Tous les aliments sont catégorisés, des recettes précises décrivent les préparations, mais… sans indiquer les quantités. Ces cent trente-deux chapitres et quatre cent vingt recettes comportent de nombreux éléments sur la cosmétique, l’hygiène et la diététique.
On y découvre l’usage du massepain4, l’apport des fruits secs, des confitures, du nougat, des bonbons berlingots, une recette d’œufs brouillés aux truffes, l’usage du café comme grain de parfum et la fabrication du vin… de datte et de raisin.
Les pâtissiers bagdadiens perfectionnent le feuilletage et adoptent le sucre raffiné qui remplace le miel. On généralise l’usage des eaux distillées (rose, violette et oranger) de même que celle du musc et de l’ambre.
La cuisine européenne, loin de ces délicats plaisirs, ne tarde pas à les récupérer par son commerce, ses croisades et ses contacts avec l’Espagne d’Al Andalus.
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4 – Cordoue
Capitale dissidente, elle accueille, le chanteur transfuge de la cour rivale, Bagdad. Il est musicien, fin gastronome, s’appelle Ziryäb et trouve la protection du monarque.
Il introduit l’Oud à cinq cordes en Europe, mais laissera surtout sa marque dans les arts et les protocoles de table.
À même le sol, la dégustation des plats ne fait pas honneur à leur qualité. Il en rehausse la présentation par des tables basses couvertes de cuivre au lieu de nappes de lin. Il demande le service successif des plats et non simultané pour permettre une dégustation progressive à leur sortie de cuisine.
Les boissons seront dorénavant servies dans des verres au lieu des traditionnelles coupes en métal, un héritage de l’Antiquité.
Les deux capitales apportent chacune à sa façon, des éléments structurants à cette gastronomie. L’art gastronomique est au diapason des autres arts avec des hauts et des bas, de l’est à l’ouest de l’empire.
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5 – «Nouveau Monde» et cuisine arabe
La conquête et la colonisation de l’Amérique furent source de pillages. Après l’or et l’argent, les conquérants s’emparent de la richesse culinaire de ce continent, une façon indirecte d’en reconnaître la valeur nutritive.
Le XVIe siècle impacte la cuisine arabe sous deux angles: des éléments turcomans s’y greffent sous l’influence de l’Empire ottoman puis elle s’enrichit de la tomate, du poivron, du piment, la pomme de terre, la courgette, le maïs et le cacao venus des Amériques.
Peu ou prou de sources, indiquent les voies suivies par cette intégration. A priori, une opération réussie, mais dont l’importance et le cheminement est à mesurer à l’aune des recettes et habitudes qu’elle génère.
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6 – Des interdits et restrictions religieux
Le Coran précise interdictions et restrictions dans le domaine alimentaire. Communément désignées par le terme hallal.
Il est nécessaire de faire le distinguo, car ils n’ont pas le même impact sur le quotidien.
Remarquons d’abord que les restrictions de la nouvelle religion sont moins sévères, à l’époque, que celles des autres religions monothéistes, mais également l’hindouisme. La philosophie bouddhiste invite, sans obligation, à ne pas consommer de la viande pour éviter la souffrance des animaux. D’autre part, ces obligations ne s’appliquent qu’aux citoyens musulmans.
Pour les autres citoyens, et dans un esprit de respect mutuel, la consommation d’alcool et de porc est autorisée.
La restriction des boissons fermentées se veut un combat contre l’ivresse publique et ses perturbations. Il s’agit bien de restriction et non d’interdiction. Le vinaigre, fabriqué à partir d’alcool, est d’un usage courant pour les plats pour leur conservation et donne du goût. Le prophète appréciait fortement une préparation culinaire connue sous le nom de Tirit à base de pain sec, préparé dans du bouillon et diverses viandes assaisonnées au vinaigre. Ce plat est toujours présent dans la cuisine turque sous le nom de Tirit et sa variante l’Iskender Kepab.
La consommation du porc est donc interdite pour le sujet musulman et elle s’étend également aux bêtes trouvées mortes ou non sacrifiées rituellement. Cette interdiction s’imposa sans trop peine. L’aridité du climat ne facilitait pas un élevage nécessitant un environnement un tant soit peu humide.
La production littérature qui s’en suivit ne concerne d’ailleurs que l’alcool et non le porc. Les médecins arabes conseillent par exemple l’usage du vin à titre médical dans les livres de recettes et le célèbre Abu Nawas5 rédigea sans doute les plus beaux poèmes bachiques connus à ce jour.
Le végétarien n’est pas le bienvenu à l’époque : refuser de déguster les dons du tout puissant peut passer comme une insulte à sa générosité.
Comme d’autres religions, l’islam souhaitait se distinguer par ses propres règles et restrictions.
Pour aller plus loin sur ce même thème, cf ce lien
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7 – La Mulukhiya dans l’ « Umma » gastronomique
Un plat légendaire et des origines en Égypte pharaonique. Avantage ou désavantage, il soulève moult critiques quant à savoir qui possède la meilleure recette. Le gourmet passe outre ces polémiques pour se consacrer aux subtilités qu’offre chacune des adaptations liées à son environnement et son histoire.
Le nom du plat est commun à la Syrie, au Liban, à la Palestine, l’Égypte, la Libye, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc. À la différence des autres pays, le Maroc utilisera le gombo (bamya, corne grecque, gnawia) au lieu de la corète potagère pour fabriquer un plat qui porte le même nom.
En Afrique, le plat existe sous d’autres noms (Faakoye, Kereng-kereng), à base de corète potagère, au Soudan, au Kenya, au Tchad, au Mali, au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire. Même la lointaine Haïti en connaît une version sous le nom de Lalo. Sans doute amené là par les esclaves arrachés à leur continent.
La légende situe la corète dans l’Égypte des Pharaons ce qui expliquerait la présence du mot MULUK (rois) dans son nom. Un plat réservé exclusivement aux rois pour devenir par la suite plus populaire.
Une deuxième légende voudrait que la corète potagère ait été considérée comme une plante vénéneuse d’où le nom de KHAYAT. L’envahisseur Hyskos (les peuples de la mer) soumit ses sujets égyptiens à l’obligation d’une dégustation en préfixant le mot égyptien du mot MULU. Loin de constituer une menace pour leur vie, elle devint vite un plat toujours présent dans le panthéon de la cuisine arabe.
La corète potagère (connu aussi sous le nom de krinkrin, mauve des Juifs) est une herbacée qui peut atteindre jusqu’à quatre mètres de haut et riche en chlorophylle. Elle a des vertus purgative, émolliente, fébrifuge, diurétique, tonique, adoucissante, galactagogue, calmante, antalgique et émolliente. Des qualités dignes des meilleures recettes diététiques.
Elle ne convient cependant pas aux affections rénales. Son goût est plus proche de l’oseille que de l’épinard avec lequel elle offre quelques analogies.
La civilisation arabo-islamique la connaît et elle apparaît dans la littérature culinaire dès le 10e siècles au Caire sous le règne de al Mu’izz, guéri grâce à elle, de maux d’estomac, sur conseil de ses médecins. Al Hakim, dynastie chiite oblige, l’interdit parce que trop liée aux déboires des débuts de l’Islam. Une interdiction qui ne fait pas long feu.
Le cinéma égyptien, marqué par le nationalisme d’après-guerre, s’empare de ce plat populaire dont la préparation simple est opposée à celle d’une cuisine occidentale jugée trop «complexe».
Selon les pays, la Mulukhiya sera consommée le premier jour du calendrier musulman pour une nouvelle année «verte», c’est-à-dire prospère et pleine de bonheur.
Dans certaines régions de Tunisie, elle est aussi préparée à la fin d’un deuil et le premier jour de l’Aïd el Fitr.
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8 – Ingrédient de base et préparation
Au Maghreb, la Mulukhiya est séchée et réduite en poudre. La préparation peut durer plusieurs heures avec une cuisson à feu doux. On y retrouve de la viande cuite au préalable dans l’huile puis délayée avec de l’eau bien chaude. Le mélange forme un liquide verdâtre qui passe au marron foncé lors de la cuisson. On peut y ajouter un peu d’amertume par rajout de menthe, d’écorce d’orange ou d’écorce de grenade séchée. L’assaisonnement et type de viande varient selon les régions. Le Maroc se distingue, comme déjà évoqué, par l’utilisation du gombo pour fabriquer un plat du même nom.
Au Moyen-Orient, la Mulukhiya se prépare à partir des feuilles fraîches. En Égypte, et seulement hors saison, ces feuilles peuvent être séchées, mais pas réduite en poudre. Les feuilles sont émincées puis cuites dans un bouillon de viande, de poulet ou de lapin et assaisonnées d’ail et de coriandre fraîche.
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Conclusion
À l’image de ses sciences, sa philosophie et son histoire, la civilisation arabo-musulmane étudie, traduit, adapte et remodèle un existant dans ses zones d’extension pour en enrichir le patrimoine avec un nouveau savoir-faire et une intégration des plus réussies.
Ce phénomène concerne aussi les plaisirs de la table dont la rusticité originale est vite transformée en une gastronomie digne des plus grandes tables et inspiratrices d’une Europe médiévale encore à la recherche de ses marques.
La compilation et le livre de recettes perdurent et rencontrent toujours un franc succès dans les foyers.
La cuisine arabe a sa place dans le patrimoine de la gastronomie mondiale.
Le Brésil, qui abrite une importante diaspora libanaise et syrienne, a réadapté la cuisine arabe. Une chronique de Slimane Zeghidour
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Sources
- Wikipédia sur la cuisine arabe en anglais, français et arabe.
- La cuisine des Califes, David Wines, Sindbad Actes Sud, 1998
- La cuisine de Ziryâb, Farouk Mardam-Bey, Sindbad Actes Sud, 1998
- Medevial Arab Cookery, Maxime Rodinson, A.J.Arberry & Charles Perry, Prospect Books, 2006
- Molokhia A taste of South Soudan, Noela Mogga, http:\\tasteofsouthsudan.com
- La cuisine arabe pre-islamique et du temps de Mahomet, Marie Josephe Moncorge, Oldcock, 2018
- Cuisine d’Orient Cuisine d’Occident, Manuela Marin, Médievales, 1997
- Annals of the Caliph’ Kitchen. Ibn Sayyar al Warraq’s Tenth century Baghdadi Cookbook, Nawal Nasrallah, Brill, 2010
- Cuisine and Dishes in Use During the Prophet Muhammed Era (A.D. 569-632) in European Journal Interdisciplinary Studies, September-December 2017, Volume 3, Issue 4
- La Cuisine du Maghreb n’est-elle qu’une simple histoire de couscous ? Sous la direction de Kilien Stengel et Sihem Debbabi Missaoui, L’Harmattan, 2020
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Notes
- 1Conquêtes arabo-musulmanes.
- 2La route de la soie est un ancien réseau de routes commerciales reliant l’Asie (ville de Chang’an en Chine, aujourd’hui Xi’an) à l’Europe (ville d’Antioche. Aujourd’hui la ville d’Antakya en Turquie). Elle tire son nom de la plus précieuse marchandise qui y transitait : la soie.
- 3Le garum, ou liquamen (qui veut dire « jus » ou « sauce » en latin) était le principal condiment utilisé à Rome dès la période étrusque et en Grèce antique (garos). Il s’agissait de chair ou de viscères de poisson, voire d’huîtres, ayant fermenté longtemps dans une forte quantité de sel, afin d’éviter tout pourrissement. Il entrait dans la composition de nombreux plats, notamment à cause de son fort goût salé (source WIkipedia).
- 4Le massepain est une pâte à base d’amandes mondées et finement moulues, mélangées à du blanc d’œuf et du sucre.