Manifeste soviétique pour la biodiversité
31 août 2022
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Je me souviens qu’à Moscou, à l’occasion d’un séjour touristique en 1988 – j’avais 15 ans-, l’attraction proposée à tous les visiteurs, y compris étrangers, n’avait rien d’un Disneyland, et pour cause. C’était le Parc des Expositions de l’URSS, encore appelé à l’époque le VDNKh (Vyctavka Dostijeniï Napodnogo Khoziaïstva). Fondé en 1934, il exposait aux citoyens, dans un dédale de parcs, de pavillons, d’arboretums, la grande diversité écologique, agricole, culturelle, industrielle, du territoire soviétique (11 fuseaux horaires d’étendue !). Il contenait (et contient encore), depuis 1945, le plus grand jardin botanique du monde, avec plus de 8000 espèces végétales entretenues sur 130 hectares. Ce parc était l’attraction la plus prisée des moscovites, et le délabrement occasionné par l’ère Eltsine (privatisations, morcellement, squats et incendies) avait provoqué de leur part une telle colère que le gouvernement Poutine l’a finalement renationalisé (partiellement) sous l’appellation “Parc des expositions pan-russe”.
A mon âge, je m’étais passablement ennuyé en parcourant ces pavillons qui cherchaient, avec une ostentation suspecte pour un occidental, à exalter la diversité et la richesse de la Patrie du socialisme. Pour tout dire, contrer, avec les moyens du bord, l’image déplorable qu’on martelait à l’Ouest sur la monochromie du pays des Soviets.
J’ignorais alors que ce parc n’était pas conçu pour les touristes, et que les milliers de moscovites qui s’y pressaient tous les jours ne le faisaient pas “contraints et forcés”, au contraire ! C’est sans doute à l’aune de notre époque que cet effort colossal, le Parc, effort contre-intuitif pour tout occidental bercé aux contes orwelliens les plus antisoviétiques, prend rétrospectivement tout son sens.
Au fond, que dirait un écologiste sincère, d’aujourd’hui, en découvrant ce parc consacré à la Nature et à l’affirmation de son harmonie avec les hommes ? Car il s’agissait bien de cela. Depuis la célèbre loi-décret de Lénine (1921) sur la protection des parcs et jardins, l’URSS n’a jamais cessé de protéger, de développer, d’innombrables et vastes Zapovedniki (réserves naturelles dotées du plus haut degré de protection au monde : interdiction stricte d’entrée, moyennant quelques visites ponctuelles de scientifiques) dont les pavillons témoignaient. De par son étendue, l’URSS possédait, de fait, au plan mondial, la plus grande diversité de paysages, de types de sols, d’écosystèmes, de faunes et de flores, de climats, etc. Et malgré son développement industriel, elle n’a jamais porté atteinte à cette richesse naturelle nationale, au contraire (sauf pendant la période Khrouchtchev, les années soixante, où les Zapovedniki ont été provisoirement démantelés au profit d’une agriculture calquée sur le modèle “productiviste” étasunien).
A l’exception de la célèbre statue monumentale de l’ouvrier et de la kolkhozienne de Véra Moukhina, qui jouxtait le parc, et de l’incontournable musée des cosmonautes à l’entrée, le souvenir de ces pavillons un peu trop kitsch à mon goût m’est resté anecdotique jusqu’à très récemment. Quelle image peut-elle mieux, en effet, illustrer le contraste entre cette diversité culturelle, naturelle, de l’URSS et la standardisation forcenée, tous azimuts, indiscutable, du monde capitaliste actuel, sous le fard évanescent de sa propagande hollywoodienne, face aux enjeux les plus cruciaux, les plus urgents, de l’évolution biosphérique ? Je l’ai appris bien plus tard en étudiant le sujet. Avec l’exposition simple, même emphatique, de cette richesse nationale, économique et écologique, multiculturelle, l’Union Soviétique ne faisait pas semblant.
Nous n’avons qu’une vague idée du problème que pose l’uniformisation de nos modes de vie et de notre manière d’exploiter notre biotope. Nous sentons en particulier que l’effondrement de la biodiversité terrestre est un méfait du capitalisme, de son “anarchie de la production” mortifère sous-tendue par la concentration illimitée des grands monopoles industriels. Mais cette “crise biologique” apparaît souvent, au regard de toutes les catastrophes écologiques qui nous touchent ou vont nous toucher directement, comme le cadet de nos soucis. Pire : La lutte contre l’effondrement de la biodiversité se farde souvent d’un romantisme fort peu scientifique, d’une empathie assez ridicule envers les pandas et toute autre espèce menacée par les méchants humains.
C’est un tort, et nous démontrerons pourquoi. Cet effondrement est précisément ce qui compliquera notre adaptation future aux dérèglements planétaires. En ce sens, c’est sans doute, nous le verrons, la question écologique la plus fondamentale, que perturbent, consciemment ou non, ces images d’Épinal de panda triste ou d’ours blanc en équilibre sur un glaçon flottant. La crise biologique que nous vivons, l’effondrement de la biodiversité, à commencer par celle des insectes, partie de la biosphère la plus complexe, la plus large, la plus cruciale pour l’équilibre des grands écosystèmes, se déploie à une vitesse extrême, que nos vies humaines ne peuvent mesurer mais qui égale toutes les précédentes (en intensité et en vitesse), de la crise Permienne à la crise Crétacé Tertiaire (celle de l’extinction des dinosaures). Cet article n’ambitionne pas de le montrer. Il suffira au lecteur de se pencher sur les études scientifiques sérieuses disponibles un peu partout : Elles font consensus.
Mais une prise de conscience ne suffit pas et des propositions concrètes sont nécessaires, à l’instar de celles que propose la Chine, à l’occasion de la COP15 sur la biodiversité qu’elle a présidé cette année. Moins médiatisée que la COP sur le dérèglement climatique, cette instance ONUsienne doit se départir du romantisme puéril qui la dessert. Rien n’est plus concret, rien n’est moins mystique, que la lutte pour l’harmonie entre l’évolution de la biosphère et l’évolution humaine, le “métabolisme entre l’homme et la nature” qui obsédait déjà Karl Marx dans le Capital. A l’époque, s’appuyant sur les travaux contemporains et révolutionnaires de Justus von Liebig en agronomie, il anticipait le nécessaire dépassement de la contraction non antagoniste Homme / Nature par la construction du socialisme et la fin de “l’anarchie de la production” (que les écologistes d’aujourd’hui ne repèrent pas, sous l’appellation un peu naïve de “productivisme”).
Les solutions proposées par la Chine dérivent de la recherche en biologie et en écologie. Elles sont concrètes mais complexes, et nous n’aborderons pas leur contenu, qui suppose des connaissances scientifiques étendues. Insistons toutefois sur le fait qu’elles supposent donc du progrès scientifique, et non un “retour en arrière” hostile à “la science” qui nous aurait causé tant de torts. A l’opposé des illusions fardant le “capitalisme vert” d’une part (concept aussi idiot que celui d’un “nazisme philanthrope”), et des rêves décroissants et malthusiens d’un retour au moyen-âge voire au paléolithique d’autre part, la solution de cette contradiction suppose la sortie du capitalisme-impérialisme et le développement des indépendances nationales et du socialisme, autrement dit le développement accéléré des forces productives (dont celles de la recherche scientifique et technique).
Voilà qui choquerait plus d’un écologiste sincère… et nécessite donc qu’on analyse de près tous les enjeux du problème. Comme nous allons le voir, s’il est avéré que le capitalisme standardise tout, à toutes les échelles de notre rapport au monde, il faudra également montrer que le “socialisme réel” a produit des contre-tendances très nettes (même si elles ont comporté aussi des reculs ponctuels, avec notamment la période Khrouchtchev pour citer un exemple significatif). Ce contre-modèle n’est pas né d’une révélation magique, mais d’une nécessité mécanique, parallèle et fondamentalement indissociable du processus de construction durable du socialisme.
Entre le paléolithique, enfance de l’Humanité, et le communisme qui en sera l’âge mûr, adulte, nous vivons sans doute une forme d’adolescence (crise de croissance) faite de progrès, de croissance, mais aussi d’inconscience, “d’amour-haine” de son passé, “d’éco-anxiété” ou de tout autre millénarisme. Crise d’adolescence qui ne doit pas nous éloigner de l’objectif commun. La résolution par le progrès général (social, technique, scientifique, écologique) des grandes contradictions qui affectent le rapport dynamique – insistons sur le terme – entre l’Homme et son biotope. C’est en effet dans l’évolution dialectique de l’histoire humaine et de l’histoire naturelle, et non dans la fixité, la vaine “conservation” et la nostalgie réactionnaire, que nous devons permettre aux deux pôles de la contradiction d’évoluer du simple vers le complexe, du rare/pauvre vers le divers/riche.
Or c’est bien, désormais, la tendance inverse à laquelle nous assistons avec ce capitalisme qui n’a plus rien à offrir dans sa crise terminale : standardisation mortifère du vivant contre la biodiversité, standardisation socio-culturelle de l’Humanité elle-même resserrant les pistes multiformes de la recherche scientifique. Plus nous laisserons cette standardisation se développer aux deux pôles, plus nos chances de nous adapter en tant qu’espèce, à notre environnement changeant (à cause de nous ou non d’ailleurs), seront ténues.
Des enjeux écologiques mondiaux face à l’agrobusiness
La première catastrophe écologique d’origine humaine n’a pas eu lieu dans les années soixante avec la mer d’Aral ou dans les années quatre-vingt avec Tchernobyl. Elle a eu lieu aux Etats Unis dans les années trente, et ce n’est pas un hasard.
A cette époque, la région médiane des grandes plaines nord-américaines, écosystème prairial à bisons, parvenu en plusieurs millénaires à un équilibre (climax) se satisfaisant d’une faible pluviosité, avait été radicalement désherbée pour la monoculture intensive de céréales, capable, assurait-on, de nourrir toute la population des Etahttps://www.
Au fond, peu de choses ont changé depuis, si ce n’est des connaissances scientifiques en agronomie permettant de différer un peu les conséquences de l’agriculture intensive. Ce qui la caractérise est toujours la négation des influences microclimatiques et de la diversité des sols, la sélection des semences en vue d’une productivité maximale quelles que soient leur vulnérabilité ou leur résilience, la monoculture, la standardisation des engrais chimiques et des pesticides, la standardisation, enfin, des semences elles-mêmes (semences stériles imposant qu’on en rachète chaque année à Bayer, Basf et Cie).
Sans revenir dans le détail des problèmes liés à l’agriculture intensive, chimiste, il faut au moins rappeler que les plantes cultivées, (légitimement) sélectionnées pour des traits “utiles” à l’homme (taille et poids des grains, vitesse de croissance, valeur nutritionnelle), ont parallèlement perdu des traits ancestraux garant de leur adaptation à tel ou tel milieu (résistance aux insectes ravageurs, aux champignons et parasites, résilience en période de sécheresse, etc.). Or, maintenant que les dégâts de l’agrochimie font consensus, les agronomes sont confrontés aux problèmes liés à la nécessaire “sortie des intrants”. Habitués à des traitements chimiques (pesticides préventifs, hormones raccourcissant les tiges contre la verse, engrais massifs dont une grande partie n’est plus retenue dans les champs du fait de la dégradation des sols cultivés, etc.), les variétés cultivées ne sont plus capables de pousser sans eux. Avec des variations locales, elles ont coévolué dans ce nouvel environnement pollué.
Les recherches actuelles mettent à l’honneur, pour tenter d’y remédier, ce qu’on appelle la “néodomestication” : Il s’agit de retrouver la souche ancestrale sauvage d’une plante cultivée pour lui réattribuer par hybridation des traits perdus au fil des sélections artificielles, porteurs de résistances endogènes à tel ou tel parasite (à la place des pesticides). On cherche par exemple à réhybrider le maïs avec son ancêtre la téosinte, pour lui réattribuer une capacité à résister naturellement aux chenilles. La néodomestication, comme pratique, n’a rien de très différent des sélections artificielles opérées par l’homme depuis le néolithique, mais elle suppose des connaissances solides en biologie pour diriger les hybridations et, surtout, une biodiversité suffisante, faute de quoi, dans la nature, tous les traits qu’on souhaite retrouver pour en faire bénéficier nos espèces cultivées, disparaîtront également. La téosinte est encore endémique au Mexique, mais ce n’est malheureusement pas le cas des ancêtres de nombreuses autres espèces domestiquées.
On le voit, quand on parle de biodiversité, celle-ci concerne autant les milieux naturels non affectés par les activités humaines que les agrosystèmes dont nous dépendons directement.
Remplacer les capacités de résistance naturelle des plantes par des traitements chimiques préventifs, remplacer les propriétés du sol qui sous-tendent sa fertilité par des traitements “passifs” aux engrais chimiques, standardiser les variétés domestiques pour qu’elles deviennent tout-terrain, dans des agrosystèmes uniformes et reproductibles à l’infini, voilà une stratégie de fuite en avant qu’on pourrait comparer au dopage en sport (optimisation des capacités sur le court terme, dégradation de l’organisme sur le long terme).
Le point d’orgue de cette approche destructrice est sans doute la biotechnologie des OGM qui, loin de rechercher une plus grande résilience des plantes cultivées, tente une réponse à la sortie des pesticides qui accélèrera encore l’effondrement de la biodiversité des éco et des agrosystèmes. Un comble : la quasi-totalité des OGM sont des variétés modifiées pour résister aux pesticides dont on enrobe leurs semences !
L’usage massif de pesticides s’est tellement généralisé que l’agriculture intensive a développé une sévère addiction. On a abandonné les pesticides pulvérisés dans l’atmosphère, pour limiter les pollutions contre lesquelles les “consommateurs” se mobilisent spontanément, au profit de semences directement enrobées de néonicotinoïdes qui, sans polluer l’atmosphère, vont se dissoudre encore plus facilement dans les sols, détruire plus rapidement encore la microfaune (pourtant garante de leur fertilité), accélérer la dégradation progressive de la fertilité des sols. Puisque ces parasites sont la plupart du temps absents, dans neuf cas sur dix, les néonicotinoïdes deviennent une “solution de facilité”, très lucrative puisque systématique, contre l’anxiété des agriculteurs. Elle ne produit plus d’effets positifs dans neuf cas sur dix mais multiplie à l’échelle planétaire ses effets négatifs sur la faune et en particulier les insectes, base de la stabilité de tous les écosystèmes mondiaux (pollinisateurs, décomposeurs, auxiliaires de culture). Tout se passe comme si on administrait à tous les êtres humains dès leur naissance et jusqu’à leur mort des antibiotiques, en prévention de toutes les infections bactériennes.
Les écologistes les plus curieux s’intéresseront à un permaculteur désormais bien connu en France, Pascal Poot, qui innove de façon absolument empirique, sur la capacité des plantes à résister par elles-mêmes aux parasites, au manque d’eau, et (surtout) à la capacité qu’elle ont de transmettre ces acquisitions à la descendance (“éducation des plantes”). Son travail est actuellement étudié de près par l’INRAE, qui cherche à anticiper les catastrophes en vue (dégradation chimique puis physique des sols cultivés, multiplication des sécheresses, pénurie inéluctable à moyen terme des engrais chimiques phosphatés).
Si la possibilité pour les plantes, dans des conditions qu’on peut optimiser, de transmettre des traits acquis à la descendance fait aujourd’hui consensus, avec la révolution épigénétique des dernières décennies, peu de monde sait que ces propriétés ont été largement développées en Union Soviétique dès les années trente, sur la base de “l’agrobiologie mitchourinienne”. Dans un climat extrêmement polémique à l’époque, contre les promoteurs d’une théorie “fixiste” de la génétique classique en occident, les agronomes soviétiques cherchaient en effet à la fois à développer la connaissance des variétés de chaque plante utile, domestiquées ou non, et à les “éduquer” dans un sens conforme aux exigences de tel ou tel sol, de tel ou tel climat. Ces méthodes étaient alors clairement moquées dans le monde capitaliste, fièrement engagé dans les méthodes prometteuses de l’agrochimie.
De la recherche infinie des variétés végétales, sauvages et domestiques, stockées et classées dans des instituts créés à cette fin par Nikolaï Vavilov, au développement d’une agrobiologie à la Pascal Poot chez les mitchouriniens, l’agriculture soviétique tentait de tirer profit d’un territoire très étendu mais au fond peu fertile (sur les deux tiers de sa surface) pour nourrir sa population. Basée sur une science des sols, de leur fonctionnement et de leur diversité dynamique, fondée en Russie un siècle auparavant par Vassili Dokoutchaïev (pionnier de la pédologie mondiale), l’agriculture soviétique innovait dans le développement des propriétés intrinsèques des sols comme des variétés cultivées, adaptables les uns aux autres contre toute standardisation mortifère, créant même sans cesse de nouvelles variétés utiles, multipliant les adaptations agricoles locales par la polyculture, l’agroforesterie extensive, le semis sous couvert végétal sans intrants (alternative au labour et aux traitements chimiques), au moment du “grand plan de transformation de la nature” de 1948 à 1952, au moment même où le monde capitaliste vivait l’apogée de sa “révolution verte” chimique. Ce n’est qu’ensuite, avec Nikita Khrouchtchev, qu’un alignement illusoire (et désastreux) du camp socialiste aux techniques étasuniennes, lors de la “campagne des terres vierges” que le “dust bowl” a trouvé ses tardives répliques à l’Est. Bref, sur l’ensemble de ces questions, cruciales pour l’avenir de l’agriculture mondiale, le camp socialiste a eu globalement une longueur d’avance, que personne ne reconnaît plus, évidemment, aujourd’hui.
Sauf peut-être à Cuba ! Lors de la “période spéciale”, la rupture des années 90 avec le modèle soviétique lui-même aligné sur l’agrochimie étasunienne, a engendré une recherche tous azimuts sur les techniques propres à revaloriser les sols et les semences endémiques. Mais il n’a pas suffi à Cuba socialiste d’interdire législativement les pesticides sur tout le territoire (ce qu’elle a fait, moyennant des exceptions ponctuelles, et c’est normal). Cuba a aussi développé la recherche en agroforesterie et en permaculture, en collaboration étroite avec les traditions paysannes, sur chaque parcelle de territoire fertile, pour produire autant voire plus qu’avant… et elle a réussi ! C’est ainsi qu’on peut, par une agriculture durable et souveraine (vis-à-vis de l’agrobusiness impérialiste), construire un socialisme lui-même souverain et durable, enraciné dans un sol nourricier considéré comme la première richesse nationale. Sol sur lequel il ne s’agit pas de faire n’importe quoi, avec le long terme toujours en perspective.
Si l’agroécologie cubaine est pour beaucoup l’avant garde, par ses résultats reconnus sur la quantité et la qualité des aliments produits, c’est aussi par sa capacité à sortir du “catalogue” obligatoire de l’agrobusiness (Bayer, Basf, etc.) en réintroduisant dans les champs des “semences endémiques oubliées” (grâce en particulier au chercheur cubain Humberto Rios Labrada, qui a reçu le prix Goldman en 2010). Ces semences endémiques, issues d’un travail de sélection millénaire, sont en effet aussi les plus résilientes face aux perturbations climatiques et hydriques à venir. Une vision étroite de la biodiversité exclut malheureusement ce travail salutaire de collecte et de réadaptation : les milliers de semences “oubliées” par l’agrobusiness constituent une banque de variétés créées par l’homme. C’est en soi une biodiversité issue d’un travail humain plurimillénaire, qu’il s’agit de protéger de la standardisation capitaliste, au même titre que la biodiversité “naturelle”, celle dont tout le monde parle aujourd’hui.
Mais le remplacement d’écosystèmes entiers, d’une biodiversité infinie produit de millions d’années de sélection naturelle, par des monocultures intensives, pose au-delà du problème de la résilience de nos agrosystèmes, de nombreux autres problèmes écologiques, pour lesquels des réponses sont également possibles.
Le premier d’entre eux est celui du dérèglement climatique, bien sûr, mais ce n’est pas le seul. L’extension de l’agriculture chimique coûte très cher en combustibles fossiles et en eau, dégrade les sols les plus fertiles, mais il fait également reculer les espaces naturels vierges. Ce problème semble bien éloigné de nos préoccupations immédiates, c’est pourquoi il faut en retrouver les enjeux profonds, incontournables.
Tout le monde a bien conscience qu’il faut reforester, au moins pour atténuer l’effet de serre grandissant sur le plan mondial. Les écosystèmes forestiers sont des consommateurs massifs de dioxyde de carbone, qu’ils stockent durablement, bien plus que les champs récoltés annuellement. Et ce n’est pas sans raison que les pays qui se placent à l’avant-garde de cette politique (coûteuse en moyens et en travail humain) sont la Chine et Cuba. La seule Chine reforeste si vite qu’elle compense désormais l’ensemble des déforestations mondiales, et nous pourrions nous étonner qu’un pays aussi peuplé et industrialisé puisse réaliser un tel exploit. C’est qu’on ne mesure pas à quel point la place est encore disponible, malgré les slogans malthusiens scandés par les occidentaux. La population mondiale augmente mais les démographes s’accordent sur le fait que dans moins d’un siècle la densité humaine sera stabilisée, voire en baisse.
La reforestation rationnelle doit à tout prix se tenir à l’écart des intérêts capitalistes. En Irlande, la reforestation version “capitalisme vert” se borne à planter une unique espèce d’arbres, l’épicéa, à croissance rapide, surconsommatrice d’eau, qui n’admet pas de reprise de la biodiversité et qui à court terme s’avère lucrative… pour l’exploitation du bois ! Une reforestation sérieuse est au contraire destinée à rester, pour être efficace. Une forêt ne se résume pas à sa richesse en bois exploitable. Elle abrite les écosystèmes les plus riches au monde, qu’il faut préserver, non par nostalgie romantique pour la “nature originelle”, mais parce que cette biodiversité (animaux, végétaux, champignons, bactéries) est la réserve la plus riche de molécules, de stratégies physiologiques, propres à nous protéger sur le plan médical en particulier, nous y reviendrons.
Il est également avéré, scientifiquement, que le recul des forêts au profit de l’agriculture et de l’urbanisation, place les activités humaines de plus en plus près d’une nature “inexplorée”, source de la plupart des zoonoses de demain. La prudence s’impose donc, pour des raisons sanitaires faciles à comprendre.
C’est sans doute ce qu’avaient compris les soviétiques, qui chérissaient leurs innombrables réserves naturelles, non pour des raisons touristiques (la plupart étaient interdites au public), mais pour des raisons scientifiques (seuls des savants accrédités pouvaient s’y rendre, dans le cadre de programmes de recherche formulés à l’avance, et pour des durées limitées). Sans de tels sanctuaires, on se prive aujourd’hui d’une base cruciale du travail de recherche en biologie, source des réponses technologiques à venir aux grands problèmes environnementaux (étude de l’impact complexe, positif ou négatif, de tel ou tel écosystème sur le dérèglement climatique par exemple). De même que la sylviculture lucrative est le pendant “capitaliste vert” de la reforestation, l’écotourisme de “réserves naturelles” est le pendant “capitaliste vert” des zapovedniki soviétiques. La forme prime d’un côté (alibi), le fond prime de l’autre.
La chimie, si triomphante au cours du XXe siècle, a réussi, comme paradigme scientifique, à grandement dévaloriser la jeune biologie, au moment où les enjeux liés à cette dernière deviennent cruciaux et “grand public”. “L’écologie politique” apparaît donc comme une réponse réactionnaire et antiscientifique, à ce manque ou ce rejet. Plus on parle de “bio”, moins on parle de biologie réelle. Protéger la diversité du vivant n’est pas une forme d’altruisme en direction “d’innocentes victimes animales” de nos activités humaines, c’est un défi de l’Humanité elle-même qui lui permettra de dépasser les problèmes que ces activités posent et poseront au niveau de la biosphère.
Des enjeux sanitaires face à Big Pharma
En détruisant la biodiversité d’une part (par la déforestation notamment), en générant de l’uniformité d’autre part (par le développement de l’agriculture intensive au moins), le capitalisme standardise le monde et pense de façon mécanique (c’est-à-dire antidialectique) que celui-ci, plus “simple”, n’en sera que plus facile à maîtriser. C’est tout le paradigme positiviste du règne du chimisme – pour faire simple – au XXe siècle. Passage sans doute obligé de l’histoire des sciences, il n’a pas empêché le réel de se rappeler à nous dans toute sa complexité dynamique. L’action irraisonnée de l’homme, sous le règne de l’anarchie de la production qu’on appelle parfois “capitalocène”, ne dérègle pas que le climat, loin de là. Elle détruit les sols qui nous nourrissent, épuise nos ressources matérielles, et augmente – c’est tout aussi grave – notre vulnérabilité face à un environnement changeant.
On sait que la déforestation massive et l’extension de l’agriculture, de l’élevage intensif, de la présence humaine elle-même dans des zones vierges, non seulement multiplie la probabilité des zoonoses, mais augmente aussi celle qu’elles soient des pandémies mondiales plutôt que des épidémies locales. La menace, comme la standardisation (de notre environnement immédiat comme de notre mode de vie) qui la génère, est grandissante et générale.
La domination paradigmatique du chimisme réductionniste sur la biologie, interactionniste, s’explique depuis plus d’un siècle, à la fois par le fait que la recherche se déploie, elle aussi, du simple vers le complexe, mais aussi par le fait que le capital est prioritairement motivé à standardiser pour une fabrication industrielle à moindre coût. Il n’a donc pas intérêt, en première instance, à compliquer l’objet de recherche au delà de l’immédiatement rentable. Si la science ne peut reculer, elle peut au moins être freinée dans sa course, par des obstacles divers ; c’est la raison pour laquelle l’approche marxiste de l’histoire des sciences s’oppose à la fois au positivisme scientiste (croyance naïve en une science qui nous “guide”) et au relativisme anti-scientifique (croyance tout aussi naïve que tous nos problèmes viennent d’un “excès de sciences et de techniques”).
Ainsi des pesticides et des engrais chimiques, issus de déchets militaro-industriels à écouler depuis l’après-guerre, ou de mines “gratuitement” disponibles (phosphates, etc.). Ainsi des semences qu’on cherche à faire pousser de la même manière et avec le même rendement sur tous les types de sols indépendamment du climat, quel qu’en soit le coût énergétique global, sous l’égide d’un tout petit nombre de monopoles industriels. Ainsi même des techniques agricoles (et des machines) qu’on espère uniformes en tous points du globe pour un rendement maximal à moindre coût.
Mais la standardisation va plus loin. Elle uniformise notre alimentation et notre environnement immédiat, fragilisant à la fois notre microbiote et notre système immunitaire, donc globalement notre santé ou notre vulnérabilité vis-à-vis des nouvelles zoonoses. Ce n’est pas sans raison, par exemple, que les allergies et les maladies auto-immunes (dont le diabète) explosent ces dernières décennies. Ces deux altérations de notre immunité sont directement liées à l’impossibilité pour celle-ci de “s’éduquer” le plus largement possible à l’immense diversité des antigènes de l’environnement. Des études attestent par exemple que les Amisches aux EU, qui vivent à proximité de leurs étables dans un milieu non aseptisé, développent très peu d’allergies et de maladies auto-immunes comparativement à un groupe témoin (Quakers vivant au contraire loin de leurs étables).
Nous savons même que les allergies aux pollens se développent proportionnellement à l’uniformisation des essences d’arbres plantées dans les villes, et que les allergies et intolérances alimentaires sont corrélées à la standardisation et à l’appauvrissement nutritionnel de la farine et d’autres produits alimentaires de base. Pour l’ensemble de ces troubles, on a tendance à se concentrer sur le facteur génétique, qui existe bien sûr, en minimisant le facteur environnemental qui lui est notoirement indissociable.
La biodiversité de notre microbiote comme l’étendue de notre mémoire immunitaire, sont compromises par la standardisation capitaliste des moindres recoins de notre existence. L’allaitement industriel au lait de vache remplace progressivement l’allaitement maternel. La césarienne surpasse en nombre l’accouchement par voie basse dans de nombreux pays et progresse dans d’autres bien au-delà de la limite des 15% recommandés par l’OMS. La production alimentaire ultra-transformée génère des infections (salmonelloses, légionellose, etc.) dont certaines n’étaient connues qu’au bloc opératoire sous l’appellation de maladies nosocomiales. De ce point de vue les « cliniques-usines » agroalimentaires n’échappent pas à la règle de la sélection naturelle (entre souches bactériennes en milieu quasi-stérile).
La certitude illusoire pour l’être humain de s’être affranchi des lois de la nature a progressivement aidé à la surmédicalisation systématique de processus physiologiques normalement innés. La biologie atteste que l’accouchement par voie basse est essentiel à l’acquisition d’un microbiote efficace chez le nourrisson, susceptible de réduire drastiquement les maladies de la petite enfance et d’élargir l’éventail des agents infectieux pour lesquels l’immunisation se réalise avec discrétion. La césarienne est une technique permettant de réduire la mortalité infantile et maternelle, mais en dessous d’un taux systématiquement dépassé dans les maternités pour des raisons de planning : il faut pouvoir “optimiser” la cadence des actes obstétricaux tout en réduisant le personnel hospitalier. Comme le savoir-faire des sages-femmes se perd avec cette forme tout à fait odieuse de taylorisme, la césarienne s’impose comme palliatif, par “confort” ou par nécessité institutionnelle. Le taux d’accouchement “déclenché” augmente d’ailleurs dans les mêmes proportions, contre les recommandations de l’OMS (la multiplication des “déclenchements” augmente le risque de complications : sièges, douleurs imposant la péridurale, hémorragies post-natales, dysfonctionnements hormonaux imposant en dernière instance la césarienne).
De même, le marché lucratif du lait en poudre s’accompagne d’une pression inouïe sur les jeunes mères, invitées à acheter un lait “optimisé scientifiquement”… qui ne sera pourtant jamais à la hauteur du lait maternel. Les propriétés de celui-ci changent avec l’âge et même l’heure de la journée ou l’état physiologique du bébé, et n’est donc pas, par définition, standardisable. Il change en particulier sa composition au niveau des anticorps légués au bébé selon l’heure et le jour, et qui permettent eux aussi de limiter les maladies de la petite enfance. Rappelons que l’OMS prescrit idéalement deux ans d’allaitement maternel, durée rarement atteinte dans nos sociétés de consommation, où les mères au travail ne bénéficient pas des aménagements nécessaires.
Il en allait tout autrement en Union Soviétique : Le bond en avant du statut des femmes était assorti non pas d’une assistance chimique (péridurales et hormones de synthèse déclenchant et accélérant l’accouchement, quoi qu’elles y étaient prescrites aussi bien sûr, lait en poudre industriel, etc.), mais de droits, en adéquation avec la résolution de l’apparente contradiction entre physiologie et condition sociale. L’allaitement maternel était valorisé par des dispositions spécifiques : congé maternité d’un an payés 100% du salaire avec prolongation possible, locaux réservés permettant l’allaitement sur le lieu de travail où des crèches exemplaires étaient édifiées, lactariums fondés sur la solidarité des mères pour pallier les difficultés d’allaitement où les impossibilités physiologiques ponctuelles. Sur la base d’une psychologie pionnière, pavlovienne, l’accouchement sans douleur était de mise. Cette modalité permettait à la mère d’être véritablement actrice de son accouchement et aux processus hormonaux de l’accouchement et de l’allaitement qu’il induit de se déployer le plus naturellement possible.
Bien sûr, contrairement à la péridurale chimique, cette technique était coûteuse (formation des femmes enceintes, accompagnement lors d’accouchements potentiellement plus longs et imprévisibles, non planifiables) et on comprend que lorsque le médecin communiste Fernand Lamaze l’importa en France de ses voyages en URSS (dans la célèbre maternité des Bluets, maternité de la CGT) dans les années cinquante, elle ne prit que peu d’ampleur, dans la logique de plus en plus libérale du système public de santé de l’époque, pour finalement disparaître.
Mais concernant la recherche pharmacologique, il y a mieux. On sait que dans la lutte contre les infections bactériennes, la révolution des antibiotiques s’est imposée à tout l’occident capitaliste. On avait trouvé le “remède miracle”, standardisé et facile à reproduire industriellement, contre les bactéries pathogènes. Outre le fait que cette méthode chimique ait sérieusement altéré, parallèlement, la diversité de nos microbiotes (à tel point qu’on associe désormais à sa prescription des probiotiques), le développement de leur usage, y compris, dramatiquement, dans l’élevage intensif (où les antibiotiques sont consommés préventivement et systématiquement), a provoqué, comme chacun sait, une guerre biologique que nous sommes en train de perdre : on considère qu’à l’horizon 2050, la totalité des pathogènes sur Terre sera antibiorésistante. Or, au delà de la découverte de nouvelles familles d’antibiotiques, de plus en plus rares et inefficaces (on ne peut les découvrir que par hasard, partant de molécules synthétisées par une biosphère microbienne de plus en plus pauvre), nous sommes condamnés à perdre de l’énergie dans une course de vitesse qui nous est de plus en plus défavorable, du fait même de l’usage systématique des antibiotiques.
L’Union Soviétique a bien sûr largement utilisé les antibiotiques, découverte révolutionnaire et incontournable, mais elle a parallèlement développé une thérapie très peu connue en occident et qui a pourtant fait ses preuves : la phagothérapie. Il s’agit de purifier contre chaque souche connue de bactéries pathogènes des virus antibactériens existant déjà dans la nature (dans les eaux usées en particulier, bouillons de culture naturels), les “bactériophages”. Ces traitements ont un avantage précieux sur les antibiotiques : ce sont des formes vivantes, donc infiniment diversifiées, et qui mènent contre les bactéries un combat darwinien de long cours (des millions d’années), se poursuivant aujourd’hui. La résistance des bactéries contre ces virus est incommensurable à celle qu’elles acquièrent contre des substances passives et standardisées. Ils ont aussi, bien sûr, un inconvénient de taille pour tout système capitaliste : les bactériophages se cultivent, mais ne sont pas standardisables, et doivent être découverts et cultivés distinctement, avec un coût certain. L’Union Soviétique avait réalisé dans cette voie un effort long et fastidieux dont il reste aujourd’hui encore à Tbilissi en Georgie (centre pionnier du français Félix D’Herelle et du soviétique Georges Eliava dans les années trente) une collection impressionnante, sur laquelle se penche désormais le CNRS français, dos au mur face au problème de l’antibiorésistance : soixante-dix ans de collectes de pus venant des quatre coins du territoire soviétique et d’isolement des souches virales correspondantes.
Big pharma, on s’en doute, n’a pas plus d’intérêt financier à développer des alternatives aux impasses chimiques qu’il nous impose, que l’agrobusiness n’a d’intérêt à développer l’agroécologie sans pesticides ni engrais chimiques. La standardisation reste le maître mot, y compris dans la lutte contre les pandémies, de plus en plus menaçantes ces dernières années. Là encore, ce n’est pas la diversité et la convergence des parades qui a guidé la politique occidentale de lutte contre le COVID19. L’ensemble des populations des pays capitalistes ou qui leur sont soumis s’est vu imposer un seul type de vaccin, le vaccin à ARN. En efficacité, celui-ci est avec le recul peu différent de la variété des vaccins classiques chinois ou cubains, mais il est nettement moins coûteux à produire (pas de culture du virus lui-même pour produire les doses). Contre un virus insaisissable,{{}} très dynamique, s’adaptant rapidement aux contraintes de sélection, les dégâts d’une vaccination standardisée appliquée dogmatiquement à des milliards d’individus devront être étudiés de près ces prochaines années. Mais on sait d’ores et déjà qu’une réponse rationnelle à une pandémie de cette ampleur ne peut se satisfaire de chimériques “remèdes miracles” (quoique hautement rentables au passage pour Big Pharma) : Il faut multiplier les contre-attaques, avec un échantillon de médicaments repositionnés et de vaccins à organiser sur une Humanité elle-même très diverse sur le plan génétique et immunitaire. En d’autres termes il faut une guérilla sanitaire. Il faut surtout se départir de l’hubris incurable des producteurs impérialistes de remèdes standardisés. Les résultats, entre la Chine et le camp impérialiste occidental, contre le COVID19, contrastent déjà très nettement, et pour cause. On ne peut cacher longtemps l’incapacité des systèmes de santé et des organismes de recherche soumis aux lois du marché à vaincre des pandémies planétaires.
De l’internationalisme face à l’hégémonie impérialiste et la mondialisation
Cette gestion dramatique, à partir de 2020, permet néanmoins de poser une dernière question, qui nous concerne directement. Le capitalisme ne standardise pas que notre environnement, il nous standardise nous-mêmes en se mondialisant, ce qui nous rend toujours plus vulnérables face aux menaces naturelles (pandémies mais aussi dérèglement climatique, etc.) : Mis à part la Chine, Cuba et quelques autres, l’occident impérialiste a clairement imposé au monde une gestion uniforme (et désastreuse) de la crise sanitaire. Nos pratiques, nos cultures, nos modes de vie et nos politiques locales n’ont jamais été aussi standardisés. Et cette standardisation ne peut pas être repérée par une approche mécaniste et réductionniste, à cause d’une idéologie pseudo-pluraliste qui la dissimule.
Évidemment, si le XXe siècle est marqué par le triomphe du chimisme réductionniste (qui vit au XXIe siècle une crise scientifique, normale et prévisible du point de vue de l’histoire des sciences) et le recul de la biologie dans de nombreux domaines (psychologie, anthropologie, médecine même jusqu’à un certain point) où elle aurait pu se développer de façon salutaire, ce n’est pas sans raison.
Premièrement, la tentation du “darwinisme social” à la fin du XIXe siècle, transposition mécanique de la sélection naturelle darwinienne à l’Homme (avec Spencer), et qui s’est imposé à l’ensemble du monde occidental sur le plan politique à travers l’eugénisme, le libéralisme, le fascisme et le racisme, a provoqué ensuite, dans ce même monde, une contre-tendance tout aussi mécaniste, celle d’une affirmation“antibiologique” multiforme, sensée garantir à l’Homme une distinction entre “son essence” et celle du reste du monde vivant : la psychanalyse réfute les “instincts” et toute influence physiologique sur le “sujet”. Le postmodernisme affirme que tout ce qui touche à l’Humanité n’est que “construction sociale”, jamais polluée par des contraintes biologiques. De façon générale, les spiritualismes, tout aussi dualistes, trouvent une opportunité de restaurer leur prestige contre les “totalitarismes” accusés du péché matérialiste (mélanger la “sauvagerie” naturelle et la “spiritualité” humaine). Bref, pour assurer le “plus jamais ça”, on a préféré se détourner de la biologie, toujours suspecte d’essentialisme dans les questions anthropologiques, plutôt que de se détourner des idéologies politiques qui l’ont déformée.
Or, c’est communément admis y compris en occident : la seule partie du monde où le darwinisme social n’a pas eu de prise a été l’Union Soviétique. D’une certaine façon, la lutte politique là-bas avait réussi le tour de force très dialectique (et contre-intuitif pour les réductionnistes) de “protéger la science de la politique”. On peut même proposer l’hypothèse que de ce fait, la contre-tendance idéologique multiforme décrite plus haut, anti-biologique, n’y a pas trouvé prise non plus : Ni “empirio-criticisme”, ni psychanalyse, ni post-modernisme, ni spiritualisme.
N’oublions pas, c’est sans doute encore plus fondamental, l’impact de la polémique entre “lyssenkisme” soviétique et génétique mendélo-morganienne occidentale, qui au cours du XXe siècle, a mis un coup d’arrêt brutal à la possibilité d’une approche associant biologie et psychologie (associant dans une forme plus imagée inné et acquis, de façon dialectique). La diabolisation du « lyssenkisme » (fondée, disons-le tout de même, sur des arguments recevables évidemment jusqu’à un certain point, comme dans toute proposition théorique en science) a permis à la contre-tendance antibiologique de prendre le dessus y compris dans les courants politiques progressistes contemporains. Il faut surtout éviter “tout essentialisme” (entendre toute approche biologique) dans notre analyse de l’Homme et de son histoire. Nous éviterions ainsi dans un même mouvement “humaniste”, les funestes écueils spencéro-hitlérien comme lyssenko-stalinien, cas d’école prétendument jumeaux du “mélange entre science et politique”. En dressant des murailles de Chine antidialectiques entre les sciences, le “biologisme” est en réalité tout aussi toxique à la biologie que le “chimisme” à la chimie, mais à l’inverse “l’anti-biologisme” ne saurait être une meilleure réponse évidemment.
Il est plus que temps, pourtant, de déjouer ces dogmes anti-scientifiques. Dogmes qui auraient sans doute fortement déplu au théoricien du socialisme scientifique lui-même. Car si l’Humanité est bien née du dépassement d’une contradiction dialectique qui l’affranchit de la sélection naturelle, autrement dit née de l’élimination d’une loi éliminatoire, elle reste quand même dépendante de son biotope, qu’elle transforme sans cesse et avec laquelle elle doit coévoluer.
On l’aura peut-être compris : il n’existe pas de standardisation plus brutale, plus offensive du genre humain que celle qui modèle (ou choisit) son opposition à sa guise, avec de fausses contre-théories “assimilationnistes”, “occidentalo-universalistes” voire “intersectionnelles” incapables de s’y opposer de façon rationnelle. Par peur de “l’essentialisme”, on défendra donc plus facilement l’identité (le fait d’être identique aux autres) que l’égalité (au sens d’égalité des droits, qu’on conquiert plutôt qu’on décrète, en dépassant nos différences réelles). L’identité suppose la négation formelle des différences, négation permettant d’éviter le “dépassement” dialectique vers l’égalité.
Plutôt que de lutter pour que les impératifs de la maternité ne servent plus de prétexte à l’exploitation salariale des femmes, il suffit de nier ces impératifs. L’obstétrique dans sa version chimique moderne permet aux femmes d’accoucher “à l’heure” et de revenir tout de suite au travail sans congé maternité (Etats-Unis), le lait en poudre permet d’éviter l’allaitement long pour les mères. Bref on annule “techniquement” (au prix d’effets pervers non prévus par l’approche chimiste) les différences entre les sexes pour obtenir une uniformité de surface qui, loin d’émanciper les femmes, aggrave encore leurs difficultés sociales, sous les applaudissements du féminisme bourgeois (c’est son rôle idéologique).
Cette uniformisation est d’ailleurs renforcée par une “diversité” de diversion, La théorie “queer”. En multipliant les “identités” à l’infini, elle dilue les luttes contre les stigmatisations (de quelle stigmatisation sociale peut être victime un “asexuel”, un “aromantique” ou encore un “polyamoureux” ?) relativisant au passage les stigmatisations sociales bien réelles dont sont victimes les personnes homosexuelles, et même les personnes intersexuées (souvent opérées à la naissance sans consentement). En affirmant que “tout se vaut”, que l’hétérosexualité n’est qu’une forme de sexualité parmi d’autres, on minimise la possibilité de dépasser réellement sur le plan du droit les stigmatisations des “minorités”, en les privant de leur statut de minorités précisément. En revanche, de nombreux segments de marché sont opportunément démultipliés, puisque tout ce qui est préféré par les femmes doit être aussi consommé par les hommes et réciproquement. La « fluidité du genre » renvoie à la négation des différences sexuelles biologiques (sur lesquelles reposent la totalité des alibis justifiant les inégalités sociales entre les sexes), puisqu’elle considère que le « genre » prime sur le « sexe » et que ce genre est une construction sociale qui en réalité n’est qu’une convention sociale à détruire. De même on objectera que l’homosexualité, comme orientation sexuelle particulière restant hors des « genres » (une « homme aimant les hommes » ou une « femme aimant les femmes » restent donc des hommes et des femmes), les idéologues de la théorie Queer imposeront qu’on parle d’androphilie (orientation vers les hommes qu’on soit femme ou homme ou autre) et de gynophilie (orientation vers les femmes qu’on soit homme ou femme ou autre) suggérant au passage que l’usage du terme homosexualité pour lutter contre l’homophobie frôle la transphobie.
Même réaction quand il faut faire mine de lutter contre le racisme en prétendant que les races n’existent pas. Cette stratégie permet de stigmatiser opportunément toute lutte sectorielle de groupes racisés comme une offensive « communautariste » contre les “valeurs universelles de la République”. Le Black Panthers Party était-il une organisation communautariste ?
Elle permet aussi de dissimuler le racisme dominant, voire le racisme d’Etat, sous un vernis “anticlérical” beaucoup plus efficace contre des religions (antisémitisme, islamophobie) que contre des groupes biologiquement “essentialisés”. Nier l’existence des races (concept scientifique pourtant resté opérationnel en anthropologie notamment), d’une diversité de morphotypes, d’une diversité génétique même, revient à lutter contre le racisme de façon superficielle et, d’ailleurs, anti-scientifique, avec des propositions assimilationnistes qui ressemblent beaucoup aux idées pseudo-universalistes coloniales d’avant-guerre. La négrophobie a par exemple provoqué deux types de réactions assez antagonistes, l’une réprimée, l’autre adoubée. Quand les militants du Black Panthers Party portaient fièrement la “coupe afro”, Michaël Jackson, de son côté, se faisait éclaircir la peau et décrêper les cheveux.
Allons plus loin. La tendance hégémonique, intrusive et uniformisatrice de la chaîne impérialiste occidentale est aussi éthnico-culturelle. Affirmant que l’homogénéisation culturelle et linguistique de l’Humanité permettrait de créer les conditions de la “Paix mondiale”, l’impérialisme obtient d’une partie du front militant anti-guerre un assentiment du même ordre idéologiquement. Les guerres ne seraient pas créées par l’impérialisme assoiffé de nouveaux débouchés, mais par la simple existence d’une diversité éthnico-culturelle à l’échelle du monde. C’est ainsi qu’on valide à droite comme à “gauche” l’idée que quand les nations européennes ne formeront plus qu’une seule nation, la Paix sera garantie sur le continent. Rien n’est plus faux. En premier lieu, d’ailleurs, parce que cette nouvelle nation autoproclamée sera le rouleau compresseur de toutes les autres, multipliant justement les guerres. La seule vraie garantie contre les guerres n’est pas l’uniformité culturelle (d’ailleurs illusoire) de l’Humanité, mais au contraire la convergence bien comprise de nations diverses, qui se respectent mutuellement, autrement dit par l’internationalisme.
Mais le véritable mobile de l’impérialisme, au delà des guerres qu’il provoque, est bien entendu, une fois encore, la maximisation immédiate du profit. Uniformiser culturellement, linguistiquement, idéologiquement, l’Humanité, c’est surtout assurer un élargissement sans précédent des débouchés de toutes les marchandises produites, qui pourront se déverser indifféremment sur tous les continents, et satisfaire le même appétit du consommateur standard partout sur la planète.
L’histoire soviétique, même si beaucoup pourraient s’en étonner, a été tout-à-fait contraire de ce point de vue encore. Si le russe s’est sans doute imposé comme langue commune à l’intérieur de l’Union, les premières décennies de son histoire ont été l’occasion de favoriser la renaissance de centaines d’ethnies, de langues et dialectes, minorités nationales qui, aux quatre coins de l’immense empire tsariste, avaient été opprimées, niées, détruites. La structure même de l’Etat soviétique était fondée dès l’origine sur un barrage constitutionnel aux tendances historiques de l’hégémonisme “grand-russe”. L’Union Soviétique revendiquait fièrement sa pluralité éthnico-culturelle, unie par un principe politique, le Socialisme, auquel tous avaient droit. Nous étions aux antipodes des rêves occidentaux d’uniformité linguistique à l’époque lointaine de “l’espéranto” (qui bizarrement ne synthétisait que des langues européennes, pas d’arabe, pas de mandarin, etc.). Nous étions plus loin encore de l’uniformisation par le “tout-anglais” (ou dans une moindre mesure par la “francophonie” dans le pré-carré colonial français). La langue russe était la langue commune, mais de nombreuses langues étouffées par le tsarisme avaient été sous l’URSS ressuscitées et réenseignées.
De la même façon qu’avec l’exemple des zapovedniki, il ne faut pas considérer que les soviétiques agissaient par romantisme en protégeant la diversité culturelle de leur territoire. D’une certaine façon, cette diversité culturelle est une richesse objective de l’histoire de l’Humanité, avec certes ses zones d’ombres, ses archaïsmes, mais aussi des histoires propres, des savoir-faire, des pharmacopées, des pratiques agricoles endémiques, des réponses extrêmement diverses à des problèmes anthropologiques communs. Ainsi le fait, par exemple, que le pouvoir cubain s’est clairement appuyé sur les savoir-faire agricoles traditionnels, associés à la recherche moderne en agronomie, pour installer le modèle d’agroécologie qui fait désormais sa réputation mondiale. Ainsi le fait que la Chine communiste, contre l’hubris scientifique occidentale, a pris les devant pour lancer des programmes de recherche sur l’acupuncture traditionnelle dans les années 60-70, quand cette pratique était considérée en occident sur le même plan que les supercheries homéopathiques. La protection de la diversité culturelle est un impératif de tous les pays socialistes, qui accomplit des objectifs tactiques de court terme comme des objectifs stratégiques.
Quand la France croyait avoir suffisamment corrompu l’ethnie Hmong contre le Viet Minh, par l’achat massif d’opium dans les années 50 (finançant officiellement au passage la mafia corso-marseillaise dit “French Connection”), elle ignorait que le parti communiste tissait avec ce peuple comme nombre d’autres des liens de travail, d’instruction, de formation marxiste, de coopération économique, dans un esprit anticolonial, depuis des décennies. C’est de cette hubris française (et, à l’opposé, du travail d’intégration nationale respectueuse de la part du Viet Minh) que vint la célèbre victoire de Dien-Bien-Phu en 1954, dans laquelle l’ethnie Hmong, malgré d’inévitables défections, a pris une part stratégique importante.
Je me souviens avoir visité en 2007 à Hanoï un vaste musée ethnographique, très moderne, qui valorisait la diversité des peuples du Vietnam : le musée d’ethnographie du Vietnam qui expose l’histoire, les traditions, mœurs, habitats de cinquante minorités nationales. Ce musée pouvait encore une fois étonner le touriste occidental, mais au fond il révélait une constante de la lutte prolétarienne pour le socialisme.
La passion de la petite bourgeoisie occidentale pour les traditions profondes des peuples d’Amazonie, d’Océanie ou d’Afrique a sans doute une connotation malsaine, plutôt réactionnaire et nostalgique. Les peuples colonisés qui s’émancipent ont en réalité un rapport dialectique à leurs traditions plus ou moins perdues. D’un côté ils cherchent un retour à des pratiques que l’impérialisme a précipité dans l’oubli, et qui contenait tantôt une richesse considérable de savoir-faire (agricoles, thérapeutiques, etc.) tantôt des pratiques féodales insupportables (l’excision, le patriarcat de façon générale, etc.). De l’autre, ils veulent, tout aussi légitimement, obtenir pour eux-mêmes les technologies industrielles du colon. Celles-ci leur permettront de développer leurs forces productives leur assurant à la fois indépendance nationale et augmentation des richesses à partager.
C’est un rapport dialectique dans lequel il ne faut oublier ni l’un ni l’autre de ces deux aspects, aussi légitimes l’un que l’autre. Les innombrables ethnies existant sur Terre constituent une richesse objective, diversifiée, d’expériences et d’histoires conduisant une grande diversité de réponses différentes à des problèmes anthropologiques communs. C’est en ce sens que face aux grands enjeux planétaires de demain, y compris écologiques, il importe de préserver aussi cette richesse intellectuelle, empirique ou scientifique, que l’impérialisme détruit aussi promptement que les espèces et les écosystèmes.
La diversité culturelle d’un peuple – disons multiethnique – est fondamentale à court comme à long terme : à court terme, dans la lutte pour son émancipation et contre les stratégies de division de l’ennemi impérialiste, la cohésion des minorités nationales est toujours centrale et repose sur une lutte interne contre les hégémonies culturelles (sans laquelle aucune lutte contre le colonialisme n’aurait été victorieuse). Ces luttes ont été plus ou moins efficaces dans les différents pays du bloc de l’Est au XXe siècle, et il est clair qu’en fléchissant de Khrouchtchev à Gorbatchev, elles ont contribué à l’effondrement de l’URSS. A long terme, la stabilité politique et les perspectives d’une souveraineté durable impose que cette cohésion persiste, du point de vue linguistique comme du point de vue culturel et religieux (en dehors des pratiques féodales et patriarcales à combattre, la cohésion du peuple reposant aussi et surtout sur l’égalité hommes-femmes). Un exemple peut être éclairant : à l’époque ou le président communiste Burkinabé Thomas Sankara cherchait les voies et moyens de garantir la souveraineté économique du pays contre l’impérialisme français, les solutions les plus immédiates et les plus efficaces résidaient dans les pratiques traditionnelles locales, qu’il fallait remobiliser, revaloriser, encourager : produire ses propres vêtements avec son propre textile, produire ses propres plats traditionnels avec ses propres aliments, sa propre phytothérapie avec ses propres plantes médicinales, etc. Cette impulsion n’avait rien de nostalgique ou de réactionnaire, elle était clairement visionnaire et révolutionnaire.
On a beaucoup glosé sur le concept de “noosphère”, central chez le théologien français Teilhard de Chardin. Il considérait dans une conception un peu magique que “l’esprit humain” évoluait, guidé par le Créateur, vers une forme de conscience collective de plus en plus unifiée et mystique. C’est dommage ! En réalité ce concept n’est pas de Teilhard, mais de Vladimir Vernadski, grand savant, plus ancien que lui, et “héros de la science soviétique” ; un des pionniers de la science écologique. C’est Vernadski qui a conçu le premier le concept désormais universel de biosphère, pellicule de vie en interaction complexe, dynamique et permanente avec les autres sphères (lithosphère, atmosphère, hydrosphère). C’est donc de lui aussi que dérivent toutes les théories du déséquilibre possible entre Humanité et biosphère, entre biosphère et climats, etc.
Or, pour Vernadski, la biosphère, dernière enveloppe terrestre, en engendrant une espèce particulière, l’Humanité, générait elle-même une sphère ultime, celle des connaissances, des consciences, des savoir-faire, des informations en circulation, socle possible, évoluant toujours avec le progrès scientifique, vers l’harmonie “métabolique” optimale entre l’Homme et la Nature, objectif suprême de Marx et Engels, une fois la victoire du communisme acquise à l’échelle mondiale.
De ce point de vue, la “noosphère” n’a rien de dualiste ou de spiritualiste, au contraire. S’il s’agit d’une “couche” de matière (cérébrale), marquée par une dynamique, une histoire profonde, contrastée (développements inégaux), toutes les lois du matérialisme dialectique sont réunies pour éviter une interprétation idéaliste de ce concept. Et ce n’est donc pas sans raisons qu’il fut proposé par un savant soviétique dans la première moitié du XXe siècle. La biosphère est caractérisée par une histoire plurielle, une biodiversité qui permet son dynamisme et sa résilience face à un environnement changeant. La noosphère aussi.
Mais puisque la lutte anti-impérialiste a été de plus en plus marquée par des idéologies bourgeoises “anti-biologistes” en occident (comme nous l’avons expliqué plus haut) de type freudo-marxiste, structuraliste ou post-moderne, il est logique que le concept de Noosphère ait dégénéré dans une interprétation parfaitement idéaliste et contraire à son sens originel (celle de Teilhard de Chardin).
Si la biodiversité est une condition centrale de l’évolution de la biosphère, la diversité ethno-culturelle doit être aussi une condition de l’évolution de la noosphère (vers l’harmonie métabolique entre l’Homme et la Nature, toujours dynamique, jamais atteinte définitivement). Mais cette évolution ne peut se fonder sur une pensée unique pseudo-universaliste occidentalo-centrée, autrement dit sur l’hubris d’une uniformisation autour de “ce qui a le mieux marché” dans l’histoire de la pensée. Toute technique, toute pharmacopée, toute connaissance empirique, tout dialecte même, peut avoir une utilité pour le progrès scientifique, anthropologie incluse.
Ce qui a “le mieux marché” en termes de science peut être perçu ici comme strictement occidental (de Galilée à Einstein en passant par Darwin). Mais nous savons qu’historiquement, les grandes avancées civilisationnelles sont nées de la mise en commun de cultures auparavant disjointes à l’époque des grands empires (de l’empire romain aux empires coloniaux contemporains en passant par les califats arabo-musulmans). Galilée prolonge les grands savants du monde hellénistique d’Alexandre le Grand, Darwin doit le corpus de ses idées aux grands philosophes arabo-persans.
Mais c’est aussi parce qu’ils furent des empires qu’ils ont ensuite dégénéré. Mettre en commun des innovations culturelles éparses n’impose pas la forme empire, bien au contraire. C’est du moins la position de tout internationaliste conséquent.
L’uniformité culturelle de l’Humanité ne peut être un objectif ou une condition de la révolution mondiale que pour le chauvin trotskiste, enfermé dans sa théorie de la “révolution permanente” euro-centrée. En revanche si la diversité culturelle, linguistique, ethnique, répond à la loi dialectique du “développement inégal”, elle répond aussi aux impératifs stratégiques de ce que les communistes appellent le “socialisme dans un seul pays ou groupe de pays” (autrement dit la capacité de combiner dans l’internationalisme la construction pas à pas du socialisme mondial sans attendre et dans une guerre de classe complexe).
Si, comme Lénine l’affirmait, la loi de développement inégal est la loi la plus fondamentale du développement du capitalisme (dans Sur les Etats-Unis Socialistes d’Europe), elle est tout aussi cruciale dans le combat de classe qui conduit à la révolution mondiale. De ce point de vue, du point de vue dialectique, la diversité est un résultat du mouvement de la matière, dans la nature (biodiversité, résultat de l’évolution des espèces) comme au sein de l’Humanité (pas du point de vue mécaniste, c’est à dire génétique, mais du point de vue de la noosphère). Mais elle en est aussi un moteur, puisque la sélection naturelle suppose une diversité fondamentale sans laquelle l’évolution adaptative n’est plus possible.
A ce stade, il est essentiel de bien comprendre ce qu’on entend “scientifiquement” par équilibre de la biosphère (ou “harmonie métabolique” entre l’Homme et la Nature). L’approche fixiste, simpliste, consiste à croire qu’il faut “conserver” la nature, empêcher les espèces de disparaître, la fixer contre sa tendance intrinsèque et inéluctable à évoluer, à se diversifier (grâce à certaines extinctions parfois, qui libèrent des niches écologiques). Cette même approche prétend aussi qu’il faut symétriquement forcer l’Homme à rétropédaler (la décroissance malthusienne). Telle est l’approche à courte vue de “l’écologie politique” réactionnaire.
Or c’est le contraire qu’il faut défendre. 1) Développer les sciences et techniques humaines, et les coûts induits par leur usage (qui supposent une croissance et non une décroissance), pour permettre à l’Homme une adaptabilité croissante vis-à-vis des milieux changeants. 2) Favoriser la biodiversité dans la biosphère, c’est-à-dire non pas la conservation d’une collection fixe d’espèces, mais la capacité de la biosphère à s’adapter aux conditions changeantes (par la diversification et la sélection naturelle à tous les niveaux). Comme l’indiquent les généticiens des populations, la biodiversité n’est pas une collection stable, mais un “vélo qui roule” : Le stopper ou le fixer, c’est le faire tomber au sol, avec le cycliste. Ce qu’il faut c’est lui permettre de continuer à rouler, autrement dit de favoriser la dynamique de sa diversification.
C’est ce qu’on pourrait appeler une coévolution. L’objectif d’une harmonie métabolique consiste à entretenir un mouvement relatif (et infini) de coadaptation permanente. La nature doit poursuivre son évolution en minimisant l’impact humain, dotée d’une biodiversité qui lui garantit sa durabilité quel que soit le contexte. L’Humanité doit quant à elle protéger sa richesse scientifique et ethno-culturelle pour assurer, par la diversité des connaissances, une meilleure adaptation aux changements environnementaux (qu’elle a induit ou non d’ailleurs). Cette dynamique n’est pas un “cycle” idéaliste fondé sur on ne sait quelle “harmonie fondamentale” de type Yin/Yang entre la Nature et nous ; c’est une double spirale, un mouvement dialectique d’adaptation permanente et toujours tendancielle à un environnement lui-même toujours changeant.
Il y a chez nous des obsessionnels du changement climatique, pour qui les autres catastrophes écologiques sont mineures. Il y a aussi des sceptiques qui refusent de considérer que le changement climatique est d’origine humaine. Mais au-delà des polémiques, personne ne va nier que le climat, par le passé, a toujours changé, qu’il n’a jamais été stable. Nous assistons sans conteste à un changement climatique, avec une part liée à l’effet de serre et une autre peut être liée à une intensification de l’activité du soleil. On peut chercher à en diminuer les effets immédiats en réduisant l’effet de serre, mais qu’il soit d’origine humaine ou non pour l’essentiel, peu importe. Il faudra que nous puissions nous y adapter avec le moins de dégâts possibles, sans millénarisme petit-bourgeois ni fuite en avant aveugle, partant d’une connaissance erronée des expériences passées et actuelles du socialisme réel. Face à nous, l’ennemi de classe oeuvre déjà, par pur appétit de profit immédiat et maximal, dans l’anarchie de la production, à détruire la biodiversité d’une part et la diversité culturelle humaine d’autre part : Ce faisant, il minimise chaque jour davantage les possibilités qu’a l’Homme de répondre aux enjeux de son environnement changeant (ou dont il accélère le changement).
L’écologie réelle, mais aussi toutes les politiques fondées sur une approche scientifique libre des interventions idéologiques et intéressées de la bourgeoisie, sur le plan sanitaire, sur le plan agricole, sur le plan de la biodiversité, sur le plan ethnologique même, sont la base concrète, matérielle, des solutions de demain, pour sortir non pas de “l’anthropocène” (comme si le responsable du problème était l’Homme lui-même) mais bien le “capitalocène”.
Contrairement à ce qu’on appelle ici la “cancel culture”, quand il s’agit d’attaquer la bourgeoisie sur sa propre historiographie, mise en scène, souvent de façon grossière et insultante, dans l’espace public, la véritable culture de l’oubli est celle qu’exerce la bourgeoisie elle-même contre l’infini diversité des cultures locales, des histoires locales. Celles-ci sont autant de réponses possibles aux problèmes causés par les interventions humaines locales ou globales sur son biotope. Au premier rang des “cultures oubliées”, bien sûr, celui de l’histoire soviétique. C’est en effet celle-ci qui cumule la plus grande partie des réponses “écologiques” (traditionnelles ou scientifiques) aux grands changements environnementaux : La lutte pour la destruction du capitalisme et pour la construction du socialisme doit s’assortir d’une lutte pour retrouver, quand c’est encore possible, l’histoire des innovations soviétiques en la matière, source d’inspiration très vaste, sans laquelle il nous faudrait repartir de zéro pour résoudre les enjeux actuels. En avons-nous vraiment le temps ?