Hidroituango : désastre socio-environnemental et responsabilité internationale
5 août 2021
- 3 août 2021
- Par Laetitia Braconnier Moreno
- Blog : Le blog de Laetitia Braconnier Moreno
Le billet reprend les dénonciations faites par Isabel Zuleta* lors du forum pour la protection des leaders sociaux en Colombie. Sa version originale a été publiée pour le dossier de la Revue IdeAs « Protéger les leaders sociaux à l’ère du post-accord de paix colombien », avec l’aide précieuse de Laura Cahier, co-coordinatrice de ce dossier.
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Le projet hydroélectrique « Hidroituango » est mené dans le canyon du fleuve Cauca, dans le département d’Antioquia, en Colombie. Il affecte gravement ce profond canyon formé par deux chaînes de montagnes, la « centrale » et l’ « occidentale », jeunes et instables, qui protégeait la forêt tropicale sèche, un écosystème en voie d’extinction et les espèces endémiques l’habitant. En plus d’immenses dégâts environnementaux, ce mégaprojet a généré un impact sans précédent sur les populations des villages alentours, dont la plupart a souffert du conflit armé.
Créé en 2008, le Mouvement Rios Vivos est né en réponse aux abus de l’entreprise responsable du projet, et principalement aux expulsions violentes sans relogement des familles. Il dénonce le fait qu’un tel projet, bien que légal et public, et bénéficiant d’un soutien international, ne garantisse pas les droits des communautés d’habitants et les « revictimisent ». Le Mouvement s’emploie activement à défendre le territoire, sauvegarder les droits à une vie digne et à un environnement sain, et susciter une réflexion sur le modèle de développement auquel répond le projet Hidroituango, au détriment des droits les plus fondamentaux des communautés.
Une catastrophe socioculturelle et environnementale annoncée
Revenons sur les faits pour comprendre la crise multidimensionnelle provoquée par le projet de barrage hydroélectrique Hidroituango. En avril 2018, les Empresas Públicas de Medellín (EPM), en collaboration avec la Gobernaciónd’Antioquia, la plus haute autorité de l’État au niveau départemental, responsables du projet, ont commencé à inonder le réservoir en bloquant un fleuve géant – le fleuve Cauca. Or, l’inondation a eu lieu alors que les travaux nécessaires à une opération d’une telle ampleur n’étaient pas encore terminés.
Ainsi, ces travaux comprenaient la fabrication d’un mur de 225 mètres de haut et impliquaient une machinerie pour huit turbines – devant générer 2 400 MW d’énergie – avec un gigantesque réseau de tunnels à l’intérieur de la montagne, des centaines de ponts, des zones de dépôt et des kilomètres de nouvelles routes, une extension de soixante-dix-neuf kilomètres devant être inondée, plus de trente hectares touchés, des camps pouvant accueillir cinq mille travailleurs, trois énormes lignes de transmission à haute tension, des sous-stations, des cimenteries et toutes sortes d’installations connexes
Ces travaux ont été initiés malgré la présence de sept failles géologiques, la plupart d’entre elles étant actives, sans aucune certitude quant à la stabilité de la zone. En outre, l’aval de l’Autorité nationale de permis environnementaux (ANLA) faisant défaut, celle-ci a ordonné la conduite d’une expertise, revenue à la société de conseil international Pöyry.
Les communautés se sont d’emblée montrées méfiantes vis-à-vis de ce contrat pour de nombreuses raisons : d’abord, le rapport d’expertise était payé par l’entreprise responsable du projet Hidroituango, Empresas Públicas de Medellin ; ensuite, cette société de conseil est connue en Amérique latine pour fournir des services d’ingénierie à des projets énergétiques, miniers et d’infrastructure si controversés qu’elle s’est vue été obligée de changer de nom ; enfin, le contrat la liant avec EPM a été modifié à cinq reprises, sans qu’aucun résultat n’ai été présenté.
Face à ces irrégularités et avant l’inondation, le Mouvement Rios Vivos s’est fait accompagner d’un collectif d’avocats pour faire annuler le permis environnemental finalement accordé à Hidroituango par l’ANLA. Ainsi, outre l’expertise ordonnée par l’autorité environnementale, un juge de contrôle de garanties, le juge 75 du tribunal pénal de Bogota, a ordonné le 18 juin 2019 la réalisation d’une étude indépendante pour statuer sur la stabilité du massif rocheux et la viabilité du projet, au moyen d’une « table de négociations techniques » devant intégrer les victimes du projet. Le 11 décembre 2020, le même juge a confirmé les mesures préventives visant à protéger les habitants affectés, établissant les nombreuses infractions commises par l’État colombien.
Pourtant, malgré les incertitudes et les risques connus, les constructeurs ont inondé et détruit des milliers d’hectares de terres, dès le mois d’avril 2018 sans avertir les familles ayant toujours habité le territoire. De surcroît, EPM a pris la décision de commencer à remplir les tunnels en les bouchant avec du ciment, sans avoir terminé le mur du barrage, le déversoir ni même le tunnel de décharge intermédiaire qui était chargé du débit écologique.
En raison de ces graves manquements aux diligences requises en période de pluies torrentielles, l’opération a échoué.
De nombreuses familles ont été piégées par les eaux, en raison des bouchons de ciment les empêchant de circuler dans les deux tunnels de déviation, tandis qu’un troisième tunnel n’a pas résisté à la pression et s’est effondré. La population en aval du mur a été évacuée, et celle en amont secourue ; dans les deux cas, elle été abandonnée à son sort après une intervention institutionnelle minimale.
La zone s’est encore déstabilisée en raison de ce remplissage soudain. Le 16 mai 2018, le tunnel qui s’était effondré s’est débouché pendant quelques minutes et a produit une avalanche. Celle-ci a détruit des maisons et des infrastructures communautaires telles que des ponts, des hôpitaux, des écoles, des églises et des cimetières comprenant parfois des sépultures de victimes du conflit armé. Les ponts bloqués ont coupé les routes entre les deux rives du fleuve Cauca. L’économie s’est effondrée : les moyens de subsistance des communautés ont été noyés, et les pêcheurs et bateliers ont perdu leur maison et leur travail. Des milliers de familles de plusieurs villages ont été livrés à une situation de misère, d’insécurité alimentaire et d’angoisse permanente, sans garantie de relogement ni moyens de subsistance décents.
Les communautés habitants le territoire de manière précaire ont perçu le blocage de ce grand fleuve comme un acte de mépris pour leur humanité et continuent depuis lors à faire face à de nombreuses insécurités.
Revictimisation et résistance de la communauté
Après ces dommages commis à l’encontre des habitants et de l’environnement, aucune mesure de réparation n’a été adoptée pour les personnes déplacées, qui se trouvaient déjà dans une situation de vulnérabilité avant le projet. En effet, comme fait aggravant, ledit projet hydroélectrique se construit dans une zone où la population a souffert de la guerre et continue d’être victime du conflit territorial entre groupes armés illégaux.
Au moins 60 % des habitants de la zone touchée par le barrage ont été victimes du conflit armé. 2904 personnes ont été portées disparues depuis les années 1980. La Juridiction spéciale pour la paix, compétente depuis 2017 pour juger certains responsables du conflit colombien, a ainsi été conduite à prendre des mesures de prévention sur ce territoire afin de mener à bien ses enquêtes pour les droits des victimes.
Le barrage et les déplacements forcés qu’il a engendrés violent en effet la mémoire collective locale du conflit ; à la suite des inondations, les fosses communes et les sites d’inhumation où reposent des corps non identifiés ont été menacés de destruction. La disparition de ces traces matérielles, déjà difficiles à exploiter, portent atteinte au droit à la vérité et à la justice des familles qui recherchent leurs proches depuis des décennies.
L’alarmante actualité montre que ces crimes n’ont pas cessé ; des leaders communautaires et défenseurs des droits humains continuent d’être assassinés et enlevés par des groupes paramilitaires qui font régner la terreur sur toute la communauté, et pas seulement sur les membres des mouvements sociaux.
À la fin du mois de juillet 2021, plus de 4000 personnes ont été sommées par des acteurs illégaux de quitter leurs fermes, logements et bétails dans une trentaine de hameaux. Les familles se sont retrouvées confinées dans le village d’Ituango, en proie à une situation d’urgence humanitaire pendant plusieurs jours, avant de regagner leurs territoires dans un climat d’incertitude et d’insécurité.
La permanence des acteurs criminels montre, pour les communautés, que l’État, d’une part, n’a pas de contrôle sur le territoire, et d’autre part, la prédominance de la figure de l’État corporatif : la société EPM prend des décisions de toutes sortes, y compris en matière de mobilité et de sécurité.
Les communautés touchées par cette violence sociopolitique exercée par l’État se sont organisées en 2008 au sein du Mouvement Rios Vivos, une association qui regroupe 17 groupes de pêcheurs, mineurs artisanaux, paysans, femmes et jeunes. Elle s’est formée en réponse aux abus de l’entreprise de construction, et principalement aux expulsions sans relogement des familles et à l’emploi abusif de la force lors de ces expulsions.
Les demandes de ses membres reposent en premier lieu sur la mise en place des conditions de dialogue entre l’entreprise et le Mouvement pour la garantie et la protection de leurs droits. Ils considèrent ce dialogue comme un vecteur de protection et de participation aux décisions qui les concernent, notamment en matière de droits de l’homme et de l’environnement.
Le Mouvement a commencé par tenter d’être écouté par les entreprises et les banques, en communiquant des données concrètes sur les impacts et les risques de ce mégaprojet. Ses membres ont insisté en particulier sur le contexte du conflit armé et les implications de tels investissements dans une zone semée de mines antipersonnelle, dont l’histoire est marquée par des disputes territoriales continues entre les acteurs armés, des assassinats, des centaines de massacres, et des milliers de personnes disparues. Puis les leaders du mouvement ont commencé à exiger le retrait des investissements et la réparation intégrale des personnes déplacées.
Un projet légal et public impliquant des responsabilités internationales
Il convient de noter que le projet Hidroituango est un projet public, est exécuté par une société publique – EPM – dont la majorité des actions provient de la gobernación d’Antioquia. Or, s’opposer à un projet public a des conséqueces particulières : dans ce cas, la communauté ne prend pas le risque de s’opposer à des activités illégales, mais légales, et le rôle de l’État en tant que médiateur, protecteur et garant des droits, est dissout dans ses conflits d’intérêts. Il privilégie le possible profit au bien-être des communautés, à tel point que le système interaméricain des droits de l’homme s’est fait l’écho des revendications émanant du territoire, exhortant l’État à être le garant du droit à la vie de ces leaders.
En outre, 64 % du projet est financé par des ressources internationales telles que la Banque interaméricaine de développement (BID) et des banques privées, dont la banque française BNP Parisbas. Ces investissements publics et internationaux, en tant qu’entités légales, ont eu un impact sur les déplacements ainsi que sur les activités illégales des acteurs armés, en particulier les paramilitaires.
En ce sens, tous ces acteurs participent au même « environnement de déprotection » et à « l’écosystème de violence »[1] qui oblige la population à se déplacer ou à rester sur le territoire malgré de multiples risques. Ríos Vivos considère ces entités comme responsables de la catastrophe sociale et environnementale d’Hidroituango, dans la mesure où elles ont été informées des risques lorsqu’elles ont investi dans un projet qui a affecté des communautés victimes du conflit armé et violé leurs droits.
Parmi les tentatives mises en œuvre pour se protéger, plus de 400 habitants de la région ont déposé en 2018 une plainte officielle auprès du mécanisme indépendant de consultation et d’enquête de la BID. Cependant, bien qu’une enquête de cinq experts internationaux soit en cours pour déterminer si le projet est conforme ou non aux politiques de la BID, ce mécanisme n’envisage pas la possibilité de résoudre le problème en profondeur et de réparer les communautés affectées. Dans la plupart des cas, malgré les enquêtes et les nombreuses preuves contenues dans les plaintes, les entreprises et les banques refusent de reconnaître les dommages que le projet continue de causer à la population.
Un conflit socioculturel, environnemental et spirituel
Ce conflit se situe également sur le plan socio-environnemental et culturel : il met à l’épreuve des visions concurrentes du développement ; les défenseurs et défenseuses de l’environnement et de la nature sont confrontés à ce qu’ils considèrent comme une culture majoritaire de destruction.
Au-delà des contentieux juridiques, le Mouvement invite à repenser le territoire à travers des rencontres et des actions éducatives. Entre autres exercices pédagogiques, ses leaders ont amené la communauté à participer à des activités autonomes de reforestation pour récupérer des phénomènes écologiques détruits.
Avec l’aide de pêcheurs connaisseurs des dynamique fluviales, l’organisation a travaillé à la récupération de la diversité des cours d’eau. L’un des fondements du mouvement réside dans la reconnaissance des connaissances ancestrales des communautés, ce qui, dans la pratique, permet la récupération effective des écosystèmes.
Les dommages territoriaux, ainsi que l’inondation des corps des personnes disparues, affectent également la vie spirituelle[2]. Pour y faire face, les participants du Mouvement ont inscrit dans leur répertoire d’action des initiatives accompagnant le deuil et la recherche de personnes victimes de disparitions forcées. Ríos Vivos cherche aussi à susciter une réflexion sur les dommages et les représailles qui continuent d’être subis dans les territoires.
Des mécanismes autonomes pour protéger la vie
Bien que ces espaces de dialogue et réflexion constituent un premier pas vers leur respect et leur protection, la communauté n’a pas été accompagnée dans ce sens. La question de la sécurité est l’un des autres défis qu’elle doit elle-même prendre en charge. Près de 800 personnes dans la région ont en effet besoin de mesures de protection en raison des menaces qui leur sont adressées.
Ce besoin de protection collective se situe en rupture avec les mesures individuelles prévues par les entités étatiques compétentes pour protéger les leaders, lesquelles sont insuffisantes lorsque les personnes travaillant dans un collectif sont menacées. Cette incompréhension institutionnelle a conduit la « coordination du territoire », composée des principaux responsables du Mouvement, à élaborer un plan collectif d’anticipation des situations à risque. C’est ainsi qu’ils ont consolidé une stratégie autonome de protection humanitaire, dans une ferme de la municipalité de Tolède, où résident des dirigeants menacés.
Le but principal de cette coordination, en accord avec les exigences culturelles de Ríos vivos, est d’assurer que les communautés puissent continuer d’habiter dignement leur territoire. Bien que les habitants considèrent être les plus à même de penser un plan de sécurité et de protection adéquat, ils demandent à l’État de soutenir ce contrôle territorial et ces mesures de sauvegarde, et d’être le garant de leurs droits.
Au-delà des mécanismes de protection matérielle, ils exhortent l’adoption de mesures politiques différentielles s’adaptant aux particularités du territoire, afin de générer un environnement protecteur. Ces mesures politiques sont considérées comme les seules susceptibles d’impulser les changements structurels requis.
Le Mouvement cherche finalement à positionner dans l’opinion publique une réflexion sur la politique minière et énergétique colombienne et le modèle de développement dominant. Il invite à réfléchir à d’autres formes d’énergie et de se demander : pourquoi ces projets sont-ils développés, qui en bénéficie, et à quel coût social et environnemental ? Du point de vue des leaders, la difficulté du dialogue avec les entreprises et les acteurs étatiques trouve sa source dans un modèle de développement hégémonique qui ne semble pas laisser de place à la diversité.
[1] Sur le concept d’écosystème de violence”, ver intervención de Joséphine Lechartre y Guillermo Trejo: « Regard compararé: Écosystèmes de violence locale au Mexique et au Guatemala. Contributions pour la Colombie » lors du forum: “La protección del derecho a la vida de los líderes sociales en Colombia. Una problemática Nacional y un desafío internacional”. 30 juin 2020.
[2] Les standards interaméricains avertissent, entre autres, sur les conséquences spirituelles et culturelles des dommages territoriaux provoqués par les entreprises: https://www.oas.org/es/cidh/informes/pdfs/EmpresasDDHH.pdf
* Isabel Cristina Zuleta est une sociologue, écologiste populaire, féministe communautaire et activiste colombienne, porte-parole du Mouvement Rios Vivos, qui agit pour la défense du territoire et des communautés affectées par le projet hydroélectrique Hidroituango. En 2018, le Mouvement Rios Vivos Antioquia a reçu le « Prix des défenseurs » décerné aux organisations qui consacrent leur vie à la défense de leurs communautés d’origine.
Faire un don pour les communautés affectées: https://riosvivoscolombia.org/donaciones/