Les « lignes rouges » de Macron à la Turquie révèlent la mission néo-napoléonienne de la France.
Depuis que Napoléon a posé le pied sur les rives d’Alexandrie en juillet 1798, en se lançant dans son éphémère invasion de l’Égypte, jamais un Français n’a cherché aussi impérieusement à renverser un pouvoir régional de la Méditerranée orientale tout en faisant appel à la population locale.
Sous le nom de « Dieu, dont tout dépend », Napoléon avait fait appel au peuple et aux élites d’Égypte en assurant : « Je viens pour rétablir vos droits, pour punir les usurpateurs, et que je respecte Dieu, son prophète Muhammad et le Coran, bien plus que les Mamelouks ».
Il leur a promis l’autonomie, loin de l’influence des puissances étrangères, en déclarant aussi : « Tous les Égyptiens seront appelés à gérer toutes les responsabilités. Les plus sages, les plus instruits et les plus vertueux d’entre eux gouverneront, et le peuple sera heureux ». Il ne leur a pas dit, bien sûr, que les Français seraient les maîtres de cette apparente autonomie pendant quatre ans, jusqu’à ce que les Britanniques les forcent à s’enfuir.
Plus de deux siècles plus tard, nous avons maintenant le président Macron qui, après l’explosion catastrophique du mois dernier, a parcouru les rues de Beyrouth, la capitale du Liban, marchant parmi les décombres et consolant le peuple. Il lui a assuré que leur ancienne France bien-aimée les sauverait des terribles erreurs de son gouvernement indigène, corrompu et incompétent, en promettant d’envoyer au gouvernement libanais une feuille de route de réformes à mettre en œuvre pour se remettre sur pied.
Ce projet de proposition de réformes a récemment été envoyé au gouvernement libanais et à ses blocs politiques par l’ambassade de France. Il consiste en un schéma général des réformes nécessaires, concernant les finances, l’aide humanitaire internationale, la construction de systèmes de gouvernance améliorés, la lutte contre la contrebande et la corruption, l’amélioration du secteur de l’électricité et la reconstruction du port détruit de Beyrouth.
La France a même donné un délai pour la mise en œuvre de ces réformes en fonction de leur importance, avec des limites allant d’un mois à un an. Et elle ne s’est pas limitée à cela, puisqu’elle a également menacé les responsables politiques libanais de sanctions si les réformes ne sont pas appliquées dans les délais impartis.
Ces réformes et leurs objectifs déclarés semblent bien beaux à première vue, mais le document pose une condition sous-jacente à la renaissance du Liban : la France doit prendre la tête du processus. Paris jouerait un rôle majeur dans les réformes, proposant puis déployant ses équipes pour l’audit financier de la Banque du Liban, l’amélioration de son système de santé, la mise en place d’élections anticipées et la reconstruction du port.
Grâce à son poids diplomatique et financier, ce rôle de premier plan permettrait à la France – sous la menace de sanctions – de se positionner comme la puissance coloniale qu’elle était autrefois, plutôt que comme une nation solidaire d’une autre nation.
Les actions de Macron contre la Turquie – une puissance locale et autochtone dans la région – sont également une source d’inquiétude quant aux véritables intentions de la France. La semaine dernière, il a souligné une « politique de la ligne rouge » contre l’affirmation par la Turquie de ses droits en Méditerranée orientale, choisissant de se ranger du côté de la Grèce et de ses prétentions à envahir et à limiter sévèrement les accès de la Turquie à ses propres eaux territoriales.
En justifiant ses raisons de fixer ces lignes rouges, il a répété la vieille notion coloniale selon laquelle l’Orient ne respecte que la force et la puissance plutôt que la diplomatie. « Je peux vous dire que les Turcs ne considèrent et ne respectent que cela », a-t-il noté, ignorant le fait que c’est la Turquie qui a demandé à plusieurs reprises des négociations, alors que la Grèce a constamment refusé de s’y engager.
La Turquie a bien sûr vite identifié les manières colonialistes de la France et – bien que la Turquie ait elle-même offert son aide au Liban et à la reconstruction de son port – elle s’y oppose.
Lors d’une conférence de presse, après des entretiens avec des représentants du Kurdistan irakien, le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a déclaré que « Nous sommes allés au Liban avec un hôpital et des vivres. Macron s’y rend avec une arrogance colonialiste, en regardant de haut tout le monde, y compris le président. C’est ce que la France fait partout où elle va. Nous sommes allés à Haïti et nous avons vu la même chose. La France avait pillé le pays ».
Au cours des derniers mois, la France s’est déjà engagée dans une volonté de domination sur la politique étrangère de l’Union européenne, l’orientant en faveur de la Grèce et contre la Turquie, quelles que soient les conséquences d’une telle prise de position.
Mais les ambitions de Macron vont peut-être plus loin, et sa position anti-Turquie et anti-démocratique envers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord semble être plus qu’une simple prise de position politique. Ce dont Macron fait preuve, c’est de la vision néo-napoléonienne de la France et de sa vision du monde, qui préfère menacer ses anciennes colonies et ses rivaux et s’imposer à eux plutôt que de suivre la voie d’une diplomatie sérieuse et responsable.
Dans ses tentatives, Macron adopte une approche qui n’est pas éloignée de l’ancien modèle impérial de son pays – jouant sur les valeurs culturelles et les icônes des locales afin de les attirer délibérément dans les mains de la France. C’est ce qui ressort clairement de sa rencontre avec la célèbre chanteuse et figure culturelle libanaise Fairuz au début de son voyage, en début de semaine, à qui il a remis la Légion d’honneur.
Avec la Syrie, voisine du Liban, la France a également joué selon ses ambitions expansionnistes et coloniales, des délégations françaises s’étant rendues dans le nord-est de la Syrie pour y rencontrer des représentants de la milice kurde et des membres de la milice des Unités de protection du peuple (YPG).
Ces rencontres, ainsi que l’aide française au Kurdistan irakien, étaient des tentatives pour établir des relations avec certains des principaux acteurs d’un pays et d’une région divisés, augmentant ainsi son influence sur le devenir de ce pays.
Macron tente de faire de la France une puissance garante et un intermédiaire dans ses anciennes colonies du Liban et de la Syrie, et il serait naïf de s’attendre à ce que ses tentatives néo-napoléoniennes d’établir des lignes rouges contre les puissances régionales ne soient pas contestées.
Muhammad Hussein est diplômé en politique internationale et analyste politique des affaires du Moyen-Orient. Il est spécialisé sur les régions du Golfe, de l’Iran, de la Syrie et de la Turquie, ainsi que sur leur relation avec la politique étrangère occidentale. Son compte Twitter.
*Source : Chronique de Palestine
Version originale : 5 septembre 2020 – Middle East Monitor –
Traduction : Chronique de Palestine