Par Alexandre Lemoine (revue de presse : Observateur continental – 18/5/22)*
L’Europe parle d’exclure l’embargo pétrolier du sixième volet de sanctions. Il s’est avéré plus difficile d’adopter une telle interdiction que dans le cas du charbon. Et on peut comprendre l’UE. Il existe au moins quatre raisons pour renoncer à une telle démarche. L’une d’elles est que l’Europe serait bien plus perdante que la Russie.
Pour la première fois, les pays de l’UE ont commencé à songer à la possibilité d’exclure l’embargo pétrolier du sixième paquet de sanctions contre la Russie, a rapporté l’édition européenne du journal américain Politico, se référant à des sources diplomatiques de l’UE. Cette dernière pensait interdire le pétrole russe encore dans le cinquième volet de sanctions, mais y a renoncé. Et cette fois également, les Européens voudraient exclure le pétrole du sixième paquet, c’est-à-dire adopter toutes les autres sanctions prévues sans interdire d’acheter du pétrole et des produits pétroliers russes.
La revue affirme que tout se heure à la position de la Hongrie, qui n’est pas prête à renoncer au pétrole russe. Or l’adoption des sanctions nécessite l’unanimité. La Russie livre presque 8 millions de barils de pétrole par jour sur le marché mondial, dont 60% en Europe. L’adoption de l’interdiction du charbon ne s’accompagnait pas de négociations aussi difficiles. Alors pourquoi l’Europe craint-elle tant un embargo pétrolier? Il existe plusieurs raisons à cela.
Premièrement, c’est la hausse des prix de tous les produits. Car c’est un stress conséquent pour l’économie européenne. Il faut objectivement se préparer à une hausse des prix, non seulement des hydrocarbures, mais également de toutes les autres marchandises.
En parallèle commencent des problèmes avec le transit de gaz via l’Ukraine, Gazprom a également perdu la possibilité d’acheminer le gaz via le gazoduc Yamal-Europe par la Pologne. Sachant que l’embargo de l’UE sur le charbon russe entrera en vigueur en août. Or le charbon est un combustible interchangeable du gaz.
Deuxièmement, les fournisseurs de pétrole alternatifs ne sont pas vraiment intéressés par les livraisons en Europe. Où se procureront les Européens du pétrole en interdisant d’en acheter à la Russie?
Le choix n’est pas très grand – le pétrole américain ou moyen-oriental. Il y a peu d’espoir pour le pétrole américain. Les États-Unis eux-mêmes souffrent d’un baril cher, qui a conduit à une hausse significative de l’essence, mais les producteurs de schiste américains ne sont pas prêts à augmenter considérablement la production. Au vu de l’agenda « vert » de Joe Biden, cette idée paraît trop risquée, car à tout moment le président américain pourrait de nouveau « couper l’oxygène » aux producteurs pétroliers américains, qui auront investi dans la hausse de la production énormément d’argent emprunté. D’autant que les banques, grâce à la politique verte de Joe Biden, accordent désormais des prêts aux producteurs pétroliers avec un immense taux d’intérêt.
L’UE comptait essentiellement sur le Moyen-Orient et notamment sur l’Arabie saoudite. Et elle comptait sur le Qatar et l’Algérie en termes de gaz. Cependant, dans la confrontation géopolitique entre les États-Unis et la Russie, le Moyen-Orient s’est rangé plutôt du côté de Moscou.
Les rencontres entre les dirigeants de l’Algérie et d’Oman avec le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov ont représenté une nouvelle mise en garde pour l’UE. Ces deux pays ont réaffirmé leur disposition à poursuivre leur coordination au format de l’Opep+, ce qui ne permettra pas à l’Occident de trouver un substitut aux hydrocarbures russes. En outre, l’Algérie et Oman ont adopté une position retenue sur l’opération spéciale en Ukraine. En tant que principal producteur et exportateur pétrolier au Moyen-Orient, l’Arabie saoudite a également rejeté les exigences des États-Unis d’augmenter la production pétrolière pour porter atteinte à l’économie russe.
Quant à Alger, c’est le plus grand fournisseur de gaz en Espagne via deux gazoducs. Cependant, l’un d’eux, qui passe par le Maroc, est bloqué depuis plusieurs mois à cause du conflit au Sahara occidental et du mécontentement de la revente du gaz algérien par l’Espagne à d’autres pays. Plusieurs Européens, dont les Italiens, se sont rendus en Algérie pour s’entendre sur de nouvelles livraisons. Cependant, l’Algérie n’a pas de gaz disponible. Si l’Italie obtenait le gaz algérien, cela voudrait dire que l’Espagne serait privée de cette même quantité. Ce pays est incapable de fournir plus de gaz à l’Europe.
Les Européens négocient également avec le Qatar, qui fournit du gaz naturel liquéfié (GNL). Toutefois, le Qatar opte pour des livraisons à long terme sur dix ans pour se prémunir de la décarbonisation européenne et exige d’interdire la revente de son gaz.
La troisième raison qui empêche l’UE d’adopter un embargo pétrolier, c’est que les raffineries européennes sont adaptées au raffinage du pétrole lourd russe, et non du pétrole léger arabe. Les Européens devront modifier leurs raffineries pour cela. C’est faisable, mais les raffineries reconstruites ne reçoivent pas une marge optimale.
La restructuration des raffineries demande également de l’argent et surtout, dans le contexte actuel, du temps. En particulier, le groupe énergétique international MOL siégeant à Budapest explique qu’il ne possède pas de technologies pour raffiner le pétrole d’autres pays. Or le rééquipement des raffineries coûterait 500 millions de dollars et prendrait des années. C’est pourquoi la Hongrie s’oppose même au report d’un embargo pétrolier jusqu’à fin 2023 proposé par l’UE en échange de son accord d’adopter des sanctions contre la Russie. Et une fois de plus, les investissements dans le raffinage pétrolier sont contraires aux objectifs écologiques de l’UE.
Enfin, la quatrième raison contre un embargo pétrolier, c’est le faible impact sur l’économie russe. L’Europe risque d’être encore plus touchée. Bien évidemment, la Russie rencontrerait des problèmes logistiques avec la réorientation du pétrole en Asie. Les gazoducs mènent en Europe, alors qu’il n’y a pratiquement pas de capacités disponibles de l’oléoduc Sibérie orientale – océan Pacifique (ESPO) pour alimenter la Chine. C’est pourquoi l’itinéraire principal des fournitures pétrolières passera par la mer. Cela pourrait se heurter au problème de manque de pétroliers, notamment si l’UE interdisait d’assurer les cargos transportant le pétrole russe.
Mais quoi qu’il en soit, il sera impossible de stopper entièrement les exportations du pétrole russe, car il existe des solutions pour contourner les sanctions que la Russie utilise dès à présent. C’est le mélange du pétrole russe à un autre pétrole en proportion 49%-51%, et dans ce cas le mélange pétrolier sur le papier n’est pas lié à la Russie. C’est aussi la déconnexion des transpondeurs qui suivent les déplacements de pétroliers afin d’empêcher de savoir qu’un cargo est entré dans un port russe, etc.
C’est pourquoi l’embargo pétrolier ne permettra pas à Bruxelles d’affaiblir économiquement la Russie. Les prix élevés du baril ainsi que du charbon et du gaz (on prédit 3.500 dollars les 1.000 mètres cubes) permettront très certainement d’amortir l’impact. Sans parler d’autres produits d’exportation: des métaux, des engrais, des céréales, etc.
*Source : Observateur continental