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21 novembre 2024

28 minutes m’a CIA-iser ! (et c’est douloureux)


En participant à réhabiliter un agent du plus grand empire de surveillance, de torture, de meurtre extrajudiciaire au monde, potentiel criminel de guerre et adversaire de toute transparence démocratique, l’émission d’Arte, avec d’autres médias, contribue à remodeler l’image d’institutions parmi les plus répressives de la planète en gardiennes du temple de la liberté.

 

Lors de son émission du Mercredi 2 Juin, l’équipe d’Elisabeth Quin, composée de Nadia Daam et Anne Rosencher, recevait John Brennan, ancien directeur de la Central Intelligence Agency pour la promotion de son livre « Diriger la CIA : mon combat contre le terrorisme ». A la découverte de son nom et du segment intitulé à la façon d’un triste plagiat de John Le Carré, « Le maître des secrets », les mots légendaires du regretté Thierry Gilardi résonnèrent en moi à peine modifiés : « Oh [Elisabeth] ! Oh [Elisabeth] ! Pas [CIA] ! Pas [CIA, Elisabeth] ! Pas toi ! Pas aujourd’hui ! Pas maintenant ! Pas après tout ce qu[’il a] fait ! »

Comment des journalistes qui, la veille, interrogeaient un panel d’experts sur l’espionnage de dirigeants européens tel que révélé par la télévision publique danoise, peuvent ensuite accorder autant d’attention et de crédit à l’un des plus fervents acteurs et défenseurs du complexe militaro-industriel, d’espionnage et de surveillance étatsunien ? Comment une chaîne qui a documenté une rencontre sur l’avenir de la démocratie entre Edward Snowden, Lawrence Lessig et Birgitta Jónsdóttir, « figures de la lutte pour les libertés », peut ainsi respectabiliser un représentant de l’une des pires machines à réprimer au monde, fomenteuse de coups d’Etat et épandeuse de propagande ?

Le temps d’un court portrait (la « règle de trois ») et de sept questions, le vétéran du renseignement (« 36 ans et demi » de maison) est présenté tour à tour comme un étudiant ingénu postulant à « l’Agence » (surnom de la CIA) après avoir lu les petites annonces, un fonctionnaire traumatisé par le 11 Septembre, un conseiller écouté et loué par l’ancien président Obama, un acteur du raid contre Ben Laden en Mai 2011, un directeur capable, car arabophone (?!), de la « Compagnie » (autre surnom de « l’Agence »), un critique de la présidence Trump et un prescripteur de recours contre les menaces contemporaines, russe en particulier. Voilà énoncés les « moments-clés de l’histoire de la CIA » (E. Quin) à travers le parcours de « la sentinelle » (surnom de J. Brennan) avec juste, seulement, parcimonieusement deux petites ombres au tableau : l’aveuglement des renseignements américains avant le 11 Septembre et la question « la fin justifie-t-elle les moyens ?» (Guantanamo, la torture, les frappes de drones) tout-de-suite atténuée par la mention des « cas de conscience » que l’invité a confessés dans son livre. L’honneur journalistique est sauf(ve-qui-peut).

Arte n’est certes pas le seul média à brosser un portrait aussi laudatif et expurgé de l’ancien maître-espion. France Inter a fait plus ou moins le même, deux mois auparavant. L’Express donna un résumé de sa carrière bien plus court avant une interview bien plus longue sur toutes les menaces qui « guettent  la démocratie », détaillant ce qu’avait aussi écrit Le Parisien . En ne faisant qu’épouser la stratégie promotionnelle d’un bouquin par un haut fonctionnaire retraité du renseignement américain, les médias français sont encore à des années-lumière de leurs homologues d’Outre-Atlantique qui offrent littéralement des tribunes et des places rémunérées dans leurs « talkshows » à ces anciens agents du plus grand empire de surveillance que l’Histoire ait connu. Mais l’effet produit est le même : la réhabilitation de figures un temps décriées, représentantes d’institutions parmi les plus répressives et arbitraires au monde.

Comme le dit Matt Taibbi, « c’est fou la différence que peut faire une décennie. Au tournant des années 2010, Wikileaks, avec d’autres médias, publiait des milliers de documents et de comptes-rendus classifiés sur les guerres d’Irak et d’Afghanistan ». Au grand dam des services de renseignements, ils révélaient les abus commis par l’armée américaine et ses alliés. « Suivirent les fuites de câbles diplomatiques, de fichiers à propos des détenus de Guantanamo et de quantité d’autres documents qui provoquèrent entre autres les « Printemps arabes » ». En 2013, en partie inspiré par ces évènements, un lanceur d’alerte de 29 ans, employé par la NSA (National Security Agency), révélait au monde l’étendue du système de surveillance généralisée, intérieure et extérieure, promulgué par la puissance américaine, souvent au mépris de ses propres lois. L’indignation fût générale, l’image des agences de sécurité nationale durement dégradée, le débat sur la limitation de leurs pouvoirs (en démocratie) planétaire.

Moins de huit ans plus tard, Julian Assange est en prison, Edward Snowden en exil et les responsables des massifs programmes d’espionnage et de contrôle socio-économique, dont John Brennan, ont décroché de juteux contrats télévisuels et publient leurs mémoires en lustrant leur image de défenseurs de la démocratie contre « tous ses ennemis, intérieurs et étrangers » avec la complicité, ou la complaisance, des médias occidentaux.

Pour comprendre comment on en est arrivé là, Glenn Greenwald avance trois explications. La première est politique et liée au fantasme mélodramatique de la présidence Trump que beaucoup virent (ou firent semblant de voir) comme un prélude à l’établissement du fascisme en Amérique. Face à cette menace perçue (ou promue) comme existentielle pour la démocratie et la liberté, les malversations de la CIA, de la NSA ou du FBI passaient au second plan dans l’arène électorale. Il était du devoir de tout bon démocrate d’entrer en résistance et de se mobiliser pour « restaurer l’âme de l’Amérique » derrière Joe Biden, Chuck Schumer et Nancy Pelosi. Une ambition et un slogan bien plus fédérateurs que la perspective de confier la Maison-Blanche, le Sénat et la Chambre à des figures septuagénaires de l’establishment washingtonien, défenseurs comptables des actions de ces agences car au pouvoir depuis des décennies.

La deuxième explication est financière. Alors que beaucoup d’émissions et de chaînes de télévision connaissaient un affaissement de leurs audiences en 2015, la primaire républicaine, la campagne présidentielle de 2016 et la présidence du milliardaire orange permirent de redresser les comptes et de sauver les carrières de nombreuses figures médiatiques. Se présentant comme des maquisards face à une menace dictatoriale, ils arrimèrent leur audimat avec des promesses de révélations sur le grand complot qui s’ourdissait dans l’ombre contre l’Amérique et des prédictions de moments « Watergate » qui mettraient fin à l’abomination totalitaire. Pour leur fournir la matière « journalistique » propre à exciter leurs spectateurs, les agents du renseignement, actuels et anonymes ou en retraite et en plateau, étaient tout indiqués. De là découla une litanie de « breaking news » et autres « bombshell reports » (reportages-coup de théâtre) d’origines douteuses mais qui garnirent les temps d’antenne et les comptes en banque des journalistes, présentateurs, experts en contre-espionnage et consultants en sécurité nationale, couverts d’éloges dans certains cercles progressistes pour leur dévouement à défendre la démocratie.

La troisième explication, peut-être la plus sinistre, est que par le conte de la crypte trumpienne et la réhabilitation de puissantes institutions un temps décriées (CIA, NSA, FBI) et de leurs apparatchiks néoconservateurs, bellicistes et impérialistes repeints en protecteurs de valeurs universelles et humanistes, les médias épuraient l’histoire récente étatsunienne, régénéraient « l’exceptionnalisme américain » et remythifiaient la « destinée manifeste » du « phare dans la nuit » mondiale. Qui critiquerait les promoteurs historiques de violence, de non-respect des lois, de destruction et de morts puisqu’ils avaient contribué à affaiblir (plus qu’à arrêter) l’hydre néofasciste ? Pourquoi examiner et épiloguer sur les épisodes passés, de la Guerre contre la Terreur (War on terror) bushienne à l’espionnage illégal de leurs propres concitoyens, quand les menaces internes comme externes sont plus vives et diversifiées que jamais, suprémacisme blanc, fascisme islamique, volontés hégémoniques de la Russie ou de la Chine ?

En France, ce passage à la machine-à-laver l’Histoire sert le récit de la « vieille alliance » entre Paris et Washington. Quand cette dernière repose sur des valeurs communes, plutôt que sur des intérêts potentiellement divergents, elle est plus facile à promouvoir auprès de l’opinion publique. La cote de l’Amérique y était au plus bas dans les années Bush malgré le lobbying sarkozyste et néoconservateur. Puis la fascination enamourée pour Obama, chez les élites politico-médiatiques et les citoyens, n’eut d’égal que le mépris moqueur pour Trump, comme une personnification de la relation attraction-répulsion qui les lie à ce pays-continent.

L’interview de John Brennan dans 28 minutes est en cela parfaitement éclairante. Elisabeth Quin commence en lui lisant un extrait des mémoires de Barack Obama où ce dernier loue son ancien conseiller à la sécurité intérieure, la première question étant : « qu’est-ce-que ça vous inspire » [d’être ainsi complimenté par votre ex-patron] ? Le portrait de l’invité, par la « règle de trois », reconvoque l’ancien président célébrant la « force de travail légendaire » de celui qu’il nomme directeur de « l’Agence ». Obama est la figure indépassable au sourire aussi dévastateur que ses drones Predator étaient meurtriers, au « swag » aussi suave que ses Navy SEALS étaient de silencieux assassins. Son pouvoir d’attraction et son statut d’icône du cool sont décidément intacts, et ça profite à ses anciens collaborateurs.

Tout l’inverse du menteur patenté, grossier, raciste et misogyne qui lui succéda. Le point numéro trois du portrait de Brennan est d’ailleurs son avis lapidaire sur ce président « narcissique, dépourvu de principe et inapte au poste » que beaucoup aiment tant détester.

Alors que la magie séductrice opère, l’ancien espion, en bon vendeur et fin connaisseur de l’orgueil de son auditoire (ce que relève Elisabeth Quin en fin d’interview) ajoute une pincée de flatterie pour les services secrets français « très compétents », avec lesquels il a encouragé une « étroite collaboration ».

N’en jetez plus ! Qui, après ça, ne serait pas prêt à lui confier les clés de la cellule de crise à l’Elysée, les codes de la dissuasion nucléaire et les sourires de toutes les crémières de France ?

Sauf que : (bref rappel de quelques éléments historiques)

A son arrivée à la CIA, en 1980, la « Compagnie » – comme l’Amérique – entame sa « révolution reaganienne ». Finie la période de doute, de contre-culture, de remise en cause de l’autorité des années 60-70, place à l’affirmation des vertus viriles et conquérantes des USA éternels contre « l’Empire du Mal » (l’URSS). Les agences de renseignement vont être le bras armé d’un impérialisme (de nouveau) triomphant et décomplexé. Soutiens aux régimes sanguinaires du Salvador, du Chili et du Guatemala, tentative de déstabilisation du Nicaragua, armée malgré l’interdiction explicite du Congrès et financée par un trafic illégal d’armes vers l’Iran, appui logistique et financier aux combattants musulmans de tous horizons prêts à la « guerre sainte » en Afghanistan pour contrer l’invasion soviétique. Si on ne peut lier directement John Brennan à ces évènements, difficile d’imaginer qu’il ait pu baigner dans un tel climat sans s’en être imprégné ou que sa carrière aurait autant progressé s’il avait fait valoir quelque objection légaliste, éthique ou morale.

Or, après la chute du Mur et l’effondrement de l’empire soviétique, il est préposé aux briefings de renseignement auprès du président Clinton de 93 à 96, chef de station à Riyadh de 96 à 99, directeur de cabinet de Georges Tenet, patron de la CIA, de 99 à Mars 2001 où il devient directeur adjoint. Il est donc aux premières loges pour voir la progression de la menace du fondamentalisme islamique violent.

Après les attentats du 11 Septembre, alors que le président Bush lâche la bride aux agences de renseignement et de sécurité nationale pour livrer sa Guerre contre la Terreur (War on Terror), John Brennan se trouve au cœur du réacteur d’une machine infernale qui va s’emballer jusqu’à devenir presque incontrôlable : enlèvements de jeunes musulmans partout dans le monde, détention arbitraire dans des « black sites », torture systématique. La « Compagnie » met la main à la pâte propagandiste pour l’invasion de l’Irak au prétexte fallacieux d’armes de destruction massive inexistantes, espionne des citoyens américains à l’intérieur même du pays, en totale contradiction avec ses propres statuts et détruit les preuves de ses activités de torture, violant la loi, le contrôle parlementaire et les instructions présidentielles.

A la suite d’une série de scandales, dont les révélations sur le traitement des prisonniers à Abu Ghraib, « l’Agence » est étêtée. Brennan part pantoufler dans le privé. Il revient en 2009, après avoir joint la campagne victorieuse d’Obama, en tant que conseiller à la sécurité intérieure du président. C’est à ce poste qu’il se trouve dans la « Situation Room » en Mai 2011 quand les Etats-Unis assassinent Ben Laden.

En 2012, le programme des frappes de drones au Pakistan, au Yémen, en Lybie, Afghanistan, Somalie mené par la CIA depuis 2004, est révélé. Cette planification arbitraire d’assassinats robotisée est construite, supervisée, exécutée, concentrée par Brennan, sans contrôle parlementaire ou judiciaire. Il osera prétendre qu’il n’y a « aucuns dommages collatéraux » (des civils innocents morts ou blessés), un mensonge bien vite éventé, loin d’être le seul, le premier ou le dernier.

Alors que le Sénat américain a lancé une enquête sur le programme de détention et torture en 2007, la CIA, avec l’appui puis sous la direction de Brennan (en 2013), va pratiquer l’obstruction systématique. Niant, mentant, embrouillant médias et représentation nationale sur la réalité, l’efficacité et la criminalité de leurs méthodes. En 2014, « l’Agence » ira jusqu’à espionner les attachés parlementaires chargés de l’enquête (dans le but de les poursuivre pénalement) en violation flagrante de la séparation des pouvoirs et plus encore de toute éthique démocratique. Le directeur Brennan mentira à nouveau devant le Sénat et la presse avant de présenter ses excuses, sans plus de conséquence.

Dernier trait de cette esquisse d’un bilan atroce, au Moyen-Orient, qu’il connaît si bien car arabophone rappelez-vous, sa CIA finança des groupes rebelles syriens avec de l’argent saoudien. Tant et si bien que, la guerre se prolongeant, ces groupes se radicalisèrent et, ainsi que le reconnut Joe Biden, renforcèrent Daech et Al-Quaïda (qui prospéraient déjà sur les ruines irakiennes qu’ils avaient contribué à former), avec pour conséquences de nombreux attentats partout dans le monde, des réfugiés syriens par millions en Turquie et en Europe et l’une des pires crises humanitaires de ce siècle naissant.

Une telle litanie de crimes, de malversations et d’erreurs de jugement, pourtant loin d’être exhaustive, aurait dû valoir à son auteur le goudron, les plumes et l’abandon en rase campagne. Mais dans le système politico-médiatique occidental, où un scandale chasse l’autre, où l’absence de morale ou d’éthique ne condamne que les faibles et où l’accès aux puissants est l’ultime unité monétaire, John Brennan vit une résurrection. Une innocence d’à-nouveau-né que permettent ses charges contre Donald Trump, sa défense des institutions impériales américaines, sa diffusion de leur propagande et, plus récemment, son éveil à la culture « woke ». Autant d’attributs qui en font une coqueluche courue des journalistes.

Alors que beaucoup de figures médiatiques redoutent « l’américanisation » de la pensée, de la politique, de la société françaises, se sentant menacées par des débats de campus, des travaux universitaires ou des militants antiracistes, il serait judicieux de ne pas honorer les agents du pire système de domination extérieure arbitraire et répressif au monde. Les représenter en gardiens du temple des valeurs démocratiques et libérales et/ou en recours contre les menaces (même réelles) qui guettent nos nations ne peut que légitimer et répandre leur axiome : la fin (le pouvoir) justifie tous les moyens (le mensonge et le crime).

Un jour, un patron de la DGSE, au vu du manque de soutien populaire pour les interventions militaires extérieures, pourrait prétendre sans présenter de preuves qu’un « épicentre du terrorisme » se forme sur tel ou tel  théâtre, au hasard sahélien, menaçant la France, l’Europe, le monde, et favoriser ainsi la poursuite d’un soutien sans nuance aux potentats locaux. Il faut l’imaginer après ça tromper la représentation nationale, dissimuler méfaits et atrocités, décrocher un gros contrat d’édition et devenir chroniqueur sur une chaîne de grande écoute. Si ce jour arrive, God bless la France.

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