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18 novembre 2024

Il y a trente ans: La déclaration de guerre de Ghannouchi


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Rached Ghannouchi à « Arabies» :
Paris : Juin 1991
Interview réalisée par Kussai Saleh Al-DARWICH

Rached Ghannouchi : Juin 1991

L’annonce par les autorités tunisiennes, le 22  mai dernier, de la découverte d un  complot islamiste visant à renverser le régime du président Zine al- Abidine Ben Ali, a braqué à nouveau  les projecteurs de l’actualité sur Rached Ghannouchi 50 ans. Personnage controversé  s’il en est, celui qui continue d’être le chef du mouvement islamiste tunisien, Ennahda, en dépit des divergences qui ont secoué cette formation, vit en exil depuis deux ans  se déplaçant entre Paris et Alger principalement  .  Hasard ou coïncidence, Rached Ghannouchi a été gracié par le président Ben Ali  le 14 mai 1988, alors qu’ il avait été condamné le 27 septembre 1987 par  la Cour de sûreté de l’Etat aux travaux forces à perpétuité. Les relations entre Ennahda et le pouvoir  n’ont cessé cependant de se dégrader; et peu après les élections législatives du 2 avril 1989- au cours desquelles les candidats soutenus par le mouvement islamiste avaient pourtant réalisé des scores honorables-, Rached Ghannouchi décidait de prendre du champ et quittait la Tunisie où il n’est jamais retourné depuis.

Arabies l’a rencontré  récemment et fait le point avec lui sur les derniers évènements en Tunisie, mais aussi sur la guerre du golfe, le régime de Saddam Hussein; le Soudan; l’Algérie, la démocratie.

Depuis la fin de la guerre du golfe, c’est la première fois qu’un dirigeant islamiste s’exprime ainsi sur Saddam Hussein qui avait pourtant bénéficié de l’appui massif et inconditionnel du mouvement islamiste international.

Est-ce l’amorce d’une autocritique? Rached Ghannouchi veut-il faire parvenir un message aux pays du golfe avec lesquels  il entretenait de bonnes relations avant l’invasion du Koweït par l Irak?  Ou n’est-ce

qu’une position tactique qui lui est imposée par les derniers développements de la situation en Tunisie? Autant de questions auxquelles le proche avenir ne manquera pas d’apporter des réponses décisives.

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ARABIES:

Certains  milieux politiques assurent que les mouvements islamistes dans le monde arabe, dont l’influence  s’accroit de jour en jour sont partagés en deux courants: l’un qui estime qu’il peut arriver au pouvoir par la voie démocratique; l autre qui n’entrevoit que la force ou l’ armée comme moyen de prendre le pouvoir. C’ est dans ce cadre qu’a éclaté dernièrement en Tunisie l’ affaire que les autorités tunisiennes ont appelée le  » complot putschiste du mouvement  Ennahda ». Votre organisation a-t-elle donc changé de discours et de stratégie au point de vouloir utiliser l’armée pour accéder au pouvoir?  

GHAN:
Depuis dix ans nous n’avons cessé de tenter de nous conformer à la loi; tout en sachant que nous n’avions participé en rien à la mise  au point de cette loi et que celle ci avait été conçue pour servir non pas le peuple, mais une seule formation politique voire un seul individu. Malgré cela nous avons trouvé dans cette loi une légère marge dans laquelle nous pouvons nous insérer quitte à élargir progressivement le cadre jusqu’ à parvenir à une situation satisfaisante pour nous. Cette politique demeure jusqu’ à ce jour celle du mouvement mais elle n’a toujours pas abouti à ce que nous voulions,

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En fait plus nous nous renforcions plus la loi est révisée de manière à multiplier les obstacles sur notre chemin. Au point que la loi elle-même a été vidée de son contenu initial: équité, égalité, liberté.

Nos gouvernants se sont ainsi transformés en tyrans et l’ espoir est devenu un mirage. Pouvions-nous courir indéfiniment derrière un mirage? Au sein de notre mouvement, s’est développé un courant devenu majoritaire : son projet imposer la liberté. Aujourd ‘hui nous ne voulons plus réclamer à quiconque la liberté, nous voulons l’imposer par notre lutte. Nous n’attendrons plus  du gouvernement qu’il nous accorde un espace de liberté qu’il retire au moment  opportun pour lui. Actuellement notre combat vise à modifier le rapport des forces entre l’Etat et la société, car, tant que ce rapport reste en faveur du pouvoir et de l’Etat il n y aura pas de démocratie.

De l’usage de la force populaire

Arabies

Vous utilisez le terme « imposer ». Ceci suppose le recours à la force et à la violence.?

GHAN

La force peut se manifester de plusieurs manières. Il y’a la violence et le recours aux armes. Une bande; une armée ou un mouvement peut porter les armes. De  même la force est susceptible de se traduire par la force populaire ; par la pression populaire ou la transformation du peuple en une force organisée avec des objectifs clairs et radicaux de changement. La pression sur le gouvernement sera telle qu’il sera obligé de se soumettre a la volontés populaire ou d’être balayé par les  masses.

ARABIES

La mise sur pied d’une organisation politique au sein de l’armée vise-t-elle  également à changer ces rapports de force dont vous parliez précédemment?

GHAN

L’armée n’est pas une entité étrangère au peuple. Elle en est une partie intégrante. Elle est capable de ressentir l’ oppression tout comme les autres fractions du peuple . En tant que mouvement populaire  il faut s’attendre à ce que nous ayons des sympathisants dans toutes les institutions. Ils prétendent que nous avons infiltré toutes les institutions de l’ Etat les  ministères l’armée la police les douanes les média audio visuels l’enseignement , comme si nous étions une armée étrangère  mais ce pays est notre . Quant à notre organisation elle est civile et n’est pas dotée d’une branche militaire

Arabies

Ce n’est pas ce qu’en disent les journaux?

GHAN

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Les journaux  m’ importent peu . Ce n’est pas la première fois  que la presse tunisienne  fait état d un complot .Au cours des trente années de son règne le régime de Bourguiba annonçait un complot chaque année  A chaque fois le ministre de l’ intérieur se présentait devant la presse et révèle l’existence d un complot. En trois ans le régime de Ben Ali a déjà annoncé  avoir éventé deux complots. Dernièrement le ministre de l’intérieur a parlé de l’arrestation de cent officiers .Pourquoi n a-t-il pas été interrogé sur leurs noms? Il a dit que le plan comportait cinq étapes et qu’à la dernière Ennahda investirait  la rue de toutes ses forces afin de provoquer l’intervention de l’armée. C’est à ce moment que devrait se produire une opération non précisée nous permettant de nous emparer du pouvoir. C’est  au cours de cette phase que les 100 militaires auraient joué leur rôle à savoir transformer l’armée venue au secours en une armée qui mettrait en place l’Etat d’Ennahda.  Mais le ministre de l’ intérieur  n’ a pas indiqué  à partir de quelles positions allaient opérer ces militaires en question ni de quelles armes ils disposaient

Il ne l’a pas fait parce qu’ il savait que la plupart de ces militaires  n’étaient plus en fonction ; pour certains depuis trois ans  c’est à dire peu après l’arrivée de Ben Ali au pouvoir . Parmi ceux-ci certains ne sont même pas des sympathisants d’ Ennahda . En réalité Ben Ali  craint  l’armée et cherche à l’ affaiblir  en la vidant de tous ses éléments patriotiques  au profit de l’appareil de sécurité .Il n’a aucune confiance dans l armée/

ARABIES

Qu’en est-il alors du complot dont on parle?

GHAN

Le mouvement Ennahda dans son discours politique  a sa propagande et son action tend à créer dans le pays une situation de soulèvement et à imposer un changement populaire et le régime ne l’ignore pas. Pour ce qui nous concerne nous ne nions pas cette partie du complot .Car après dix années de tentatives infructueuses pour être en accord avec la loi nous avons considéré que poursuivre dans cette voie  c’est tromper  le peuple et c’est courir après des mirages. Aussi avons-nous décidé  d imposer le changement par le peuple .Ceci est vrai .Par contre ce qui est faux  c’est le chiffre de 300 détenus.  En réalité il y  a plus de 3 000 détenus .

ARABIES

Pourtant il y’ a encore peu de temps vous étiez catégoriquement opposé au recours à la violence?

GHAN

Nos méthodes n’ont pas changé. Nous maintenons le cap sur le soulèvement populaire civil .Nous ne sommes pas transformés en groupe de guérilla  armé  ni en mouvement visant à perpétrer des assassinats. La situation est bloquée sur le plan politique dans le pays  Ben Ali cherche à museler les groupes d’opposition en général et notre mouvement en particulier .Et ce n’est pas parce que nous sommes des croyants ou que notre mouvement est islamique mais en raison de notre audience populaire.

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ARABIES

Si vous étiez un mouvement communiste?    

GHAN

 Il aurait agi de la même manière .La guerre qui nous oppose à Ben Ali  n’est pas d’ordre religieux. Le régime nous en veut parce que nous avons outrepassé  les limites  qu’ il avait fixés au jeu politique .Des limites il faut le dire bien étroites et juste bonnes à constituer un décor

DISSENSIONS

ARABIES

Mais comment expliquer-vous  dans ce cas que certains dirigeants de votre  mouvement  et non des moindres aient accusé l’organisation d’opter pour le recours à la violence?

GHAN

Ces frères ne parlent  ni n’agissent en hommes libres . Leurs  actes sont conditionnés par l’oppression la peur et la terreur  qui pèsent sur eux. C’est la raison pour laquelle je ne considère  pas que le mouvement fait l’objet d’une scission mais qu’il est plutôt confronté à une attitude adoptée par des gens qui cherchent à se protéger de l’oppression.

ARABIES

Si vous Rached Ghannouchi vous vous trouviez  en Tunisie auriez vous la même position?

GHAN

Je ne peux préjuger de ce qu’aurait été mon attitude si je me trouvais à leur place je sais seulement qu’il faut que je résiste même si je suis menacé de mort. C’est ma position de principe. Mais en serais-je capable ou non  dans les faits? Il m’est impossible dans la situation où je me trouve  aujourd’hui de donner une réponse  catégorique

En tout état de cause nous assistons en Tunisie à l’heure actuelle à une répression organisée et systématique visant à étouffer  un soulèvement qui prend de l’ampleur jour après jour. Aussi les gens se rendent compte clairement aujourd’ hui que les partis politiques traditionnels qui réclament la liberté  au moyen de communiqués utilisent des méthodes qui ont fait faillite car elles  n’ont donné aucun résultat. Mais avec la Grace de Dieu nous abattrons  le régime cette fois –ci.

Arabies

Par la violence?

GHAN

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Non par les mêmes moyens dont nous avons usé pour abattre le régime précédent. Nous voulons la chute de ce régime ou sa soumission car nous voulons abattre la dictature.

Notre problème n’est pas avec Ben Ali en tant que personne mais avec un système de gouvernement individuel, dictatorial et policier

LE NOYAU D’UN FRONT PLUS VASTE

ARABIES

Actuellement la direction de votre  mouvement est éclatée. Certains de ses membres sont en prison d’autres en exil d’autres encore démissionnaires . Vous dites qu’il y  a 3000 détenus probablement,  que vos amis dans l’armée ont été arrêtés. Vous êtes isolés sur le plan intérieur tunisien par rapport aux autres partis de même que vous l’êtes au plan extérieur eu égard à votre position dans la guerre du golfe. Malgré cela vous êtes optimiste quant à la chute du régime. Comment conciliez-vous tout cela?

Ghan:

Nous sommes plus forts que Ben Ali. Dieu est à nos côtés dans notre combat contre la tyrannie . Nous sommes forts  par notre foi en Dieu.  Le faux ne peut pas durer , la vérité  finit toujours par triompher s’il se trouve des gens pour se sacrifier et mourir pour elle. Aujourd’hui Ben Ali ne gouverne pas avec équité et son régime est antidémocratique.  Son seul soutien c’est la police. Le parti destourien  s’est transformé en milice. La presse et les partis sont également devenus des instruments. Le régime de Bourguiba a évolué dans le cadre d’un projet culturel et nous étions opposés à ce projet. Mais il existait. Aujourd’ hui il n’ y  a rien de tel c’est le vide absolu. De par mon expérience je ne peux imaginer que la Tunisie puisse supporter 3000 prisonniers politiques  sans compter la crise économiques aiguë et l’expansion des courants épris de liberté dans le monde.

ARABIES

Mais Ennahda traverse une phase particulièrement difficile actuellement?

GHAN

Il est vrai que nous connaissons une passe difficile Nous devons faire face à toute une coalition qui nous est hostile. Ben Ali cherche à nous isoler politiquement. Dans le même temps je persiste à croire que cette situation est provisoire ;que notre mouvement est à même de la supporter. Plusieurs indices montrent qu’ il y a déjà un renversement de vapeur et qu’une évolution durable se dessine pour Ennahda . Les relations entre le pouvoir et les partis ne peuvent rester indéfiniment ce qu’elles sont  aujourd hui  car les intérêts des uns et des autres  sont loin d’être concordants . Pour notre part nous entretenons  de bonnes relations avec l’opposition non officielle  telle l’Unité populaire de Ahmed Ben Salah et avec des personnalités politiques comme Mohamed Mzali et d’autres. A l’heure actuelle nous envisageons  d être le noyau d’un large front uni susceptible de représenter une alternative au régime. Cela constitue une nouvelle perspective  pour nous. De même le mouvement dispose d’une profondeur stratégique internationale qu’il n’avait pas auparavant. En 1987 nous n’avions de relations ni avec l’Algérie, ni avec la Lybie ni avec aucun autre Etat.

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ARABIES

Vous aviez pourtant des relations avec les Etats Unis; avec la France et les pays du golfe 

GHAN

Je peux dire que nos relations avec la France sont aujourd ‘hui meilleures que ce qu’elles étaient auparavant

ARABIES

Et avec les Etats Unis?

Ghan

Je me suis rendu en visite aux Etats Unis. Je pense que les événements du golfe sont aujourd’ hui derrière nous et qu’un mouvement comme le notre qui se prépare  à se poser comme une alternative ne peut qu’ avoir des relations avec tout le monde.

ARABIES

Cela signifie- t il que les relations avec les USA sont rompues?

N’ y a t il pas de contacts aujourd ‘hui?

GHAN

Je n’ai jamais dit que nous avions des relations organisées avec les Etats Unis .Il n y avait rien de tel. Il existait des contacts et je ne peux pas dire qu’ ils soient interrompus aujourd’hui .Nous avons des jeunes qui poursuivent leurs études aux Etats Unis  et qui ont des contacts avec des membres du Congrès, les partis et les médias. En réalité notre mouvement n’est pas isolé. Il a tiré les leçons de son expérience passée pour développer ses relations avec d’autres parties. A l’heure actuelle plus d’une partie  qui viennent d’ être mentionnés voient dans notre mouvement une alternative acceptable.

En tout état de cause , la situation actuelle en Tunisie est à rapprocher de celle qui prévalait à l’été 1987 soit dans les derniers mois  qui ont précédé le changement.

ARABIES

Vous dites qu’Ennahda représente une alternative possible au régime. Mais le régime envisage la formation d un mouvement politique  islamiste  qui se substituerait à Ennahda et qui serait créé par les dirigeants qui ont démissionné de votre organisation?

GHAN

Ceux qui ont pris cette initiative le 7 Mars dernier ne peuvent se substituer au mouvement. Je ne considère pas que leur action comme une scission mais comme une réaction spontanée àfin de se protéger de la violence et de l oppression .D’ailleurs  je leur ai dit à ce moment là que je leur souhaitais de réussir.

ARABIES

Seriez vous disposé à coopérer avec un autre mouvement  islamiste que le régime aurait autorisé à voir le jour?

GHAN

Nous avons contracté des alliances  même avec les athées ; avec le parti communiste, pourquoi ne pourrions nous pas nous allier avec un autre mouvement islamiste?

Cela dit je pense que ces frères vont vers une impasse  car ce qui manque à la Tunisie ce n’est pas de reconnaitre un énième  parti mais de reconnaitre  le peuple

Si Ben Ali  a reconnu le mouvement islamiste  il y a un an ou deux,  il lui a retiré cette reconnaissance ultérieurement. Car la démocratie en Tunisie n’est pas un processus  d’organisation du régime sur la base de négociation de consultation et d élections .

C’est une opération de récupération de l’opposition et celui qui ne s’y plie pas est détruit.

C’est pourquoi je considère que s’il reconnait le nouveau mouvement islamiste ; ce dont je ne doute pas ,  il lui retirera son agrément  dès qu’ il sera devenu une force populaire .

 S’il est reconnu par les autorités  et qu’il se transforme  en force populaire , en quoi cela nous gênerait il? Puisque c’est exactement  ce que nous souhaitons.

Deuxième partie  LES ISLAMISTES ET LA GUERRE DU GOLFE

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