Aller à…
RSS Feed

25 décembre 2024

Malika, généalogie d’un crime policier


En 1973, parce qu’elle avait cherché à prévenir son frère de l’arrivée des gendarmes, Malika Yezid, 8 ans, s’est retrouvée enfermée dans sa chambre avec l’un d’entre eux. Elle en est ressortie dans le coma, puis est morte à l’hôpital. Nièce de Malika, dans « Malika, généalogie d’une crime policier », je fais le récit de ce drame. Comme tant d’autres, ce crime policier a eu des répercussions sur plusieurs générations. Nous publions la postface signée par Rachida Brahim, sociologue et psychanalyste.

Jennifer Yezid (avatar)

Jennifer Yezid

Autrice de « Malika, généalogie d’un crime policier », éditions Hors d’Atteinte, 2023

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

« « Vous n’avez pas le droit de la frapper », j’ai dit. « Ta gueule, toi », on m’a répondu. Ensuite, il y a eu du bruit, une porte a claqué et j’ai entendu les cris de ma fille qui m’appelait. Maman, Maman ! Maman ! J’étais prête à défoncer la porte.

Quelques jours après, elle est morte à l’hôpital. »

Parce qu’elle avait cherché à prévenir son frère de l’arrivée des gendarmes, Malika Yezid s’est retrouvée enfermée dans sa chambre avec l’un d’entre eux. Elle en est ressortie dans le coma, puis est morte à l’hôpital. Elle avait huit ans.

Nièce de Malika, seule survivante de la famille, dans Malika, généalogie d’une crime policier, je prends en charge le récit de ce drame et de ses conséquences, aidée d’Asya Djoulaït, autrice, et de Sami Ouchane, historien. Comme tant d’autres avant et après, ce crime policier a eu des répercussions sur plusieurs générations : drogue, prostitution, suicides, placements forcés et morts précoces jalonnent ou achèvent leurs parcours.

Malika retrace pas à pas l’effroi et l’injustice, les mobilisations, le malheur et l’espoir.

« Ce livre fait de Malika, comme d’Adama, le nom d’une cause digne: celle de l’égalité et de la justice. » Assa Traoré

A l’occasion de la sortie du livre aux éditions Hors d’atteinte, nous publions la postface signée par Rachida Brahim, Sociologue et psychanalyste. 

*****

Fermez les yeux.

Voyez un désert.

Asseyez-vous à même le sol.

Les uns après les autres, regardez les vôtres s’asseoir à vos côtés.

Humez l’air et leur parfum.

Voyez les couleurs et les plis de leurs vêtements.

Observez les symboles tracés sur leurs peaux et les étoffes qui couvrent leur tête.

Vous formez un cercle.

Ecoutez.

Je vois la morsure.

Je sais qu’après la morsure on ne connaît qu’elle.

Notre corps-frontière garde ces empreintes et entre nous et le monde, il y a d’abord la morsure.

Le monde est la morsure et on ne peut s’y mouvoir sans penser au jour où notre visage collectif est devenu une cible.

Malika a été tuée par des gendarmes alors qu’elle avait huit ans et toute la famille a subi la morsure. Infamie de l’infanticide.

Suicide, prison, dépression, overdose.

La tragédie. La béance. Et le brasier.

Combien de familles ont-elles été mordues ? Dans quelle impuissance ont-elles été maintenues ? Où commence la morsure qui peut tranquillement mener à la destruction de familles entières au sein d’un même pays ? Que révèle le silence du dit pays sur la morsure ? Que nous apprend le cœur battant des Yézid qui transcende malgré tout l’espace et le temps, des arrières grand-parents nés au début du 20e siècle en Algérie au petit Luca, fils de Jennifer Yézid, petit-neveu de Malika Yézid, né en 2020 en France ?

Fazia, la victorieuse, sœur de Malika, la souveraine, et mère de Jennifer, la silhouette blanche, a un jour écrit : « Le sang des Yezid est une malédiction ».

En sociologie, une malédiction s’appelle un rapport de domination.

Une société, c’est la profusion de la vie sur terre transformée en ressources matérielles et symboliques, c’est-à-dire en argent et en pouvoir. Une société, c’est un ensemble de personnes qui s’administrent, se différencient et se classent de manière à répartir la vie, rendue argent et pouvoir, de manière la plus inégalitaire possible. Une société, c’est l’invention d’un système capitaliste, patriarcal et raciste qui sert ce projet et nous déshumanise tous, dominés comme dominants, et même si c’est dans des proportions variables, nous sommes toujours l’un et l’autre à la fois. Regardez-vous en laideur et en humilité. Le projet c’est : les inégalités et leur maintien. Et nous allons dans l’abject, dans cette folie là, toujours avec le cœur en dehors de la poitrine, assigné.e.s avant le premier souffle, nous cherchons des clés et des portes, nous prenons des marteaux et des coups. Et Luca la lumière ?

Les malédictions, par principe, traversent les générations. Il en va de même des rapports de domination et de leurs saccages à même le corps. Tant que les plaies ne sont pas refermées, elles saignent de génération en génération. Quand c’est la race qui vous mord, elles suintent le colonial. Elles suintent l’idée d’une terre à violer et la présence de corps négligeables à soumettre par la force du droit et des armées jusqu’à la mort si besoin et autant de fois qu’ils se reproduiront. Même quand il n’y a plus de besoin, plus de terre à conquérir. Peu importe la Terre, reste l’argent et le pouvoir. Peu importe les accords et les décrets, le colonialisme durera tant que durera le capitalisme. Mordu·e, vous prenez la mesure des siècles d’affront et de silence qui vous sépare du premier des vôtres ferré par la race. Mordu.e, vous touchez la dimension létale des rapports de domination. A côté de Malilka la souveraine, se tient Toufik le succès, Zahir le protecteur, Ibrahim le père de la multitude, Djilali le majestueux, Saïd le bienheureux, Zyed l’abondance, Hakim le sage, Wissam le glorieux, Amine le loyal et s’égrènent encore long le nom des disparus. La scène se rejoue sans cesse à l’identique. Un enfant, un jeune homme, un homme meurt de l’oppression raciste et l’oppression raciste quitte les lieux du crime en inversant les responsabilités à force de mensonge et laisse un vide juridique abyssal à force d’omission. Et Luca la lumière ?

Mordu·e, vous comprenez que les plaies suintent mais aussi que la bête court encore. A côté des Afrodescendants.es attaqué.e ici et là, elle charogne en Palestine, en Nouvelle Calédonie, en Polynésie française, dans l’autochtonie des territoires français d’outre-mer, d’Australie, du Mexique ou du Canada. Elle cavale et s’infiltre dans tous les domaines de la vie sociale. En cherchant à habiter, à vous instruire, à rendre justice, à travailler, à vous soigner, à oeuvrer vous pouvez être mordu·e. Et Luca la lumière ?

Regardez la morsure et comprendre que la bête a mordu nous-mêmes, notre lignée et d’autres rendu.e.s proie, pareil à nous, ailleurs, c’est interroger les espaces de rémission qu’il nous reste. Regardez la morsure, c’est comprendre que la résistance dans nos vies n’est pas une option, elle est une obligation. C’est douloureux et sublime dans le même temps. Sublime, car mordu.e.s, nous sommes d’une créativité et d’une intelligence sans borne. Nos ancêtres et nos enfants nous obligent et sur chaque continent les peuples mordus inventent des formes inouïe de résistance pour subvertir le pouvoir institué, morne et mortifère. A nous tenir debout malgré tout à différents endroits du globe, nous lui arrachons des droits et forçons le respect. Dans cet être au monde là, l’histoire des Yezid et des familles confrontées à la même béance, nous livrent malgré elles un enseignement précieux, elle nous apprend à nous garder de toute illusion. Les droits acquis ne soignent pas les plaies restées ouvertes et que la bête peut venir gratter encore. Le silence du dit pays est inéluctable car la bête qui vous mord ne peut être une bête qui vous répare. Les lois qui administrent, différencient, classent et rendent possible la morsure ne viendront pas suturer la morsure. Et quand bien même elles sauraient réparer ici, elles déchirent ailleurs.

Et Luca la lumière dit : le remède à la morsure se trouve dans vos plaies mêmes et vous êtes les seules à pouvoir y plonger.

Subvertissez également les politiques de santé publique aveugle à la morsure en regardant vos plaies. Faites de cette confrontation volontaire à l’oppression en vous un acte de résistance politique à part entière. Ouvrez. Plongez sans crainte. Vous dépasserez la douleur en vous réappropriant votre histoire. Dans la plaie acoloniale, vous trouverez le culte de vos ancêtres et un soin pluriversel qui s’abreuve aux cosmovisions qui vous ont vu naître. Dessinez. Dessinez votre arbre généalogique comme on le fait habituellement en vous plaçant à la base et en mettant au sommet les ascendants.es les plus éloignés.es de vous. Dessinez même mal, même bancal, même avec ceux dont vous ne savez rien, pas même le prénom. Dessinez. Puis retournez l’arbre. Par ce geste, vous n’êtes plus le tronc de l’arbre qui portent sur ses épaules le poids de la lignée et des traumas. Vous êtes la cime, c’est votre famille et vos traumas qui vous portent comme ils ont porté Jennifer Yezid, c’est la sagesse de votre sang qui vous dicte les remèdes à l’ineptie et à la folie du monde social.

Le monde social c’est la bête qui court encore. La vie c’est autre chose. C’est votre souffle calé sur le souffle de l’infiniment petit et de l’infiniment grand. C’est un etcetera de beauté, un pur concentré de lumière qu’aucun pouvoir ne peut atteindre. La vie transcende toujours la bête. L’âme des morts vit encore et transcende la bête qui les a tué. Dans le jour dur, accrochez-vous à la vie, et loin la nuit, écoutez le murmure des ancêtres. Les défunts nous initient à plus vaste que nous-même, à plus vaste que notre être social. Malika-la souveraine est vivante, elle rit et nous instruit sur ce qui nous met en mouvement par delà les morsures. Elle regarde Luca-la lumière et lui dit l’amour des siens. L’amour des torrents, des lacs et des montagnes. L’amour des forêts, des oiseaux et des loups. L’amour du ciel et des déserts, des grottes et des sources cachées. Elle lui dit où il pourra toujours venir se panser et résister. Digne, droit, juste.

Votre nom sera toujours plus performatif que les critères auxquels on vous assigne. Quand Fatima collecte, remplie, conserve et transmets la valise de Malika, elle fait ce que lui dicte son nom, elle répare. Quand Jennifer-Malika la silhouette blanche souveraine écrit l’histoire de sa famille, elle convoque sa force ancestrale et rejoint le puissant cortège d’hommes et de femmes qui de tout temps et en tout lieu ouvrent le chemin pour les générations à venir. Suivez les silhouettes blanches souveraines, retrouvez la médecine de votre sang et laissez-la comme une sève venir nourrir vos rêves. Vous retrouverez la médecine des rêves.

J’avance dans un couloir. Je sors de ce qui semble être mon appartement. Arrivée au bout du couloir, je vois à droite des affaires qui m’appartiennent. Des cartons laissés là, je me dis qu’ils n’ont rien à faire ici, qu’il faut que je les range. A ma gauche, des boites aux lettres, je viens prendre le courrier. Alors que je suis devant les boites aux lettres, je vois en contre bas un escalier d’une dizaine de marches et la porte de l’immeuble. Deux jeunes garçons arrivent, l’un porte une casquette et un survêtement sombre, l’autre est en haillon, un reste de short et un tee-shirt. Le premier reste en bas et tient la porte, il a accompagné le second qui se traîne dans les escaliers, il marche comme un animal à trois pattes, avec ses deux mains et sur un pied. Je le regarde du coin de l’oeil et j’ose à peine bouger, l’horreur qui l’entoure me fige. Quand il arrive à ma hauteur, je vois qu’un de ses pieds est inerte, il est comme replié vers le tibia. Il passe à côte de moi et se dirige vers le couloir par lequel je suis arrivée, je le suis du regard. Toujours en se traînant au sol, il arrive devant une porte qui se trouve derrière les affaires qui m’appartiennent dans le couloir, il se rue sur des chaussures devant cette porte.

Des chaussures de femme grises ouvertes comme un escarpin mais sans talon, il est est allongé au sol, à plat ventre, et toujours comme un animal, il mange dans les chaussures, il dévore, je me demande pourquoi il est dans cet état, une femme ouvre la porte. Une vieille femme avec un foulard sur la tête et des tatouages sur le visage. Une douceur et une lumière éblouissante émane de son appartement, elle regarde le garçon, elle lui dit vient et le garçon entre. En la voyant, je me rends compte que des gens habitent devant l’endroit où se trouvent mes affaires. Je me précipite pour les prendre et m’excuser auprès de la vieille dame. Elle ouvre la bouche en même temps que moi pour me demander justement de les ramasser puis elle me sourit satisfaite voyant que j’ai compris. Je la regarde. Je suis subjuguée. Je lui dit qu’elle a de magnifiques tatouages. Elle dit « Ah oui ? tu aimes » et elle me montre les différents tatouages de chaque coté de son visage, sur ses joues, son menton, elle soulève aussi son foulard pour que je vois ceux qui sont sur son front et sur sa tempe droite, c’est une série de coquillage. Quand elle tourne la tête, ses tatouages bougent et s’illuminent les uns après les autres, tout son visage est lumière.

Au réveil, un sourire et cette phrase : les grands-mères accueillent leurs petits-enfants. Ramassez vos affaires pour libérer le passage. Ayez confiance en elles où qu’elles soient, c’est égal, elles connaissent le feu qui tient les bêtes à distance. La bénédiction de notre lignée sera toujours plus forte que la malédiction des rapports de domination. Quoiqu’il advienne, souvenez-vous que la vie transcende toujours la bête.

Revenez souvent dans ce désert.

Ecoutez longtemps encore.

Partager

Plus d’histoires deDroit de l'Homme