Lavrov rappelle aux dirigeants américains les conditions russes d’une paix en Ukraine
9 octobre 2024
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov vient d’accorder un entretien exclusif au magazine Newsweek. Confronté aux atermoiements de Washington, qui voudrait un gel du conflit ukrainien sans aucun engagement pris dans le droit international, le ministre rappelle – de la part de Vladimir Poutine – ce qui n’est pas négociable du point de vue russe.
Jadis, Time Magazine classé comme proche des Républicains américains et Newsweek portait souvent la bonne parole des Démocrates. Par une évolution paradoxale, les néoconservateurs ont fait de Time Magazine un pur outil de propagande. Et Newsweek est devenu assez pragmatique avec les années.
Le magazine américain propose un entretien intéressant avec le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Nous la traduisons et la commentons pour nos lecteurs.
La Russie n’a pas changé d’objectifs
Question : Alors que le conflit ukrainien se poursuit, dans quelle mesure la position de la Russie diffère-t-elle de celle de 2022 et comment les coûts du conflit sont-ils évalués par rapport aux progrès accomplis dans la réalisation des objectifs stratégiques ?
Réponse : Notre position est largement connue et reste inchangée. La Russie est ouverte à un règlement politico-diplomatique qui devrait éliminer les causes profondes de la crise. Il devrait viser à mettre fin au conflit plutôt qu’à obtenir un cessez-le-feu. L’Occident devrait cesser de fournir des armes et Kiev devrait mettre fin aux hostilités. L’Ukraine devrait retrouver son statut de pays neutre, sans bloc et non nucléaire, protéger la langue russe et respecter les droits et les libertés de ses citoyens.
Les accords d’Istanbul paraphés le 29 mars 2022 par les délégations russe et ukrainienne pourraient servir de base au règlement. Ils prévoient le refus de Kiev d’adhérer à l’OTAN et contiennent des garanties de sécurité pour l’Ukraine tout en reconnaissant les réalités du terrain à ce moment-là. Il va sans dire qu’en plus de deux ans, ces réalités ont considérablement changé, y compris sur le plan juridique.
Le 14 juin, le président russe Vladimir Poutine a énuméré les conditions préalables au règlement : retrait complet de l’AFU de la RPD, de la RPL, des régions de Zaporozhye et de Kherson ; reconnaissance des réalités territoriales telles qu’elles sont inscrites dans la Constitution russe ; statut neutre, sans bloc et non nucléaire pour l’Ukraine ; démilitarisation et dénazification ; garantie des droits, des libertés et des intérêts des citoyens russophones ; et levée de toutes les sanctions à l’encontre de la Russie.
Kiev a répondu à cette déclaration par une incursion armée dans l’oblast de Koursk le 6 août. Ses protecteurs – les États-Unis et d’autres pays de l’OTAN – cherchent à infliger une « défaite stratégique » à la Russie. Dans ces conditions, nous n’avons pas d’autre choix que de poursuivre notre opération militaire spéciale jusqu’à ce que les menaces posées par l’Ukraine soient éliminées.
Le coût du conflit est le plus élevé pour les Ukrainiens, qui sont impitoyablement poussés par leurs propres autorités vers la guerre pour y être massacrés. Pour la Russie, il s’agit de défendre son peuple et ses intérêts vitaux en matière de sécurité. Contrairement à la Russie, les États-Unis ne cessent de parler de « règles », de « mode de vie » et d’autres choses du même genre, ne comprenant apparemment pas où se trouve l’Ukraine et quels sont les enjeux de cette guerre.
Nous avons largement détaillé, il y a quelques semaines, le contenu des négociations d’Istanbul. L’Ukraine se serait engagée à rester neutre et à réduire ses forces armées au minimum. Le pays aurait renoncé à entrer dans l’OTAN.
Ce qui est très astucieux de la part des Russes, c’est de se réclamer d’un accord qui ne parlait pas des annexions territoriales éventuelles de la Russie – elles devaient être discutées plus tard – ni des modalités de la “dénazification”, c’est-à-dire de la capacité russe à décider de qui gouverne à Kiev.
Deux éléments essentiels sont à remarquer: Lavrov intervient dans le débat à un moment où, à Washington, on envisage de reconnaître de facto mais non de jure les annexions russes. Lavrov précise qu’elles devront être reconnues par un traité….sinon la guerre continuera.
Et il réclame aussi la levée des sanctions contre la Russie!
Le déni de réalité occidental
Question : Quelles sont, selon vous, les chances de parvenir à une solution militaire ou diplomatique, ou pensez-vous que le conflit risque de dégénérer en quelque chose d’encore plus grave, les forces ukrainiennes recevant des armes plus perfectionnées de l’OTAN et pénétrant sur le territoire russe ?
Réponse : Il n’est pas de mon ressort de faire des suppositions. Ce que je veux dire, c’est que nous essayons d’éteindre cette crise depuis plus d’une décennie, mais qu’à chaque fois que nous mettons sur papier des accords qui satisfont tout le monde, Kiev et ses maîtres font marche arrière. C’est exactement ce qui est arrivé à l’accord conclu en février 2014 : il a été piétiné par l’opposition qui a commis un coup d’État avec le soutien des États-Unis. Un an plus tard, les accords de Minsk approuvés par le Conseil de sécurité des Nations unies ont été conclus ; ils ont également été sabotés pendant sept ans, et les dirigeants de l’Ukraine, de l’Allemagne et de la France, qui avaient signé le document, se sont vantés après coup de n’avoir jamais eu l’intention de le respecter. Le document paraphé à Istanbul fin mars 2022 n’a jamais été signé par Zelensky sur l’insistance de ses superviseurs occidentaux, en particulier le Premier ministre britannique de l’époque.
A l’heure actuelle, pour autant que l’on puisse en juger, le rétablissement de la paix ne fait pas partie du plan de notre adversaire. Zelensky n’a pas révoqué son décret interdisant les négociations avec Moscou. Washington et ses alliés de l’OTAN apportent un soutien politique, militaire et financier à Kiev pour que la guerre continue. Ils envisagent d’autoriser l’AFU à utiliser des missiles occidentaux de longue portée pour frapper en profondeur le territoire russe. « Jouer ainsi avec le feu peut avoir des conséquences dangereuses. Comme l’a déclaré le président Poutine, nous prendrons les décisions adéquates sur la base de notre compréhension des menaces posées par l’Occident. C’est à vous d’en tirer les conclusions.
Peut-on dire plus clairement que la Russie n’a plus aucune confiance dans la parole des Nord-Américains et des Européens.
C’est quelque chose dont nous n’avons pas conscience ou que nous refusons: le camp occidental a refusé à Staline la création d’une Europe centrale neutre, démilitarisée (et dénucléarisée). Il a fallu que Khrouchtchev commence à installer des missiles à Cuba pour que les Etats-Unis soient obligés de retirer ceux qu’ils avaient installés en Turquie. Les Américains ont refusé à Gorbatchev que l’Allemagne soit dans l’OTAN. Et ils ont rompu la promesse, qu’ils n’avaient jamais voulu écrire, selon laquelle ils n’étendraient jamais l’OTAN au-delà de la frontière allemande.
Les Occidentaux n’ont pas encore compris que leur machiavélisme à la petite semaine – par exemple quand Macron fait venir Durov en France sous prétexte d’une invitation à dîner puis le fait arrêter à sa descente d’avion – est totalement contreproductif. Les grands Etats ont besoin de savoir que leurs partenaires désigneront des traités et les respecteront.
Lavrov indique clairement que la paix ne se fera pas à n’importe quelles conditions. Et sûrement pas tout de suite.
Revenir à un ordre international fondé sur les traités et le respect de la souveraineté des Etats
Question : Quels sont les projets concrets de la Russie, dans le cadre de ses partenariats stratégiques avec la Chine et d’autres puissances, pour modifier l’ordre mondial actuel et comment pensez-vous que ces ambitions se concrétiseront dans les régions où la concurrence et les conflits sont intenses, notamment au Moyen-Orient ?
Réponse : Nous pensons que l’ordre mondial doit être adapté aux réalités actuelles. Aujourd’hui, le monde vit un « moment multipolaire ». Le passage à un ordre mondial multipolaire est un élément naturel du rééquilibrage des pouvoirs, qui reflète des changements objectifs dans l’économie, la finance et la géopolitique mondiales. L’Occident a attendu plus longtemps que les autres, mais il a aussi commencé à se rendre compte que ce processus est irréversible.
Il s’agit de renforcer de nouveaux centres de pouvoir et de décision dans le Sud et l’Est de la planète. Au lieu de rechercher l’hégémonie, ces centres reconnaissent l’importance de l’égalité souveraine et de la diversité des civilisations et soutiennent une coopération mutuellement bénéfique et le respect des intérêts de chacun.
La multipolarité se manifeste par le rôle croissant des associations régionales, telles que l’UEE, l’OCS, l’ANASE, l’Union africaine, la CELAC et d’autres. Les BRICS sont devenus un modèle de diplomatie multilatérale. Les Nations unies devraient rester un forum permettant d’aligner les intérêts de tous les pays.
Nous pensons que tous les États, y compris les États-Unis, devraient respecter leurs obligations sur un pied d’égalité avec les autres plutôt que de dissimuler leur nihilisme juridique sous des mantras d’exception. Nous sommes ici soutenus par la majorité des pays, qui voient comment le droit international est violé en toute impunité dans la bande de Gaza et au Liban, tout comme il l’avait été auparavant au Kosovo, en Irak, en Libye et dans bien d’autres endroits.
Nos partenaires chinois peuvent répondre pour eux-mêmes, mais je pense et je sais qu’ils partagent notre point de vue principal, à savoir que la sécurité et le développement sont inséparables et indivisibles, et que tant que l’Occident continuera à chercher à dominer, les idéaux de paix énoncés dans la Charte des Nations unies resteront lettre morte.
Les chancelleries nord-américaines et européennes devraient lire ce que déclare Lavrov: c’est un diplomate, tous les mots sont pesés. Donc l’insistance sur le fait que “le droit international est violé en toute impunité dans la bande de Gaza et au Liban” est clé dans l’entretien.
La référence à la Chine aussi. Lavrov est trop bon diplomate pour citer les Chinois sans avoir leur accord. Washington, Paris, Londres, Berlin, Rome, devraient se rendre compte que la Russie et la Chine font désormais front commun pour le rétablissement d’un ordre westphalien des relations internationales, c’est-à-dire fondé sur les traités signés par des Etats souverains qui tiennent leurs engagements.
Trump et Harris: pour les Russes, c’est “blanc bonnet” et “bonnet blanc”
Question : Quel est l’impact de l’élection présidentielle américaine ? Quel impact l’élection présidentielle américaine devrait-elle avoir sur les relations entre la Russie et les États-Unis si Donald Trump l’emporte ou si Kamala Harris l’emporte, et comment la Russie se prépare-t-elle à l’un ou l’autre de ces scénarios ?
Réponse : D’une manière générale, le résultat de cette élection ne change rien pour nous, car les deux partis sont parvenus à un consensus pour contrer la Russie. Si des changements politiques interviennent aux États-Unis et que de nouvelles propositions nous sont faites, nous serons prêts à les examiner et à décider si elles répondent à nos intérêts. En tout état de cause, nous défendrons résolument les intérêts de la Russie, notamment en ce qui concerne sa sécurité nationale.
Dans l’ensemble, il serait naturel que le résident de la Maison Blanche, quel qu’il soit, s’occupe de ses affaires intérieures, plutôt que de chercher des aventures à des dizaines de milliers de kilomètres des côtes américaines. Je suis persuadé que les électeurs américains pensent de même.
Est-il besoin de commenter cette dernière partie de l’entretien? Les Russes ont constaté qu’entre 2016 et 2020, Donald Trump était incapable d’imposer son désir de paix avec la Russie? Pourquoi devraient-ils attendre, cette fois, une amélioration?
Le courrier des stratèges.