Dans les entrailles du démantèlement nucléaire
27 novembre 2022
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Reportage de Pierre Le Hir, envoyé spécial à Chooz (Ardennes) et Creys-Malville (Isère). Photos d’Antonin Lainé/Divergence-Images pour Le Monde.
Dans la caverne du réacteur de Chooz A
Faire, défaire. Ainsi va la vie. Ainsi va désormais le nucléaire. Avec la fermeture annoncée de la centrale alsacienne de Fessenheim à la fin de la décennie – si EDF et le futur gouvernement n’en décident pas autrement –, « un vaste chantier industriel de démantèlement va pouvoir démarrer », se félicite la ministre de l’environnement et de l’énergie, Ségolène Royal.
Pour l’entreprise publique, c’est en effet une nouvelle page de l’histoire de l’atome qui s’ouvre. L’ouvrage qui l’attend est colossal, les défis techniques immenses, le coût considérable. Ses ingénieurs n’en sont toutefois pas à leur coup d’essai. Ils ont commencé à se faire la main sur plusieurs réacteurs à l’arrêt, dont celui de Chooz A, dans les Ardennes.
Neuf réacteurs sont déjà en déconstruction en France, un chantier démesuré qu’EDF assure maîtriser techniquement et financièrement. Mais les difficultés et les coûts sont considérables.
La centrale nucléaire de Chooz (ici, le 5 avril), dans les Ardennes, compte deux réacteurs de 1 450 mégawatts (MW). Le site abrite aussi le premier réacteur à eau pressurisée français, Chooz A, de 305 MW. Mis en service en 1967 et arrêté en 1991, il est en cours de démantèlement.
Chooz A a été construit dans des cavernes souterraines, sous une colline. L’entrée est dissimulée derrière une porte métallique.
Chooz – prononcer chô – est un concentré de la filière électronucléaire française. La vitrine, justement, de ce qu’elle sait faire et défaire. Nous sommes ici dans une boucle de la Meuse, à l’extrême pointe d’une étroite bande de terre, le « doigt de Givet », planté comme un coin dans l’Ardenne belge.
Ce matin d’avril au ciel plombé, on aperçoit d’abord, gris sur gris, deux colonnes de béton dont le panache de vapeur d’eau se mêle aux nuages : les tours de refroidissement de la centrale de Chooz B, formée de deux unités de 1 450 mégawatts (MW) qui, couplées au réseau en 1996 et 1997, sont parmi les plus modernes du parc hexagonal. Mais un troisième réacteur se cache, sur l’autre rive du fleuve, enfoui sous une colline piquée de bouleaux.
Chooz A, le « petit Chooz », est un modèle réduit, de 305 MW, des 58 réacteurs à eau pressurisée aujourd’hui exploités en France, dont la puissance est de trois à cinq fois supérieure. Le premier de cette technologie a avoir été mis en service, en 1967, il a aussi été le premier débranché, en 1991, après avoir rempli sa fonction de démonstrateur. Son démantèlement constitue donc un chantier pilote, même si son implantation souterraine, dans deux cavernes protégées par 300 mètres de roche, en fait un cas singulier.
Pour entrer en « zone contrôlée », il faut s’habiller de la tête au pieds d’un équipement dédié (combinaison, chaussettes, chaussures, gants, charlotte, casque…) et se munir d’un dosimètre individuel.
Une galerie d’une centaine de mètres conduit au bâtiment réacteur.
Les installations sont maintenues en dépression, pour éviter que ne s’en échappent des particules radioactives.
Pour y accéder, il faut s’enfoncer dans une galerie d’une centaine de mètres où courent des rails servant à l’évacuation des matériaux et des gaines de ventilation. Un sas maintient en dépression l’ensemble du site, pour éviter que ne s’en échappent des particules radioactives.
Nous sommes entrés en « zone contrôlée » mais, précise Sébastien Albertini, chef du projet de déconstruction, classée en « nucléaire propre », où ne subsiste qu’un faible niveau de contamination. Nous sommes même, selon le code de couleurs en vigueur dans cette industrie, en « zone radiologique verte », la moins exposée dans une gamme comprenant aussi le jaune, l’orange et le rouge.
Car le gros des opérations a déjà été réalisé. Dans les premières années qui ont suivi l’arrêt du réacteur, le combustible usé a été déchargé et transféré vers les usines de retraitement de La Hague (Manche), les circuits et les tuyauteries vidangées, ce qui a permis d’éliminer 99,9 % de la radioactivité. Pour autant, souligne notre guide, « le niveau d’exigence en termes de sûreté et de radioprotection reste le même que pendant la phase
d’exploitation ».
Il faut donc, avant de poursuivre plus avant, se livrer à un rituel immuable, auquel s’astreignent quotidiennement la centaine d’ouvriers et de techniciens troglodytes qui s’affairent toujours dans les entrailles de la terre.
On passe successivement d’un vestiaire « froid », où l’on se déshabille des pieds à la tête, hommes et femmes séparément, pour ne conserver que ses sous-vêtements, à un vestiaire
« chaud » où l’on enfile tee-shirt, combinaison, chaussettes, chaussures, charlotte, casque et lunettes de protection, qui seront ensuite envoyés vers des laveries spécialisées. On s’équipe encore d’un dosimètre, qui nous avertirait par un signal sonore d’un taux anormal de radioactivité.
A l’entrée et à la sortie de la zone nucléaire, plusieurs contrôles sont imposés.
A l’issue du démantèlement, les galeries seront comblées et obturées.
Nous voilà enfin dans le saint des saints : la caverne principale, haute de 45 mètres, longue de 40 et large de 25, où a été construit le réacteur, entre des parois rocheuses renforcées par une armature de béton et isolées par un revêtement de tôle inoxydable. « Notre difficulté principale est l’exiguïté de l’espace, qui nous a obligés à faire de la place, puis à construire avant de pouvoir déconstruire », explique Sébastien Albertini.
Il a fallu aménager dans la grotte des paliers sur cinq niveaux, pour y installer des ateliers de découpe des composants et des silos de conditionnement des déchets. L’une des manœuvres les plus délicates a été l’extraction de leurs puits des quatre énormes générateurs de vapeur – des pièces de 14 mètres de haut et de 120 tonnes –, qui ont été sortis d’un bloc et, après lavage chimique et décontamination par projection de sable, acheminés vers le centre de stockage des déchets de très faible activité de Morvilliers (Aube).
Le démantèlement est aujourd’hui entré dans sa phase finale, ou terminale, puisqu’il s’agit bien d’une fin de vie. Il reste à enlever la pièce maîtresse, la cuve d’acier de 220 tonnes où se produisait la réaction de fission et dont le couvercle de 70 tonnes a été déposé, début mars, par un puissant pont de levage.
Pour limiter l’exposition aux radiations de cette chaudière et de ses structures internes, chargées en cobalt 60, l’opération se fera sous eau, dans une piscine de dix mètres de profondeur où l’on entrevoit en se penchant, à la lumière de projecteurs bleuâtres, une grappe de barres de métal hérissées, telles les tentacules d’une pieuvre géante tapie dans l’obscurité. Leur découpe, bout par bout, doit s’étaler jusqu’en 2022.
Dans la caverne du réacteur, haute de 45 mètres, longue de 40 et large de 25. Au premier plan, le couvercle de la cuve, de 70 tonnes, déposé début mars.
La cuve d’acier du réacteur, de 220 tonnes, sera découpée sous eau, à l’aide de robots commandés à distance.
Il y faudra des robots télécommandés, munis de scies circulaires ou à ruban qui cisailleront la cuve et ses structures internes en morceaux. Ceux-ci seront plus tard expédiés vers le centre de stockage de déchets de faible et moyenne activité à vie courte de Soulaines-Dhuys (Aube), pour la plus grande partie d’entre eux, ou, pour les 20 tonnes de déchets de moyenne activité à vie longue restants, vers un nouveau site, l’installation de conditionnement et d’entreposage des déchets activés, qu’EDF prévoit d’ouvrir mi-2018 dans le Bugey (Ain).
La seconde caverne, que l’on rejoint par des galeries transversales, a déjà été vidée de la plupart de ses équipements : piscine de refroidissement du combustible, systèmes de sauvegarde, pompes, circuits et auxiliaires divers. N’y restent plus que cinq casemates en béton, qui contiennent encore des résines et des effluents contaminés. Assis devant un pupitre de commande, deux employés, jouant de la manette comme on manie un joystick, actionnent à distance un bras robotisé, surnommé « Predator », dont les pinces et les lames sectionnent tôles, bidons, tuyaux, vannes et robinets.
Pour signifier que les travaux avancent à bon train, EDF s’est offert le luxe d’aménager un « appartement témoin d’un démantèlement achevé » : un boyau aux murs de béton brut où a été effacée toute trace des activités passées.
Salle entièrement vidée dans la caverne auxiliaire, où EDF a aménagé un « appartement témoin d’un démantèlement achevé.
Deux employés commandent, à distance, le robot Predator, dont les pinces et les scies découpent les tôles et les bidons contenant des résines et des effluents contaminés.
Si tout va bien, la déconstruction complète de Chooz A devrait être achevée d’ici cinq ans, permettant le déclassement du site de son statut d’installation nucléaire et sa réhabilitation. Il demeurera toutefois plusieurs années encore sous surveillance, pour contrôler le niveau de tritium des eaux s’infiltrant dans les cavernes.
Que deviendra-t-il ensuite ? On y imaginerait volontiers un musée ou une galerie d’art moderne. Mais nous sommes dans une enclave nucléaire, et EDF prévoit de combler les galeries pour empêcher qu’elles ne s’effondrent. Une large partie des 40 000 tonnes de déchets, ferraille et gravats, produits ici, dont 80 % sont conventionnels, c’est-à-dire non radioactifs, pourraient y trouver un exutoire naturel.
En attendant, il s’agit de vérifier, sur notre dosimètre, la dose de radioactivité à laquelle nous avons été exposés en près de deux heures de temps : un microsievert seulement, le millième de la dose autorisée pour le public sur une année entière, la limite étant vingt fois supérieure pour les travailleurs du nucléaire. Mais on ne retrouvera l’air libre qu’après être passé par trois détecteurs de plus en plus sensibles, des portiques de contrôle 1, 2 et 3 qui sondent mains, pieds, torse et dos, pour vérifier que l’on n’emporte pas de poussières radioactives collées sur ses vêtements ou sous ses semelles.
« Ma plus grande satisfaction, commente Sébastien Albertini, c’est de conduire ce chantier selon le planning prévu, dans le strict respect des règles de sûreté. » « Avec Chooz A, ajoute Gilles Giron, directeur adjoint des projets de déconstruction d’EDF, nous montrons que nous savons mener à bien le démantèlement d’un réacteur à eau pressurisée et que nous saurons donc le faire pour notre parc en exploitation. Le construire a été une prouesse technologique. Le déconstruire est aussi une prouesse technologique. »
Des fûts destinés à recueillir les tenues portées sur le site de Chooz A, qui ne sortent jamais de l’ilôt nucléaire.
La nouvelle aventure qui attend l’industrie nucléaire est-elle alors parfaitement sous contrôle ? Ce n’est pas l’avis de la mission parlementaire conduite par Barbara Romagnan, députée (PS) du Doubs, et Julien Aubert, député (Les Républicains) du Vaucluse, qui, dans un rapport rendu public le 1er février, a jugé qu’EDF se montrait « trop optimiste » quant à la « faisabilité technique », selon elle « pas entièrement assurée », du démantèlement du parc atomique. Et a pointé les retards pris par plusieurs chantiers. Car si celui de Chooz A, le plus simple à mener, paraît en bonne voie, l’électricien est aussi engagé dans d’autres opérations, beaucoup plus ardues.
Tel est le cas pour le réacteur à neutrons rapides Superphénix de Creys-Malville, en Isère. Ce prototype de 1 240 MW – une puissance à l’époque inédite –, mis en service en 1986, avait été baptisé du nom de l’oiseau mythique renaissant de ses cendres car il était censé, en mode surgénérateur, convertir de l’uranium naturel en plutonium et produire ainsi davantage de combustible qu’il n’en brûlait ou, en mode inverse, pouvoir consommer une partie du combustible usé d’autres centrales.
Las, il n’a cessé d’accumuler les avaries, avant que Lionel Jospin, alors premier ministre, ne décide, en 1997, de mettre fin à un fiasco industriel dont la Cour des comptes a chiffré en son temps le coût à 60 milliards de francs (environ 12 milliards d’euros d’aujourd’hui).
A Creys-Malville, en Isère (ici le 24 mars), sur le site du surgénérateur Superphénix, mis en service en 1986 et arrêté en 1997.
De moitié plus haut (85 mètres) qu’un réacteur classique, Superphénix était un prototype de 1 240 MW. Les bâtiments de couleur jaune abritent quatre générateurs de vapeur géants, de 43 mètres de hauteur.
« Un immense gâchis », estime encore Christian Gonin, ouvrier mécanicien à la retraite qui, depuis son pavillon du hameau de Faverges, voit tous les matins, en ouvrant ses volets, le mastodonte de béton posé devant les premiers contreforts des monts du Bugey. Il n’a rien oublié de cette histoire tumultueuse, encore moins de la grande manifestation antinucléaire européenne du 31 juillet 1977 qui vit la mort d’un jeune enseignant, Vital Michalon, victime de l’explosion d’une grenade offensive tirée par des forces de l’ordre déployées en masse.
« Un gaspillage énorme », dit lui aussi Maurice François, agriculteur retraité, presque nonagénaire, qui, du temps où il menait la fronde écologiste, s’était équipé, par conviction autant que par bravade, d’une chaudière au biogaz alimentée par le lisier d’une porcherie.
Que reste-t-il aujourd’hui de Superphénix ? Une installation nucléaire hors normes, où tout est démesuré : un bâtiment de moitié plus haut (85 mètres) que celui d’un réacteur standard de 900 MW, une cuve six fois plus large (24 mètres de diamètre), des composants deux fois plus volumineux (43 mètres de hauteur pour les générateurs de vapeur). Ce qui en fait, vante EDF, « le plus grand réacteur en démantèlement au monde ». Mais, plus encore que ce gigantisme, explique Damien Bilbault, responsable du site, c’est l’utilisation de sodium liquide comme fluide de refroidissement qui s’est transformée en casse-tête pour les déconstructeurs.
Ce métal fondu, dont la cuve et les circuits contenaient 5 500 tonnes, s’enflamme spontanément au contact de l’air et explose en présence d’eau. Pour le neutraliser, il a fallu un travail de bénédictin consistant à l’injecter au goutte-à-goutte dans une solution de soude aqueuse afin de le transformer en soude ensuite incorporée, comme eau de gâchage, à 68 000 tonnes de béton. Lequel, très faiblement radioactif, devra rester entreposé sur place pendant une vingtaine d’années avant de pouvoir rejoindre un centre de stockage.
Portique de sécurité (à badge et code personnels) à l’entrée du surgénérateur.
Superphénix a été le plus grand réacteur à neutrons rapides au monde. Les dimensions sont impressionnantes : 24 mètres de diamètre pour la cuve, contre 4 mètres pour un réacteur standard. Deux gigantesques ponts roulants permettent de déplacer les gros équipements.
Vu de la dalle du réacteur, le chantier de déconstruction est titanesque. Il a nécessité la conception d’outils de découpe robotisés, dont une perche dotée d’une torche laser. L’une des opérations les plus délicates a été la neutralisation des 5 500 tonnes de sodium liquide servant de fluide de refroidissement.
En comparaison, le reste des interventions – retrait de pompes de 125 tonnes, d’échangeurs de 70 tonnes ou d’un sas de manutention du combustible de 775 tonnes – a presque été un jeu d’enfant. Même s’il a fallu concevoir des machines et des robots spéciaux pour éliminer les poches résiduelles de sodium dans les multiples boucles et circuits d’une pile atomique extraordinairement complexe.
Et qu’en novembre 2014, à la suite d’une plainte du réseau Sortir du nucléaire, le tribunal correctionnel de Bourgoin-Jallieu (Isère) a condamné EDF pour n’avoir pas respecté une mise en demeure de l’Autorité de sûreté nucléaire, qui lui enjoignait d’améliorer la gestion des situations d’urgence, telles qu’un incendie.
Reste à finir le travail. Une fois débarrassée de ses dernières traces de sodium par injection de petites doses de gaz carbonique humide, la cuve doit être mise en eau, fin 2017, avant d’être disséquée, d’ici à 2025, par des engins téléopérés.
A l’horizon 2030, Superphénix devrait enfin avoir rendu l’âme. Sans espoir, cette fois, de renaissance ? Pas tout à fait. Demeureront en place le bâtiment du réacteur, ainsi qu’un atelier pour l’entreposage du combustible, où se trouve une piscine contenant non seulement un cœur déjà brûlé – dont 4,8 tonnes de plutonium –, mais également un cœur tout neuf, prêt à servir. Car EDF n’exclut pas d’installer ici, un jour, un nouveau réacteur de quatrième génération, à neutrons rapides lui aussi. Et ce, alors que le modèle de troisième génération, l’EPR en construction à Flamanville (Manche), n’a toujours pas livré ses premiers kilowattheures.
Deux cents ouvriers et techniciens travaillent au démantèlement de l’installation. Ils étaient 1 200 en phase d’exploitation.
Dans l’un des quatre « tunnels » où étaient installées les pompes secondaires, des pièces de 25 tonnes et de 12,5 mètres de haut.
Autre épine dans le pied d’EDF, le petit (70 MW) réacteur à eau lourde de Brennilis, dans les monts d’Arrée (Finistère). Mis en service en 1967, stoppé en 1985, il attend toujours, dans la lande battue par les vents, un démantèlement qui ne devrait pas s’achever avant 2032. Près d’un demi-siècle se sera donc écoulé entre sa fin d’activité et la fin des travaux. Et plus de trente ans dans le cas de Superphénix, autant dans celui de Chooz A. Peut-on vraiment, dans ces conditions, affirmer que les délais sont tenus ?
Ce dérapage du calendrier a certes pour raison principale un changement de stratégie d’EDF. Alors que l’électricien prévoyait au départ de procéder à un démantèlement différé, pour laisser la radioactivité décroître pendant quelques dizaines d’années et faciliter ainsi l’intervention humaine, il a, au début des années 2000, opté pour un démantèlement immédiat.
Et ce, justifie Gilles Giron, « pour bénéficier de la mémoire de ceux qui ont exploité les centrales, et parce que des techniques de téléopération étaient disponibles ». Les dossiers de démantèlement ont alors été constitués, ce qui a demandé plusieurs années, avant que soient publiés les décrets autorisant la déconstruction des îlots nucléaires. En se référant à la date de ces décrets, EDF considère donc que la durée effective d’une déconstruction est de l’ordre de quinze ans seulement.
On en est pourtant très loin, avec les six réacteurs de la première génération du parc français (Bugey 1, Chinon A1, A2 et A3, Saint-Laurent A1 et A2), eux aussi en cours de démolition. Des monstres d’un autre temps, vingt fois plus gros qu’un réacteur actuel et d’un fonctionnement incroyablement complexe. D’une technologie dite à uranium naturel graphite gaz, ils recèlent au total 17 000 tonnes de graphite, dont l’extraction sera aussi longue que difficile et qui générera des déchets de faible activité mais à vie longue, pour lesquels il n’existe pas encore de centre de stockage.
Quand ces ancêtres ont été mis à la retraite, EDF avait prévu de terminer leur démantèlement vers 2040. Mais, consultées par appel d’offres sur la méthode retenue – un retrait du graphite sous eau –, les entreprises sous-traitantes se sont déclarées incapables de mener à bien cette tâche. En 2016, EDF a fait volte-face et annoncé qu’elle envisageait désormais une extraction sous air, reportant du même coup l’élimination complète de ces réacteurs au début du siècle prochain.
L’ancienne salle de commande a été transformée en salle de surveillance, où des salariés se relaient en trois-huit, pour contrôler l’alimentation électrique du site, la ventilation, le risque d’incendie et l’environnement. Au centre du tableau est représenté l’emblème de la centrale : le phénix, l’oiseau légendaire renaissant de ses cendres.
Le panneau de sécurité que l’on retrouve à l’entrée de toutes les usines, dont les centrales nucléaires.
« Les difficultés techniques évoquées sont réelles, mais repousser l’échéance au début du XXIIe siècle ne nous paraît absolument pas raisonnable, ni très conforme à la doctrine du démantèlement immédiat. Ou alors, la notion d’immédiateté a changé », s’est fâché le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Pierre-Franck Chevet, auditionné, le 22 février, par la commission du développement durable de l’Assemblée nationale.
Au-delà de ce cas particulier, le gendarme du nucléaire a sèchement tancé l’électricien pour le « manque d’informations » fournies sur la stratégie de démantèlement du parc actuel. « Entre les trois exploitants [EDF, Areva et le CEA], celui sur lequel on a le moins d’éléments techniques pour porter un jugement sur la nature des opérations futures, sur leur faisabilité, sur leur crédibilité, y compris en termes de calendrier, c’est clairement EDF », s’est-il irrité.
Et de brandir le dossier d’EDF, cinq fois moins épais que celui du CEA. D’autant, insiste M. Chevet, que chaque réacteur a une histoire particulière et qu’il est « indispensable d’identifier, site par site, les éventuels problèmes spécifiques qu’il a pu rencontrer », par exemple « les pollutions diverses, à l’intérieur de l’installation ou sur les sols ».
Responsable de la production nucléaire et thermique à EDF, Dominique Minière n’en assure pas moins que « la faisabilité technique du démantèlement des réacteurs à eau pressurisée est d’ores et déjà acquise ». Et que sur les anciennes filières, comme celle à graphite-gaz, elle est « à notre portée », même si aucun réacteur de puissance de ce type n’a encore été totalement déconstruit.
La réalité est pourtant que l’industrie nucléaire n’avait aucunement anticipé la fin de vie de ses réacteurs, pas davantage que la gestion de leurs déchets ultimes. Sûre qu’elle était que, le moment venu, ses ingénieurs sauraient trouver les solutions. Ce n’est que depuis 2006 que la loi exige que, lors de la création d’une installation atomique, soient définis « les principes généraux proposés pour le démantèlement ». « La filière nucléaire a été incapable d’envisager son déclin, juge Yves Marignac, directeur de l’agence d’information sur le nucléaire WISE-Paris. Or, comme en montagne, c’est souvent dans la descente, quand l’attention se relâche, que surviennent les accidents. »
Reste la question du coût de ce grand chantier. La facture est estimée à 1 milliard d’euros, au bas mot, pour Superphénix, 500 millions d’euros pour Brennilis, 400 millions pour Chooz A et environ 300 millions pour un réacteur classique. Pour l’ensemble des cinquante-huit réacteurs en activité et des neuf pionniers à l’arrêt, EDF chiffre l’addition finale à 60 milliards d’euros, gestion des déchets et des derniers cœurs comprise. Afin de disposer de cette somme le moment venu, le groupe avait provisionné 24,4 milliards d’euros au 31 décembre 2016, une enveloppe dont Dominique Minière, responsable de la production nucléaire et thermique à EDF, rappelle qu’elle a été validée par plusieurs audits.
Mais les conclusions de la mission parlementaire sur « la faisabilité du démantèlement des installations nucléaires » sont bien différentes. Elle estime que « les charges de démantèlement sont sous-évaluées » et relève que les provisions constituées par l’électricien français « sont parmi les plus basses [des pays] de l’Organisation de coopération et de développement économiques, sans filet de sécurité en cas d’écart sur les coûts ».
Un marché international
En 2012, la Cour des comptes avait elle-même calculé que, rapportés au parc français, les coûts de démantèlement prévus par les Etats-Unis étaient jusqu’à deux fois plus élevés et ceux retenus par l’Allemagne jusqu’à plus de trois fois selon certaines études.
« L’expérience de l’Allemagne et du Royaume-Uni montre que, lorsque ces pays sont passés d’une hypothèse de coût de démantèlement à un devis opérationnel, avec des entreprises prestataires, la note a été multipliée par deux ou par trois », prévient aussi Yves Marignac, directeur de l’agence d’information sur le nucléaire WISE-Paris.
Pour EDF, cette charge est toutefois une forme d’investissement. Quelque cent dix réacteurs ont déjà été définitivement arrêtés dans le monde et deux cents autres pourraient l’être dans les quinze prochaines années, sur les près de quatre cent cinquante aujourd’hui en fonctionnement. Mais très peu d’entre eux ont été démantelés : une demi-douzaine l’ont été complètement aux Etats-Unis, une quinzaine sont en passe de l’être.
C’est donc un marché international qui s’ouvre, sur lequel le français espère bien tenir une place de choix, grâce aux compétences acquises dans l’Hexagone. Une façon aussi de compenser en partie les emplois perdus lors de la fermeture d’une centrale, dont le démantèlement occupe entre cinq et dix fois moins de salariés que son exploitation.
Au reste, l’électricien projette déjà de bâtir sur le territoire national, pour remplacer les unités en fin de course, « trente à quarante » EPR, qu’il faudra eux-mêmes raser un jour. Faire et défaire. Encore et encore.