morrison nous dit de Danièle Obono
- 30 août 2020
- Par Loïc Céry
- Blog : Le Blog de Loïc CÉRY
Les attaques racistes dont vient d’être victime Danièle Obono de la part de Valeurs actuelles trouvent un éclairage vif et singulier dans les mots de Toni Morrison (Prix Nobel de littérature en 1993), lors d’une conférence prononcée à l’université de Toronto en mai 2002. Dans ce texte intitulé « Le corps-esclave et le corps noir » (édité en traduction française chez Christian Bourgois en 2019, extrait de La source de l’amour-propre. Essais choisis, discours et méditations), la romancière américaine distingue l’une des particularités irréductibles du racisme construit à l’endroit du corps noir, menacé d’être rappelé au souvenir traumatique de l’esclavage, dans un espace public traversé par la phraséologie raciste et par un imaginaire racial attaché au poids du passé esclavagiste : « Ce que l’esclavage du Nouveau Monde a de “particulier”, ce n’est pas son existence, mais sa transformation en ténacité du racisme. Le déshonneur associé au fait d’avoir été asservi ne condamne pas inévitablement les héritiers de l’esclave à la diffamation, à la diabolisation, ni à la crucifixion. Ce qui entretient ces dernières, c’est le racisme. L’essentiel de ce qui a rendu exceptionnel l’esclavage du Nouveau Monde, c’étaient les signes raciaux grandement identifiables de sa population, parmi lesquels la couleur de peau, surtout mais pas exclusivement, a entravé la capacité des générations ultérieures à se fondre dans la population non asservie. Pour elles, il n’y avait quasiment aucune chance de se cacher, de se déguiser, ni d’échapper à l’ancien statut d’esclave, car une visibilité marquée a mis en œuvre la division entre ceux qui avaient été esclaves et les autres (bien que l’Histoire brave cette distinction), et conforté la hiérarchie des races. Par conséquent, l’aisance avec laquelle on est passé du déshonneur associé au corps-esclave jusqu’au mépris dans lequel on a tenu le corps noir libéré est elle aussi devenue d’une fluidité quasi-totale, car les années intermédiaires de l’époque des Lumières ont connu un mariage de l’esthétique et de la science, ainsi qu’un mouvement vers une blancheur transcendante. » (p. 105)
Elle y parle encore de la nécessité de « prendre conscience des formes éternellement flexibles, toujours adaptables et obstinément insaisissables du racisme moderne, qui reconstruisent le corps-esclave et le réintègrent dans le corps noir […]. » Cette conscience aigüe d’un ostracisme racial est sans nul doute à l’origine de l’appellation de visible minority associé en Amérique du Nord, entre autres, à la pesanteur des traces névrotiques de l’histoire sur le corps social. La continuité, le maintien et la revendication des distinctions d’infériorisation des corps noirs ont pu fournir une doctrine à la notion sud-africaine de « développement séparé », l’apartheid. La France d’aujourd’hui, ivre des névroses de son passé de nation esclavagiste, serait-elle devenue le théâtre d’une résurgence violente du racisme ontologique porté envers le corps noir, de ce que l’historien Louis Sala-Molins avait nommé le « calvaire de Canaan » ?
Les résurgences médiatiques du racisme à la française
Le racisme pathologique porté par les prétendus journalistes et authentiques militants de la rédaction de Valeurs actuelles est là pour illustrer les remugles auxquels la société française est confrontée depuis plusieurs années. Ils ne s’y sont pas trompés : ce racisme débonnaire, intégralement décomplexé, devenu vulgate des lecteurs de cet organe de l’extrême-droite française mais aussi de tout un pan de la droite la plus classique et bien mise – ce racisme-là, est bien une « valeur actuelle » de la France d’aujourd’hui. Ceux qui continueront à se voiler la face ont sans doute peur de ce simple constat, pourtant imparable. Aucune législation, aucun bal des hypocrites, aucun faux-fuyants ne sauront le dissimuler : l’incrimination raciste et/ou antisémite a aujourd’hui en France, on le sait et on le constate chaque jour qui passe, non seulement droit de cité, mais aussi appuis, échos, soutiens. À force de reniements successifs, de protestations d’apparat, de mobilisations alibis, d’indignations d’opérette, les enfants de militants d’extrême-droite peuvent tout à fait lancer des bananes à une ministre, une députée européenne peut très bien clamer que la France est de race blanche sur un plateau de télévision, et des scribouillards établir un épisode de leur « feuilleton de l’été » sur la base de dessins représentant une députée en position d’esclave, enchaînée. L’« ensauvagement » est là : ce mot dont le ministre de l’Intérieur a plein la bouche (l’ayant repris des beuglements de Marine Le Pen) nomme bien la lèpre raciste entrée dans les esprits. Sur les chaînes de désinformation permanente, on voit ses défenseurs se succéder de « débats » en ébats fascisants, quand l’ébriété de la parole déchaînée bat son plein avec une constance qui ne se dément pas. Sur ces médias qui fonctionnent en tirant partie du « buzz », les militants scribouillards ont leurs ronds de serviette. Tel chef de rédaction passé du maquignon au chef Viking, de l’éditorialiste à la raie sur le côté, à l’autre zézayant ses inepties jusqu’à plus soif, ils sont devenus les meilleurs « potes » des tenanciers de plateaux. Et ils ont tous en commun : le verbe rapide, les clichés préparés pour faire mouche, la virulence censée exprimer la France profonde, ce pays réel qui ma foi, en a plus que marre de tous ces « bamboulas » décrits par un syndicaliste de la police nationale, de ces « sauvages » si nombreux et si bigarrés. Ils fustigent le « séparatisme », le « communautarisme », le « racialisme » dont ils sont pourtant les forgerons quotidiens et acharnés. Ils défendent l’identité de la vraie France, attaquée et souillée par les négroïdes, les migrants, les sarrazins, les nouveaux barbares, les bien-pensants, les gauchistes, les anarchistes, les écologistes, les féministes, les syndicalistes, les marxistes, les anticolonialistes, les antiracistes, et bientôt les taxidermistes. Le président qui a en commun le zézaiement compte aussi parmi leurs « potes » de récréation, ayant tribune ouverte dans les colonnes de leur organe de presse, mais prompt à appeler par téléphone la députée traitée d’esclave pour lui faire part de son émoi – comme il a appelé Zemmour pour lui faire part de son émoi : il aime la concorde, notre président, et il est souvent ému. « Ah, c’est encore la une de Valeurs acutuelles, quand même ils exagèrent » s’est-on contenté au fil des années, devant les flatulences éditoriales de cette joyeuse bande. Mais après tout, les chenapans, ils sont tous très jeunes, et leurs prénoms sentent bon la France, la vraie France, celle qu’on aime, celle du terroir : Tugdual, Geoffroy, Louis, Charlotte occupent les antennes et peuplent les plateaux télé qui en redemandent, de leur rhétorique poivrée selles.
Le révisionnisme, derrière les éructations
On aurait tort pourtant de s’arrêter aux seules fécalosités des images représentant Danièle Obono une chaîne autour du cou, dans la position où cette joyeuse bande regrette de ne pas la voir pour de bon. On aurait tort d’y voir le seul effet extrémiste d’un inconscient colonial qui éructe à intervalles réguliers. Car il faut bien prendre ces gens au sérieux, si l’on veut encore pouvoir les combattre et s’en donner les moyens. Que l’on songe aujourd’hui où en serait déjà sur le terrain judiciaire cette rédaction, s’ils avaient représenté une femme ou un homme politique arborant une étoile jaune. Si le combat contre l’antisémitisme s’est depuis quelques années donné les moyens de démonter les prétentions historiennes des antisémites en décortiquant l’argumentaire révisionniste, il est un autre révisionnisme qui, lui, suscite encore peu d’attention à l’heure actuelle. Et il est temps que les choses changent. C’est en démontant de la même manière et avec la même rigueur les supercheries idéologiques du révisionnisme porté à l’encontre des réalités historiques de la traite négrière transatlantique, que l’on sera à même de résister aux « flots de crachats » auxquels tout raciste veut condamner toute femme noire ou tout homme noir, selon l’expression de Fanon dans Peau noire, masques blancs. Je demande par conséquent un effort que je sais être singulièrement fastidieux, mais il faut descendre « au bas de la fosse » comme dirait Césaire : il faut lire le communiqué sorti par la rédaction de Valeurs actuelles le 29 août 2020, devant la polémique qu’ils avaient soigneusement recherchée. Ainsi, pour justifier les dessins de caniveau dont ils ont parsemé leur épisode de leur « roman de l’été » (« Danièle Obono au temps de l’esclavage », dans le numéro du 27 août 2020 de Valeurs actuelles) et pour en somme dissiper tout malentendu, la rédaction remet les choses en perspective :
« Tout l’été, Valeurs actuelles a publié chaque semaine un “Roman-fiction” dont le concept était simple ; plonger une personnalité contemporaine dans une période passée, afin de faire resurgir par ce contraste certaines inepties de notre époque.Il y eut ainsi François Fillon au temps de la Révolution, Éric Zemmour à Waterloo ou encore Didier Raoult dans les tranchées de 1914. Le dernier épisode était consacré à la députée de la France Insoumise Danièle Obono, que nous avons fait “voyager” dans l’univers atroce de l’esclavage africain du XVIIIe siècle. Notre intention, transparente, était la suivante : là où les indigénistes et les déconstructeurs de l’Histoire veulent faire payer le poids de cette insoutenable traite aux seuls Européens, nous voulions rappeler qu’il n’existât pas d’unité africaine, et que la complexité de la réalité, sa dureté, était à raconter. Nous avons choisi cette élue car elle participe selon nous, par ses prises de position répétées, à cette entreprise idéologique de falsification de l’Histoire. » Ainsi donc, la traite négrière transtlantique et l’esclavage colonial, purement et simplement niés au profit de « l’esclavage africain du XVIIIe siècle », doivent être restitués, contre une « entreprise idéologique de falsification de l’Histoire ». Et pourtant, qui ignore ce que je vais préciser ici ? Il faut croire qu’ils sont nombreux, puisqu’à part les indignations de façade, personne n’a fait l’effort de relever ici la réitération ad nauseam de l’argument principal du révisionnisme construit à propos de la traite transatlantique. Il s’agit de s’appuyer, en une pseudo dénonciation de falsification, sur un argumentaire particulièrement pervers, tortueux et relevant quant à lui de la plus éminente falsification justement : rappeler que la traite a été facilitée par la complicité de certains royaumes africains et de certaines chefferies intéressées dans les razzias mandatées par les négriers, et à ce titre, nier la responsabilité initiale de ce drame. Et plus précisément encore, et de manière encore plus abjecte (tel que cela ressort de la fiction accompagnant les dessins odieux) : il s’agit de mettre la traite négrière transatlantique elle-même en concurrence avec la traite négrière arabo-musulmane, également facilitée par des complicités internes. Le double argumentaire est aussi vieux et éculé que la négation de la responsabilité des commanditaires occidentaux du plus vaste trafic d’être humains jamais entrepris, aux fins de l’exploitation esclavagiste des Amériques et des Antilles : minorer en niant une responsabilité et en évoquant une autre traite négrière, au gré des confusions les plus invraisemblables mais soigneusement entretenues. Ces arguments eux-mêmes pourraient faire l’objet d’une histoire des discours révisionnistes, et ça a déjà été le cas dans le courant actuel de l’historiographie attachée à cette période. Mais voilà, en faire l’histoire ce n’est pas le démonter avec suffisamment de force, contre ceux qui vont se servir dans les poubelles de l’histoire. À ceux-là, il conviendra de recommander une cure s’ils se sentent culpabilisés par la réalité, aussi dure que l’airain : le commerce triangulaire n’a été possible que parce que l’Occident en a été le commanditaire, l’organisateur et le bénéficiaire, sur près de trois siècles d’expéditions transatlantiques négrières et de pratique de l’esclavage le plus déshumanisant qui puisse se concevoir sur les plantations sucrières et de coton du Nouveau Monde. La complicité des royaumes africains n’est niée aujourd’hui par aucun historien sérieux, sans que jamais ne puisse se constituer là un motif de négation de la responsabilité initiale de ce carnage démographique, de cette barbarie internationalisée par les nations occidentales, la Grande-Bretagne en tête, et parmi lesquelles la France a sa part déterminante. Pas plus que n’est ignorée ou passée sous silence l’ampleur des traites arabo-musulmanes, sauf dans des esprits dérangés épris de concurrence obscène devant une histoire censée absoudre l’Occident. La déportation multiséculaire de millions d’enfants, de femmes et d’hommes des côtes ouest de l’Afrique vers les Amériques, leur réduction en servitude sur les plantations coloniales en Amérique du Nord et dans les Antilles, l’infériorisation qu’ils ont subie au gré des générations, les structures implacables de domination qui se sont abattues durablement sur eux, la précarité et la violence extrêmes de leur existence quotidienne : tout cela est un crime contre l’humanité selon une loi française de 2001 (portée par Christiane Taubira), et désormais dans la législation européenne. S’il y eut crime, il y eut des criminels, et il y eut des complices. La négation et la relativisation de cette réalité historique se parant de dénonciation d’une falsification constituent non seulement une supercherie, mais une abjection portée non pas à l’endroit des « descendants » de cette atrocité, mais à l’endroit de tout être humain, devant être solidaire de toute atteinte prononcée en négation ou en révision d’un crime contre l’humanité. Cette insulte est attentatoire à la loi et à la dignité de tous. Nier un crime contre l’humanité est un délit. Représenter une femme en esclave du XVIIIe siècle à l’appui d’un raisonnement niant les origines et le déroulement d’un crime contre l’humanité est un délit. Diffuser une opinion et des discours racistes est un délit.
Toni Morrison avait décelé dans l’incrimination raciste, la perpétuation d’une infériorisation du corps noir en « corps-esclave ». Alors bien sûr, comme Césaire, on pourrait toujours répondre : « Eh bien le nègre, il t’emmerde ». Mais le corps noir subit aujourd’hui une insulte portée à toute la société, au-delà des couleurs de peau, des phénotypes et des assignations. En 2020, en France, peut-on laisser se perpétuer l’insulte et le mépris du corps social ?