Dans un passé mi proche, mi lointain que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître, quand l’État profond n’était encore qu’un cauchemar américain (tel que décrit par Ike Eisenhower ou John Kennedy) et notre mainstream un simple rêve d’apprenti sorcier, on accordait du crédit aux « grands reporters » ou autres témoins de choc. La formule magique « Selon un voyageur revenant de Bagdad » clouait le bec aux sceptiques professionnels ou aux ancêtres des « chiens de garde » d’une doxa balbutiante… Ces temps sont révolus : les millions de morts, d’estropiés, de victimes des innombrables guerres de l’Axe du Bien dans des dizaines de pays, les millions de réfugiés ou déplacés jetés sur les routes ou les mers, ne suffisent plus pour réveiller la conscience ou ébranler la bonne conscience des myriades d’affidés ou d’affinitaires qui ont choisi de servir inconditionnellement les thèses de l’Occident dans toutes ses pompes et ses œuvres…
Votre serviteur ne revient pas de Bagdad, mais de Damas. J’entends d’ici d’indécrottables sceptiques, des « esprits forts » claironner : « Oui, mais la Syrie ce n’est pas pareil, c’est Bachar… ». Que l’on se rassure, le propos n’est pas ici de les convaincre, puisque l’on peut vivre ou mourir conscient ou idiot : à chacun de se faire une opinion. On rappellera seulement que la Syrie a dû faire face à deux guerres successives :
Frappée en mars 2011 par la pandémie « révolutionnaire » des printemps arabes, elle a connu d’abord, durant plus de sept ans (jusqu’à l’automne 2018) les horreurs d’une guerre d’agression non déclarée, orchestrée par les trois Occidentaux membres permanents du Conseil de Sécurité, appuyée sur une coalition flottante dite « des amis de la Syrie » (120 membres en décembre 2011, une douzaine en avril 2012). Une alliance inavouée mais assumée avec les islamistes a vite généré un flot hétéroclite de 400 000 djihadistes accourus des quatre points cardinaux pour participer à ce crime par excellence » (selon les termes du tribunal de Nuremberg), donnant à la sale guerre d’agression une teinture de « guerre sainte ». Sainte mais sadique, puisque les sanctions euro-américaines illégales commenceront à pleuvoir dès le printemps 2011, par tombereaux entiers, avec une maniaquerie farfelue qui en dit long sur le niveau intellectuel des concepteurs du dispositif.
Les premières années du conflit feront illusion : le flux « révolutionnaire » semble irrésistible, comme il l’a été en Tunisie, en Égypte, en Libye… L’armée syrienne résistera vaillamment durant quatre ans et demi, aidée par ses alliés régionaux, permettant à l’État de « tenir le coup ». L’intervention de la Russie, demandée par le gouvernement de Damas, va renverser la situation : septembre 2015 marque le début d’un reflux aussi inexorable que l’avait été la marée montante. A la fin de l’année 2018, c’est bien plus qu’une rumeur, mais un constat : le Président syrien a gagné la guerre, militairement et politiquement.
En fait, dès 2016, Obama, en fin de mandat, n’avait pas caché ses angoisses de chef de guerre. Le sourire en bandoulière et le Nobel de la Paix en bouclier, il avait évoqué l’une de ses trouvailles stratégiques. Ou plutôt, c’est Robert Malley, son ami et conseiller pour le Moyen-Orient, qui avait vendu la mèche en confiant dans une interview : « Les États-Unis préfèrent que le conflit de Syrie se poursuive s’ils n’ont pas de carte forte sur le terrain face à la Russie… Même si cela doit prolonger indéfiniment la guerre ou profiter momentanément à Da’esh. ». Il se trouve d’ailleurs que l’aimable président était l’inventeur de la théorie « Leading from behind », qui sonne comme un aveu de perversité ou d’impuissance : pourquoi « conduire de l’arrière », si ce n’est pour ne pas être vu de l’avant ? La meilleure façon de prolonger le plaisir d’une agression n’est-elle pas d’en faire une guerre hybride, invisible et sans fin, à coup de sanctions, de blocus, d’embargos, de loi César, de mesures coercitives lancées par trains entiers, sous toutes les rubriques, sous couvert de l’extraterritorialité des lois américaines toujours en vigueur, afin de punir collectivement le peuple syrien : pour conjurer leur impensable défaite et l’impensable victoire de Bachar Al Assad par tous les moyens, surtout les plus inhumains, tout l’arsenal sera désormais à l’ordre du jour des agresseurs, emplis de fureur…
C’est dans ce contexte que, pour la première fois depuis le début de la guerre, l’Association d’Amitié France-Syrie (AFS) a organisé la visite à Damas d’une délégation (de six personnes) visant à délivrer à un pays recru d’épreuves, mais infiniment courageux, un message d’amitié. Elle n’était investie d’aucun mandat, officiel ou officieux, mais avait pour objet de recueillir impressions et témoignages, à la lumière de la situation et de l’actualité (du 15 au 19 mai 2023), et aussi de faire découvrir la capitale et la Syrie à ceux pour qui ce voyage était une première.
Cet aspect de la visite a bien été perçu par les hôtes syriens. Si l’accueil a été chaleureux, on ne saurait faire l’impasse sur les questions posées concernant la position adoptée par la France depuis douze ans, qui ont fusé de toutes parts. Nos interlocuteurs n’ont en effet pas caché leur perplexité quant à la logique de cette politique, quant à ses motivations et à son bien-fondé.
Un voyage émouvant, de l’avis de tous les membres de la délégation, qui ont été frappés par le courage, la sérénité et la fierté qui émanent de cette population durement éprouvée. Une population fière d’avoir résisté et gagné, et il y a de quoi… C’est le constat qui nous a sauté aux yeux en voyant les rues animées, industrieuses, j’allais dire comme à l’accoutumée. Un « spectacle » magnifié par la vue des merveilles de la capitale que les uns et les autres ont découverte ou revue selon les cas, un échantillon des trésors que recèle ce beau et magnifique pays habité par une Histoire omniprésente depuis la nuit des temps, dans les palais, les temples, les mosquées, les églises, les citadelles, les quartiers anciens, les ruines et sites archéologiques…
Lors des nombreux entretiens durant lesquels ils ont pu parler et écouter à loisir, les visiteurs ont également été impressionnés par la haute qualité et l’extrême compétence de leurs interlocuteurs, femmes et hommes, dépourvus d’arrogance, parlant en toute liberté et sans langue de bois…Ceux qui pourraient avoir eu des doutes et préjugés à leur arrivée ont pu constater que la tolérance religieuse est profondément inscrite dans le patrimoine : la mosquée des Omeyyades, la plus ancienne du pays, n’abrite-t-elle pas le tombeau de Saint-Jean Baptiste et celle de Saladin, à l’ombre du minaret de Jésus ?
Habiter ou quitter l’Histoire ?
Par les temps qui courent, un voyage en Syrie est une véritable leçon de courage. Voir de ses propres yeux un pays dévasté et être témoins du courage et de la fierté d’un peuple blessé par plus de douze années d’une guerre injuste, illégale, criminelle, c’est faire un pèlerinage, recueillir des témoignages au cœur de l’Histoire. Un tel voyage amène sans aucun doute à méditer, sinon à se recueillir sur le sort des cinq cent mille morts, des deux millions de blessés et d’estropiés, des six millions jetés sur les routes de l’exil ou des sept millions de déplacés, sans oublier les victimes du tremblement de terre de janvier dernier. L’absence des Occidentaux face aux appels à la solidarité attendue en pareil cas n’est pas passée inaperçue, et il n’aura échappé à personne qu’ils mettaient à profit les circonstances pour soumettre leur maigre assistance à des conditions inacceptables, exigeant que l’aide soit acheminée via la frontière Nord, sous contrôle des groupes terroristes.
Comment peut-on participer à la vengeance collective d’un Occident aigri par sa propre médiocrité à l’encontre d’un peuple déjà étouffé et asphyxié par des sanctions iniques et dignes de temps que l’on croyait révolus ? Comment expliquer l’inexplicable en refusant d’admettre que l’on est à cent lieues de tout cartésianisme et de toute logique. L’appréhension de la situation syrienne est si loin de la réalité et fondée sur de tels mensonges qu’il est bien illusoire de concevoir un retour en arrière. Et pourtant le temps presse…
Cette décennie 2020 pourrait bien s’inscrire dans les annales comme une grande première dans l’histoire moderne et contemporaine. C’est la première fois que la ci-devant « communauté mondiale » est victime d’une fracture apparemment irréversible, intervenue à l’issue d’un processus de rupture auquel personne ne voulait croire lorsqu’il s’est amorcé, quelque part entre décembre 2021 et février 2022. L’irréparable s’est produit : la dite « communauté » s’est retrouvée divisée en deux ensembles ennemis qui se regardent en chiens de faïence et se mesurent dans une confrontation globale : d’un côté l’Occident, dominateur, arrogant et sûr de lui, mais très minoritaire (12 à 15% de l’humanité), et de l’autre le reste de la planète, autant dire l’écrasante majorité de la communauté des nations, qui revendique avec véhémence d’occuper la place qui lui revient. C’est une demande légitime si l’on prend au sérieux les valeurs brandies par les défenseurs des droits humains, sincères ou hypocrites.
Tous les êtres humains sans exception naissent égaux en droits, en devoirs et en dignité : voilà le principe majeur que l’humanité devrait inscrire à son patrimoine mondial, avant d’afficher à son palmarès l’air marin, la baguette de pain, les monts de l’Himalaya, les parcs d’éoliennes, l’avion à pédale ou la machine à faire des trous dans le gruyère.
Les dirigeants français gagneraient beaucoup à se taire, afin d’éviter d’aggraver encore la position de détresse dans laquelle se débat la diplomatie aux abois. Droite dans ses bottes ou sur ses talons hauts, comme Le Drian avant elle, la Ministre de l’Europe et des Affaires Etrangères, Mme Colonna, ignore probablement que ses propos n’intéressent plus personne et ne sont attendus de personne. On pourrait lui suggérer de s’en tenir au dialogue avec « les gens comme nous », ces Européens qui partagent son ignorance, son indifférence et sa mauvaise foi. Juger Bachar al Assad et le traduire devant la CPI ou toute autre instance à la botte de l’Occident est un truc qui ne marche plus et a épuisé tous ses charmes. Il serait peut-être utile de murmurer à l’oreille de la ministre une liste des personnes qui devraient se bousculer dans la file d’attente de la Cour Pénale Internationale, ou figurer à l’ordre du jour des ébats d’autres instances de la dite justice. Dans cette liste, elle trouverait beaucoup de personnages de sa connaissance, des vivants et des morts, des mortes ou des vivantes…
Il ne sert à rien de saboter l’avenir pour le plaisir de causer, que cela réjouisse ou non les va-t-en-guerre du ban et de l’arrière-ban du mainstream hexagonal qui font semblant de l’ignorer. Prêcher pour le maintien ou le durcissement de sanctions économiques multiformes, unilatérales, illégales, meurtrières, qui frappent de plein fouet les populations civiles, par ailleurs durement touchées par le tremblement de terre du début d’année 2023, est criminel. Les naïfs qui attirent l’attention des pères-la-vertu en col blanc, bien propres et bien nourris, espérant les apitoyer, se trompent de destinataires, car l’ethnocide programmé du peuple syrien est leur objectif, qu’ils soient d’outre-Atlantique, d’outre- Manche ou bien de chez nous. Et ils ont réussi leur sale coup : à ce jour, 80% des Syriens survivent sous le seuil de pauvreté, souvent sans eau, sans électricité, sans essence, sans mazout, mais avec un courage incommensurable.
Nos élites devraient en prendre conscience, dans le grand bouleversement du monde et la recomposition en cours actuellement, la France est considérée comme appartenant au camp des agresseurs. En revanche, la Syrie s’est taillée une place de choix dans le camp des vainqueurs, et c’est à eux qu’elle fera appel en priorité pour la reconstruction, ainsi qu’aux pays arabes « repentants » (ou revenus à la raison) et à quelques pays européens qui, sans rien dire, n’ont pas coupé les ponts ou sont revenus tout au long des douze années de guerre : la République Tchèque, la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie, Chypre, la Grèce, l’Italie…
La France a encore une chance de se glisser dans le grand mouvement de retour vers Damas, en mettant à profit ses atouts d’excellence : tout un chacun a rappelé notre place jadis éminente dans le secteur important de l’archéologie, où se pressent les candidats (y compris européens) à notre succession, dans le domaine de l’enseignement du français : nous avons vu l’ex-lycée Charles de Gaulle fermé par l’État français et qui a pu rouvrir grâce aux efforts de bénévoles, scolarisant contre vents et marées plusieurs centaines d’élèves en mai 2023, on a évoqué la coopération avec un pays dont le système médical se plaçait avant la guerre au top-niveau mondial dans tous les domaines, et qui nous a fourni, volontairement ou sous la pression des évènements, des milliers de médecins.
La France a encore une chance, mais le créneau qui lui est entr’ouvert est étroit, dans le temps comme dans l’espace. Le temps presse et la Syrie, dont la France a été la puissance mandataire après la Grande Guerre, lors du démantèlement de l’empire ottoman, s’apprête à redevenir le pivot du Moyen-Orient et du monde arabe, à reprendre sa place au cœur de l’Histoire. Damas, la perle de l’Orient, ne sera pas seulement la capitale d’un pays renaissant après tant d’épreuves, mais elle sera aussi la porte d’entrée vers ce monde arabe en plein réveil, dont la Syrie est redevenue « le cœur battant ».
Demain il sera trop tard, si le pays des lumières ne rétablit pas le courant…
Michel Raimbaud
Michel Raimbaud est un ancien ambassadeur de France au Soudan, en Mauritanie et au Zimbabwe, directeur honoraire de l’OFPRA Auteur de nombreux articles et ouvrages de géopolitique, dont Le Soudan dans tous ses états, Tempête sur le grand Moyen-Orient, Les guerres de Syrie.