Christophe Oberlin, chirurgien au service du peuple palestinien
21 février 2022
Christophe Oberlin, chirurgien au service du peuple palestinien
Dans ce très beau récit, qu’il nous a envoyé, Christophe Oberlin explique comment il est devenu “propalestinien”. Il évoque son premier séjour à Gaza, la cinquantaine de missions qui ont suivi, ses témoignages, ses livres, son objectif : donner un visage et une voix aux Palestiniens.
(Le titre de l’article a été choisi par la rédaction de ce site. )
Christophe Oberlin, 29 octobre 2021
J’avais quinze ans en 1967. Comme la plupart des jeunes de mon époque, j’ai applaudi aux « exploits » de l’armée israélienne « seule contre 27 millions d’Arabes », capable des « plus grandes audaces », armée dont les soldats « dormaient trois heures par jour » et dont les officiers, « attaquaient en tête de leurs soldats ». J’ai rêvé avec Paris Match devant l’image du soldat juif touchant « pour la première fois depuis 2 000 ans » le Mur des Lamentations. Plus tard, lors de séjours de plongée sous-marine en mer Rouge, sur les routes du Sinaï, j’ai vu descendre des énormes camions de l’armée israélienne de belles jeunes filles soldates. Et j’ai cru aimer ce nouveau pays.
Puis le temps a passé. Je n’arrive pas à me rappeler l’instant précis où les premiers doutes m’ont effleuré. Dans le milieu qui était le mien, le monde musulman n’existait pas, et je m’étais laissé imprégner jusque-là par cette méfiance globale qui préside depuis des siècles aux rapports entre « l’Orient » et « l’Occident ». Et puis j’ai vu pour la première fois les photos des Palestiniens expulsés, poussant des charrettes en bois devant le canon pointé des fusils des milices juives. Ils n’étaient donc pas partis « de leur plein gré ».
Décembre 2001
Classé monument historique, le pont levant du canal de l’Ourcq à Paris ne manque pas de caractère.
Construit à la fin du XIXe siècle, il fait partie de ces témoins d’une époque où la révolution technologique de la fonte et du fer, alliée à l’intelligence des ingénieurs et aussi à un indiscutable sens artistique repoussaient sans cesse les limites du possible. Le canal de l’Ourcq était alors sillonné par des péniches de plus en plus longues et hautes, et pourtant il fallait bien passer à pied et en voiture d’un côté à l’autre du 19e arrondissement. Lever à six mètres de hauteur un pont de plusieurs dizaines de tonnes n’apparut alors pas un problème. Question d’hydraulique. Cent ans plus tard, le pont monte et descend toujours, ne livrant plus passage qu’aux bateaux des touristes et à de rares péniches.
À une encablure du pont, deux « magasins généraux » jumeaux bordent le canal, beaux hangars vestiges de cette architecture industrielle de qualité. Au début des années 1990, l’un d’eux fut ravagé par le feu. Paris s’en émut, et son maire jura sur le champ que le bâtiment « serait reconstruit à l’identique ». En attendant, c’est un terrain vague, qui rend service aux marginaux et aux parias. Le chapiteau d’un cirque y est planté depuis quelques semaines. Ce soir, c’est relâche, et la salle a été sous-louée à de plus parias encore. Une réunion publique consacrée à la Palestine oubliée. C’est Marcel-Francis Kahn qui l’anime. Francis est l’un des fondateurs de l’Association Médicale Franco-palestinienne, l’ancêtre de l’AFPS1 actuelle. Il est aussi mon voisin : son service de rhumatologie est situé à l’étage en dessous du service d’orthopédie qui m’emploie à l’hôpital Bichat de Paris. Je suis séduit et un peu curieux de voir ce médecin réputé descendre dans l’arène du social, du politique, du scandale que constitue la situation faite aux Palestiniens.
Nous sommes 150 environ. Francis s’en félicite : « L’an dernier, nous aurions été beaucoup moins nombreux ». Il y voit le signe d’un frémissement de l’opinion. La réunion débute. J’apprends. Un ami marocain qui m’accompagne fait part de sa satisfaction d’assister en France à une rencontre consacrée aux oubliés de Palestine. Fernand Thuil, qui s’acharne à jumeler villes et villages de France avec des camps palestiniens, 75 déjà, nous conte son dernier voyage. Il nous parle des roses de Gaza, « si belles qu’elles sont destinées à l’exportation ». Au Xe siècle, je l’apprendrai plus tard, les voyageurs et historiens arabes Ibn Haukal, al-Mas’udi et al-Muqaddasi avaient déjà manifesté leur émerveillement devant
« une terre arrosée par les pluies et la rosée, ne nécessitant pas d’irrigation artificielle, les olives, les figues séchées, les fruits de caroubier, les 2 000 sycomores qui sur trois kilomètres bordent la route de Rafah vers Gaza, les étoffes de soie mélangée et de coton, le savon et les mouchoirs ».
Gaza n’est pas une « bande de terre », parsemée de « camps de réfugiés », qui mènent de temps à autre « des opérations terroristes en Israël ». Je pose une question sur le droit au retour. Francis explique, c’est le mot droit qui est important.
Au sortir de la réunion, Francis m’interpelle. Je suis chirurgien, spécialisé dans la réparation des séquelles de traumatismes sévères :
« Avec ta spécialité, tu pourrais être utile là-bas. Je pars avec un petit groupe de professeurs de l’Assistance Publique de Paris. Veux-tu te joindre à nous ? »
Et nous voilà partis, un matin de décembre.
Francis est l’ami de toujours des Palestiniens. Il fut aussi de tous les combats : l’Algérie, le Vietnam, l’Afrique du Sud. Il a fait de la chasse sous-marine avec Fidel Castro. Fidel se faisait accrocher des poissons à la ceinture, afin de ne pas revenir bredouille et rester, même sous l’eau, le Lider Maximo ! Michel Revel, chef du service de rééducation de l’hôpital Cochin à Paris nous accompagne. Son attachement à la cause palestinienne l’a conduit à parrainer une fillette dont le père avait été assassiné par les Israéliens. Nous visiterons la fillette à l’école, puis sa mère dont nous ne verrons que les yeux. Quinze ans plus tard, je retrouverai la jeune fille, parfaitement anglophone et titulaire de deux masters. La photo de Michel Revel est toujours en évidence sur le meuble du salon. Jean Bardet, chef du service de cardiologie de l’hôpital Saint-Antoine à Paris et député RPR (droite chiraquienne) est aussi du voyage. La divine surprise, c’est François Maspero, éditeur et écrivain mythique, dont nous allons partager pendant quelques jours la vie, les réflexions et les silences.
La nuit est tombée sur l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv. L’avion de la compagnie israélienne était à moitié vide, l’ambiance morne, l’attente brève devant le guichet des policières. « Quelle est la raison de votre visite en Israël ? » Francis, la pile de passeports en main, a presque l’air de s’excuser : « Nous sommes un groupe de médecins qui se rend à Gaza ». « Ils manquent donc de médecins à Gaza ? » Moue dédaigneuse, coups de tampon.
Après les autoroutes illuminées d’Israël, nous entrons dans la bande de Gaza par une nuit d’encre. L’électricité est coupée, les routes défoncées. À peine arrivés, nous sommes appelés à une réunion convoquée par le ministre de la Santé palestinien, le Dr Riad el-Zanoun. Une longue table carrée occupe tout l’espace d’un sous-sol sombre. On distingue à peine le visage des participants. Outre le ministre, une vingtaine de personnalités nous attendent : directeurs d’hôpitaux, chefs de service, personnels de santé. L’électricité revient. Le ministre nous présente un Powerpoint des méfaits de la deuxième Intifada : en une année, déjà 1 000 morts et 35 000 blessés. 40 % de ces blessés sont atteints au niveau des membres : du travail pour les chirurgiens orthopédistes.
Nous logeons en bord de mer dans un hôtel dont nous sommes les seuls clients. Les serveurs, nombreux, se pressent pour prendre soin de nous. Malgré l’hiver, nous sommes irrésistiblement attirés par la terrasse d’où l’on perçoit le murmure du ressac. Un avion israélien passe à basse altitude, tous feux allumés, suivi d’une explosion assourdissante. « Le mur du son ? » propose le moins aguerri d’entre nous. Regard réprobateur des autres : une bombe vient d’être larguée sur la ville de Gaza. D’autres avions surgissent, précédés du bruit de tondeuse à gazon des drones qui désignent les objectifs. L’horizon s’illumine d’éclairs intermittents. C’est sur Rafah, à l’extrême sud de la bande de Gaza que l’on se venge ce soir. En remontant dans ma chambre, j’allume la télévision : j’assiste au bombardement retransmis en direct par les caméras de la chaîne al-Jazira postées en permanence sur quelques immeubles de grande hauteur. Le lendemain la chaîne France Info ouvrira son journal du matin sur ce titre : « Tapis de bombes sur la bande de Gaza ».
Nous visitons le port de Gaza dont les bâtiments, financés par l’Union Européenne, viennent d’être entièrement détruits par les bombardements israéliens. Il parait que le consul de France à Jérusalem Est, Denis Piéton, au charisme reconnu (il est le véritable meneur à Jérusalem des représentants des pays de l’Union), a eu du mal à réprimer sa colère lorsqu’il a visité les gravats. Mais on s’habitue à tout.
Dans l’après-midi, nous tenons réunion avec Haidar Abdel Shafi, le leader indépendant auquel Arafat avait confié la direction de la délégation palestinienne aux discussions de Madrid en 1991. Abdel Shafi avait démissionné lorsqu’il s’était rendu compte qu’Arafat négociait lui-même directement en parallèle. Abdel Shafi est accompagné par le Dr Eyad Feraj, un psychiatre renommé. Selon une étude récente qu’il a menée sur 3 000 enfants, 40 % ont déjà vu – de leurs yeux vu – le cadavre d’un parent ou d’un voisin assassiné par l’armée israélienne. Tandis que nous devisons, retentit une énorme explosion. Un « bam » assourdissant. Rien à voir avec les illustrations sonores des films de guerre classiques. Un son infiniment plus clair et surtout beaucoup plus court. Une sorte d’énorme pétard du 14 Juillet. Certains se précipitent pour ouvrir les fenêtres, « afin d’éviter les bris de verre qui pourraient nous blesser ». Les Palestiniens observent avec attention notre réaction. Pour ma part je suis choqué, au sens britannique du terme :
« Comment un pays prétendument civilisé ose-t-il larguer une bombe au cœur même d’une ville, et en pleine journée ? »
Eyad Feraj allume nerveusement une cigarette et la conversation reprend. Le plus politique d’entre nous, le député, ne dit pas un mot car il ne parle pas anglais. François Maspero ne dit rien non plus, mais par principe. François ne desserrera d’ailleurs pas les dents lorsque nous serons reçus quelques jours plus tard à la résidence du consul de France à Jérusalem Est. Il a bien essayé de se défiler, arguant « qu’il n’avait pas de veste » : je lui ai prêté l’une des miennes ! En fait, François ne pose pas de questions. Il prend peu de notes. Il observe de son œil noir et n’en pense pas moins. Le soir, ou lorsqu’un moment s’y prête, il sort son cahier d’écolier et commence lentement à écrire. « Je ne suis pas un écrivain », dit-il, « j’avais plus de 50 ans lorsque j’ai écrit mon premier livre ! Je ne connais rien à la littérature ».
Au cours de ce temps passé avec notre équipe, hétéroclite, j’apprécie d’échanger avec les uns et les autres. Nous sommes embarqués sur le même bateau, on ne s’en échappe pas. « Il faut toujours choisir ses compagnons de voyage », me dira plus tard François Maspero. Car j’aurai la chance, le plaisir, de repartir avec lui en Palestine. Il me suivra lors d’une autre mission, se glissant dans l’équipe de médecins et d’infirmières. Afin de ne pas risquer de me nuire, François me demandera d’obtenir l’accord du président de Médecins du Monde. Sollicité, celui-ci se déclarera enchanté de la proposition et rendez-vous sera vite fixé pour déjeuner ensemble dans l’un des restaurants les plus chics de Paris ! François, fidèle à lui-même, s’y rendra comme un veau à l’abattoir.
Voici comment s’est déroulé mon premier séjour à Gaza. Le bilan : une folle envie de retourner sur place, et aussi une capacité : « Toi au moins, me dit le rhumatologue Francis Kahn, avec ta spécialité, tu peux être très utile ». Il avait raison. A la suite de notre voyage commun, François Maspéro publie une tribune dans le journal Le Monde. Mon nom est mentionné. Et je reçois très vite la visite de deux médecins « humanitaires » parisiens : Philippe Luxereau cardiologue et Christophe Denantes anesthésistes, tous deux à la recherche d’un chirurgien spécialisé en chirurgie réparatrice des membres. Avec le second, nous ferons trois missions par an à Gaza entre février 2002 et mars 2020. Les restrictions israéliennes imposées dans le cadre de la pandémie de Covid nous bloqueront alors durablement. Une cinquantaine de séjours donc, avec trois principes : travailler avec des médecins palestiniens dans des hôpitaux publiques palestiniens, développer un programme d’enseignement pour une transmission la plus complète possible des compétences, trois séjours par an, et quelques soient les circonstances, état de guerre ou pas.
Deux semaines après mon premier séjour, je suis invité à témoigner dans une réunion publique à Paris dans le XVIIIème arrondissement. « Pourtant, il y a des journalistes pour ça, plus informés et compétents ? » Je m’aperçois très vite que ceux qui comptent sont basés à Jérusalem. Leur production m’incitera rapidement à résilier la plupart de mes abonnements, et à ne plus écouter les informations radio ou télé, jusqu’à ce jour. Et s’ajoute une dernière règle : accepter de porter témoignage, au risque de se voir refuser par Israël l’entrée vers Gaza. Des témoignages qui me vaudront exclusion successive de deux ONG françaises, Médecins du Monde puis Aide Médicale Internationale.
L’idée directrice du témoignage est de produire une réalité de ce que sont et vivent les Palestiniens de Gaza. Comme le disait François Maspéro, un Palestinien tué par l’armée israélienne, ça n’émeut personne. Par contre lorsqu’on apprend qu’il s’agit d’un enfant, d’un enseignant ou d’un ingénieur, c’est la compassion, l’incompréhension puis l’indignation chère à Stéphane Hessel. Il fallait donc donner un visage et une voix aux Palestiniens que j’avais la chance de rencontrer. Au travers de conférences, de l’écriture d’articles, mais aussi de livres. Le bistouri du chirurgien ne suffisait pas. Il fallait aussi travailler, étudier, lire, et, « bénéficiant » de ces séjours réguliers sur le terrain, trouver du temps pour exploiter le privilège de pouvoir pénétrer un territoire assiégé. Rencontrer des Palestiniens qui me diraient leur histoire et leurs espoirs. La couverture d’un livre de l’historien Philippe Prévost2 est un beau symbole : un keffieh drapé avec soin autour d’une tête dont le visage a été effacé. Une sorte d’homme invisible qui aurait enrobé sa tête d’un keffieh. La Palestine, les Palestiniens, n’ont pas de visage. J’ai essayé, très modestement et à mon échelle, de leur en donner un.
Il convenait dès lors de travailler dans un ordre logique. Ignorant du sujet, j’ai considéré mes futurs lecteurs comme également ignorants. Apprenant, j’ai voulu aussi faire œuvre de pédagogie. C’est ainsi que neuf livres ont été publiés.
Avant d’écrire sur les Palestiniens, il m’a semblé plus réaliste de parler d’un Palestinien. L’un d’eux s’est imposé d’emblée : Mohamed Rantisi3. Alors que nous opérions dans la ville de Gaza, très vite sont venus des appels de Khan Younis. Le chirurgien local Mohamed Rantisi réclamait notre venue à cors et à cris : « C’est ici qu’il y a le plus de blessés, c’est ici qu’on a besoin de vous ». Il n’avait pas tort. Khan Younis et Rafah, à la frontière égyptienne, étaient régulièrement bombardés par les avions israéliens. Lorsque nous avons bougé, Mohamed et le directeur de l’hôpital Haidar El Kedra, ne nous ont plus lâchés. Consultations, enseignement, création d’un laboratoire d’entrainement à la microchirurgie, externalisation à Gaza des deux diplômes d’université dont j’étais responsable à la faculté Bichat à Paris. Après un cursus de deux ans, 120 heures de cours et deux examens oraux, une douzaine de chirurgiens de la Bande seront diplômés. Mohamed Rantisi recevra une bourse de la Société Française de Chirurgie de la main, et passera 3 mois à Paris chez nous, tout en me suivant à l’hôpital. Bien que Mohamed soit un musulman pratiquant, curieusement ce n’est pas lui, mais un autre visiteur, Libanais, qui sera surpris par une secrétaire alors qu’il faisait sa prière dans le service, et immédiatement signalé à la police… C’est au cours de ces trois mois que Mohamed me raconte sa propre histoire, depuis la déportation de ses parents en 1948, les études de médecine au Bangladesh, l’interpellation par l’armée israélienne à son retour (il est le frère d’Abdelaziz Rantisi membre fondateur du Hamas), la torture dans les prisons israéliennes, celle « qui ne laisse pas de traces », mais qui nécessite la présence permanente d’un médecin, russe ces jours-là. Rien que de très classique me diront mes amis palestiniens de Paris lorsque je leur présenterai le livre. Chaque palestinien a une histoire. Et puis, en avril 2004, alors que nous étions au bloc opératoire, les images en direct d’Al Jazeera : l’assassinat de son frère. Des moments que l’on n’oublie jamais. Comme Abdelaziz n’avait pas oublié son oncle, abattu sur le devant de sa porte par l’armée israélienne en 1956.
Donner un visage, c’est aussi donner des racines. Gaza n’est pas une longue plage, une simple bande jaune sur une carte de Méditerranée orientale. C’est aussi le point de coalescence entre l’Afrique et le continent euro-asiatique, l’un des plus anciens sites d’implantation humaine en dehors de l’Afrique. Et voilà qu’un livre me tombe dans les mains. Il était niché dans l’accueillante bibliothèque de la Marna House, cet hôtel qui nous accueille à chacun de nos séjours, en réalité une sorte de pension de famille construite par la veuve d’un soldat anglais de l’armée d’Afrique. Gaza at the crossroads, sous la plume d’un journaliste anglais, Gerald Butt, basé à Chypre et correspondant de la BBC. Comme je le supposais, Gaza n’existe pas seulement depuis la colonisation du Proche-Orient. Le moindre coup de pelle dans le sable, et l’archéologie jaillit. Les Cananéens, les Hyksos, les Apirous, les Assyriens, Babyloniens, Perses, Grecs, Romains, chrétiens, musulmans, croisés… Et même Napoléon qui échappa de peu à la mort à Khan Younis en 1799.
Aussitôt lu, bien vite traduit4.
Chaque séjour à Gaza ne peut faire l’objet d’un livre. Mais un ou plusieurs articles, parus dans différentes revues ou sur le net, constituent l’occasion de rassembler des rencontres, des événements petits ou grands, des chroniques donc, écrites au jour le jour sur dix années écoulées entre 2001 et 2011. Certains personnages ont disparu, d’autre sont toujours là. Leur parole, avec le recul du temps, est chaque jour plus précieuse5. « Croyez-vous, disait en 2007 l’un des responsables du Hamas, que les Américains resteront indéfiniment en Afghanistan ? »
Marj el Zohour, en arabe, se traduit littéralement par « le champ fleuri ». C’est en écrivant la biographie de Mohamed Rantisi que j’ai entendu ce nom pour la première fois. Abdelaziz Rantisi avait passé un an à Marj El Zohour, en 1992. Le doyen de la faculté de médecine aussi. Le Premier ministre Ismaël Haniyeh, le ministre des Affaires étrangère Mahmoud Zahar, et aussi un commerçant de Khan Younis auquel j’ai acheté une djellabah. Mais qu’ont-ils été faire à Marj El Zohour, lieu-dit du Liban Sud ? Ils n’y sont pas allés de leur plein gré. Ils ont été capturés et déportés par le « gentil » Rabin, celui qui disait à ses soldats de « briser les os » des jeunes Palestiniens, et ils l’ont fait. Ils étaient 400, sympathisants du Hamas et du Jihad islamique, déportés au Sud Liban alors que débutaient les négociations d’Oslo : Israël souhaitait se débarrasser de ces opposants potentiels. Bien mal lui en a pris, les déportés ont su retourner à leur avantage cette exil. Je les ai rencontrés, et ils m’ont raconté leur histoire6.
Questions des Palestiniens de Cisjordanie aux Occidentaux qui viennent leur rendre visite :
« Pourquoi mentez-vous aux militaires qui vous interrogent lors de votre arrivée à l’aéroport de Tel Aviv, passage obligé pour les Occidentaux ? Pourquoi vous inventer des connaissances en Israël, un désir de pèlerinage aux Lieux saints ?”
Pourquoi en effet ? Et voilà que s’organise une vaste opération7. Ce ne sont pas moins de sept cent sympathisants de la Palestine, qui prennent un billet d’avion pour atterrir le même jour, 8 juillet 2011, à l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv. Tous déclarent « venir rendre visite aux Palestiniens ». L’occasion d’une fameuse pagaille. Plusieurs centaines de voyageurs sont bloqués au départ d’aéroports européens, au mépris de toute légalité, d’autres arrivent sur zone. Certains sont brutalisés. De respectables grand-mères seront emprisonnées et se payeront le luxe, à caméra cachée, de filmer et enregistrer leurs geôliers. Une série de témoignages recueillis auprès de participants qui, contrairement à certaines annonces israéliennes, n’avaient pas prévu de commettre d’attentats suicides !
J’ai voulu écrire un livre sur les prisonniers palestiniens, 700 000 depuis 1967. Pas une famille qui n’ait été touchée ou qui ne soit encore touchée. Comme dans la tragédie classique, il fallait une unité de temps et de lieu. Fut choisi l’échange réalisé en 2011 entre le soldat israélien Gilad Shalit et 1027 prisonniers palestiniens8. C’est Mahmoud Zahar qui présidait aux négociations qui ont abouti à l’échange. Il m’a raconté le processus, les arrêts, les avancées jusqu’à la conclusion finale. Mais le soldat disposait d’une double nationalité comme la plupart des juifs israéliens9. Shalit, bien qu’il n’ait jamais séjourné en France et ne parle pas français, ni ses parents, avait une grand-mère française. Ce qui en faisait, d’après les accords de nationalité passés entre la France et Israël sous la signature de Louis Joxe, un citoyen français et européen. Sa captivité est alors l’objet d’une couverture médiatique outrancière. Les médias hexagonaux, contrairement aux journalistes britanniques plus rigoureux, déclarent sans pudeur que le soldat, canonnier capturé en uniforme au poste de combat dans un tank, constitue « le dernier otage français encore prisonnier dans le monde ».
Depuis la victoire du mouvement Hamas aux élections de 2006, les pays occidentaux boycottent avec application les dirigeants de Gaza, et font hypocritement part de leur compassion pour la population civile qui serait doublement martyrisée du fait des agressions externe israélienne et interne avec la « dictature du Hamas ». Le moindre témoignage d’une femme gazaouie se plaignant de sa condition est du pain béni pour nos médias, ouvre toutes les portes. Pourtant il existe à Gaza une petite population dont personne ne parle, dont les femmes ne portent pas le voile, et qui exerce au grand jour un culte qui n’est pas l’islam : celle des chrétiens de Gaza. L’occasion pour moi d’une enquête historique et sociologique surprenante. La plus ancienne église de Gaza, remontant au 4ème siècle, célèbre sa messe hebdomadaire le vendredi matin10, les fidèles sortent sur l’esplanade aux sons de l’appel à la prière des musulmans. A cent mètres, la plus vieille mosquée de Gaza qui ouvre ses portes n’est autre que la basilique construite par les croisés, intacte11.
Face à tant de crimes, se pose la question du droit. La Cour pénale internationale est la seule juridiction internationale à juger des crimes de guerre. Pour les victimes palestiniennes, la voie du droit s’est ouverte en 2009, puis en 2014, malgré la résistance de l’Autorité Palestinienne qui gèle les deux premières plaintes lancées depuis Gaza. Bénéficiant des conseils et confidences d’un grand avocat accrédité à la CPI et mandaté par plusieurs milliers de Palestiniens, j’entreprends alors un travail de pédagogie et m’élève contre le dénigrement de la justice internationale dès qu’il s’agit de la mise en cause d’Israël. Le livre12, publié en 2014, se termine pourtant sur une note d’optimisme. Et nous avions raison : toutes étapes juridiques franchies, la consécration est venue le 3 février 2021 avec une décision historique des juges de la Cour pénale Internationale appuyant la requête de la procureure Fatou Bensouda. Oui la Palestine est un Etat au regard de la Cour Pénale Internationale. Oui pour enquêter sur les crimes de guerres commis par toutes les parties depuis juin 2014. Oui pour se focaliser sur un territoire englobant la Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza. Une ouverture d’enquête justifiant le titre de mon dernier ouvrage13 : Les dirigeants israéliens devant la Cour pénale internationale – L’enquête.
Chacun peut s’affirmer comme citoyen du monde, dépasser son microcosme et se saisir de la cause des autres. Celle-ci est aussi la nôtre, un contrepouvoir à l’autoritarisme qui s’exerce depuis nos pays sur d’autres territoires, avant de se retourner un jour contre nous. L’absence de liberté de l’autre est une menace contre notre propre liberté. La vie d’un autre vaut bien la nôtre. Alors on s’engage. D’avantage que le militantisme « classique », pour lequel je garde ma considération, j’ai choisi l’aide directe – j’en avais les moyens : une compétence professionnelle – et le témoignage. Au risque de me voir relégué au rang de militant, avec tout le discrédit que le terme peut comporter. J’ai ainsi été l’objet de quelques attaques personnelles, dont celle du Conseil de l’Ordre des Médecins Français. Bien mal lui en pris, il fut ridiculisé, et son instrumentalisation par le lobby sioniste en France, le CRIF, mise à nu. Mais les grands médias m’ignorent, je ne pèse rien. Souvenons-nous alors du militant opposé jadis à la guerre du Vietnam, qui manifestait seul et quotidiennement devant l’ambassade des Etats-Unis. Un fonctionnaire finit par sortir de l’ambassade et pose la question :
– Croyez-vous vraiment que vous allez changer quelque-chose ?
– Sans doute pas, mais l’important c’est que je ne change pas.
L’écrivain François Maspéro avait, en son temps, magnifié l’image du témoin qui, de sa flamme minuscule, tente d’éclairer le monde.
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Texte écrit par Christophe Oberlin le 29 octobre 2021
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Au moment de mettre cet article en ligne, nous apprenons que Christophe Oberlin et son équipe sont de retour à Gaza.