Cet article, publié initialement sur le site OpenDemocracy a été traduit par Françoise Vella dans le cadre d’une collaboration avec Ritimo et son réseau de traducteurs bénévoles.
Patricia Gualinga se tient debout, sereine au milieu du chaos ambiant. Je suis frappé par l’allure de cette femme de petite taille, au visage peint en rouge et noir. Elle est en tête de la Marche populaire pour le climat qui se déroule à New York ce 21 Septembre 2014. Elle porte des boucles d’oreilles brillantes faites de plumes d’oiseaux et un épais collier de perles jaunes et bleues. Elle a fait le voyage depuis Sarayaku, une communauté en plein cœur de la région amazonienne de l’Équateur.
Derrière Gualinga, 400 000 personnes défilent dans les rues, pour exiger une action mondiale contre le changement climatique. Aux côtés d’un groupe de leaders indigènes, des célébrités telles que Leonardo DiCaprio, Sting ou Mark Ruffalo se préparent à participer à une mobilisation historique. Gualinga se tient sous une bannière où l’on peut lire « Laissez le pétrole dans le sol ». Elle a voyagé à travers continents et cultures pour délivrer ce message.
« Nos ancêtres et nos chefs spirituels parlent du changement climatique depuis longtemps », me dit-elle en espagnol par dessus le vacarme, en souriant tranquillement pendant que les photographes se pressent autour des célébrités. Elle montre la foule de la main. « En ce moment, nous parlons tous la même langue. »
Une victoire inédite
Un an plus tôt, je m’étais rendu dans son village, en Amazonie équatorienne, pour enquêter sur l’incroyable histoire de cette communauté de 1200 Kichwa, au milieu de la forêt tropicale, qui ont réussi à faire reculer les compagnies pétrolières et à empêcher le gouvernement d’exploiter leurs terres à des fins lucratives. Comment, me demandais-je, s’y sont-ils pris pour sortir victorieux d’une telle lutte ?
Ce n’est pas l’histoire dont on parle le plus à propos de l’Équateur et du pétrole. Les gros titres des journaux ont surtout évoqué le nord du pays. Chevron se bat contre un jugement historique qui l’a condamnée à payer 9,5 milliards de dollars pour y avoir déversé des millions de litres d’eaux usées toxiques dans les rivières, et laissé découvertes des fosses de boues contaminées, qui ont empoisonné des milliers de personnes.
Sarayaku se trouve dans le sud de l’Équateur, où le gouvernement a cédé des licences sur de vastes portions de territoires indigènes. Sarayaku est l’exception. En se mobilisant pour empêcher un nouveau cycle d’exploration pétrolière, la communauté est devenue une source d’espoir pour d’autres groupes autochtones et pour tous ceux qui militent pour la justice climatique.
Ce que j’ai découvert à Sarayaku, ce n’est pas seulement une communauté qui défend son territoire. J’ai rencontré des gens qui croient que leur mode de vie, profondément lié à la nature, montre qu’il est possible pour l’humanité d’échapper au réchauffement planétaire et à sa propre extinction. Ils ripostent en mettant en avant une vision anti-capitaliste appelée sumak kawsay-Kichwa (le « mieux vivre ») pour vivre en harmonie avec la nature qui, insistent-ils, possède des droits qui méritent d’être protégés.
Une vision naïve et romantique ? Détrompez-vous ! En 2008, la Constitution de l’Équateur est devenu la première au monde à codifier les droits de la nature, et en particulier le sumak kawsay. La Bolivie a inscrit des dispositions semblables dans sa Constitution. Aux États-Unis même, certaines collectivités ont adopté des ordonnances qui reconnaissent des droits à la nature.
Pour les habitants de Sarayaku, le sumak kawsay consiste à « choisir nos responsabilités envers nos descendants jusqu’à la septième génération plutôt que les résultats trimestriels, la régénération plutôt que la croissance économique, et rechercher le mieux vivre et l’harmonie plutôt que la richesse et la réussite financière ».
La population de Sarayaku est le visage même de la résistance indigène du XXIe siècle. Sarayaku est certes une communauté rustique isolée, mais cela ne l’a pas empêché de défier le monde occidental à la fois politiquement, juridiquement et philosophiquement. Patricia Gualinga et d’autres membres de la communauté de Sarayaku ont voyagé dans toute l’Europe pour rencontrer leurs gouvernements et informer les dirigeants d’entreprises énergétiques de leur opposition à l’extraction du pétrole sur leurs terres. Ils ont réalisé un documentaire pour expliquer leur lutte, intenté des poursuites judiciaires, mobilisé des groupes internationaux tels qu’Amazon Watch et Amnesty International pour relayer leur message, ont défilé sur des milliers de kilomètres en signe de protestation, et ils ont témoigné à l’ONU. La résistance de Sarayaku a provoqué la colère du gouvernement équatorien favorable au développement pétrolier – lequel, bizarrement, tout en adhérant à la philosophie sumak kawsay, ne se prive pas de vendre des licences pétrolières très controversées. Elle a aussi inspiré d’autres communautés indigènes à travers le monde entier.
Défense de la vie et de la terre
Je monte à bord d’un Cessna à quatre places stationné sur une petite piste d’atterrissage dans la ville de Shell, un étrange patelin à la lisière de la forêt amazonienne, dans le Sud de l’Équateur. La ville tire son nom du groupe pétrolier Shell, qui s’est installé là il y a un demi-siècle.
Notre avion vole bas par dessus l’épaisse jungle verte. Au dessous, la densité de la végétation n’est rompue que par des rivières couleur chocolat au lait, qui dessinent les artères sinueuses de la forêt tropicale.
La voûte forestière s’écarte pour révéler une piste herbeuse et des grappes de huttes au toit de chaume. Nous sommes à Sarayaku. L’air humide de la jungle m’enveloppe dès que je sors de l’avion. Les villageois nous conduisent, moi et ma fille, Ariel, qui vit en Équateur et me sert de traductrice, vers une grande hutte communautaire où une femme entretient un petit feu de bois. Gerardo Gualinga, le frère de Patricia, l’un des leaders de la communauté, arrive habillé en jeans, T-shirt, et chaussé de bottes en caoutchouc à hauteur du genou – les chaussures de mise dans la forêt tropicale. Il porte un grand bâton en bois sculpté, symbole de son autorité.
« La communauté se réunit pendant trois jours pour planifier notre travail politique et de développement pour l’année prochaine. Joignez-vous à nous, je pense que cela vous intéressera », dit-il en nous faisant signe de le suivre au bord de la large rivière Bobonaza.
Nous embarquons à bord d’un canoë motorisé et nous dirigeons en amont, doublant d’étroites pirogues, propulsées par des hommes maniant de longues perches. Dix minutes plus tard, nous grimpons sur la rive du fleuve et marchons jusqu’à une place de terre battue au milieu d’un village.
A l’intérieur d’un édifice ovale recouvert d’un toit de chaume, nous trouvons José Gualinga, un autre frère de Patricia, qui était alors président de Sarayaku. Il tient un bâton cérémoniel et porte un bandeau noir et un T-shirt Che Guevara. Gualinga anime une discussion sur les moyens de pression que la communauté pourrait exercer sur le gouvernement équatorien afin de l’obliger à se conformer à l’arrêté de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. En 2012, la Cour a jugé que le gouvernement équatorien aurait dû obtenir le consentement des indigènes avant d’autoriser le forage du pétrole sur le territoire de Sarayaku. Suite à des audiences organisées au Costa Rica, elle a ordonné au gouvernement de présenter des excuses à Sarayaku et de payer 1,25 million de dollars, plus les frais d’avocat.
La décision de la Cour, avait alors déclaré Mario Melo, l’avocat de Sarayaku et employé de la Fondation Pachamama, basée à Quito, « contribue de manière significative à préserver les droits des peuples autochtones. Elle établit un précédent pour le respect de la dignité qui inspirera sûrement de nombreuses autres nations et populations à travers le monde. »
La communauté qui a dit Non au pétrole
Lors d’une pause déjeuner, Mario Santi, président de Sarayaku jusqu’en 2008, revient sur l’histoire de la lutte. Au début des années 2000, « le gouvernement laissait les entreprises exploiter le pétrole dans ce territoire sans aucune consultation préalable. De nombreuses communautés ont vendu leur terre aux compagnies pétrolières. Sarayaku a été le seul village qui leur a refusé le droit d’exploiter son sol. »
Le gouvernement équatorien a ignoré le refus explicite de la communauté et a signé un contrat en 1996 avec la compagnie pétrolière argentine CGC, l’autorisant à se lancer dans la prospection pétrolière à Sarayaku. En 2003, les petroleros de la CGC (travailleurs pétroliers et agents de sécurité privés), ainsi que des soldats équatoriens, sont arrivés en hélicoptère pour poser des explosifs et creuser des puits exploratoires.
Sarayaku s’est mobilisé. « Nous avons fermé les écoles et interrompu notre travail pendant six mois pour nous consacrer entièrement à la lutte », explique Santi. Alors que les employés de la compagnie pétrolière déboisaient une vaste zone auparavant utilisée par la communauté pour l’agroforesterie, les citoyens de Sarayaku se sont enfoncés profondément dans la jungle, où ils ont établi des campements d’urgence et organisé la résistance.
« Durant cette lutte qui a duré six mois, notre peuple a été torturé, violé et exposé à de grandes souffrances, en particulier nos mères et nos enfants », raconte Santi. « Nous en avons gardé des séquelles psychologiques. Tous les militaires qui sont venus… » Il fait une pause pour se calmer. « Ç’a été une période très, très dure. »
Depuis leurs camps dans la jungle, les dirigeants de Sarayaku ont conçu un plan. Les femmes de la communauté ont préparé une grande quantité de chicha, une boisson équatorienne traditionnelle à base de manioc fermenté. Une nuit, un groupe d’entre elles, suivies discrètement par les hommes du village, se sont rendues à travers la jungle jusqu’au campement principal des petroleros. Elles leur ont offert leur chicha et ont regardé les travailleurs faire la fête joyeusement.
Leur beuverie terminée, les petroleros se sont endormis. Quand ils se sont réveillés, ils ont rapidement dessoûlé en se retrouvant tenus en joue par les canons de leurs propres armes automatiques. C’étaient les femmes et les hommes de Sarayaku qui tenaient les armes à feu.
Les habitants de Sarayaku ont chassé par la force les petroleros de leurs terres ancestrales. Les travailleurs terrifiés ont fait venir les hélicoptères et se sont enfuis, abandonnant leurs armes. Ils ne sont jamais revenus. Un général équatorien est venu plus tard négocier le retour des armes avec les chefs de la communauté, dont cinq d’entre eux avaient été arrêtés et battus.
Je demande à Santi pourquoi les habitants de Sarayaku ont résisté ainsi. Un sourire léger se dessine sur son visage halé et buriné alors qu’il se prépare à me raconter une histoire difficile.
« Nos pères nous ont toujours dit que pour protéger les générations futures de la souffrance, nous devions lutter pour notre territoire et notre liberté. Ainsi, nous ne deviendrions pas les esclaves des nouvelles formes de colonisation. »
« Les chutes d’eau, les insectes, les animaux, la jungle nous donnent la vie, me dit-il. Parce que l’homme et la jungle ont une relation étroite. Pour le monde capitaliste occidental, la jungle sert seulement à en exploiter les ressources jusqu’à la fin. Mais nous, les indigènes, sans la jungle, nous ne pouvons pas vivre. »
Sarayaku veut maintenant aider d’autres peuples autochtones dans le monde à résister et à défendre leur mode de vie. « Dans le message que nous exportons en Asie, en Afrique, au Brésil et dans d’autres pays qui s’interrogent à propos du changement climatique, nous proposons une alternative au développement – le développement de la vie. Le sumak kawsay est une économie de vie, non seulement pour nous, mais également pour le monde occidental qui n’a pas à redouter le réchauffement climatique s’il respecte la vie de la jungle. »
« Ce n’est pas grand chose, dit-il modestement. C’est juste de continuer à vivre. »
Les indigènes, combattants du changement climatique
L’histoire de Sarayaku n’est que le dernier épisode en date de la longue bataille pour s’approprier les ressources naturelles de l’Équateur. L’extraction de pétrole a commencé dans le nord de l’Équateur en 1964, lorsque le géant pétrolier américain Texaco a mis en place des opérations de forage sur les terres indigènes (Chevron a plus tard racheté Texaco). Selon Amazon Watch, une organisation à but non lucratif qui défend les droits des autochtones, lorsque la compagnie pétrolière s’est retirée en 1992, elle « a laissé derrière elle la pire catastrophe environnementale liée au pétrole de la planète ». La région dévastée et contaminée est connue sous le nom de « Tchernobyl tropical ».
Malgré les poursuites initiées par le gouvernement équatorien du président Rafael Correa contre Chevron pour obtenir réparation, une nouvelle phase d’exploitation pétrolière a été lancée de manière agressive dans le sud de l’Équateur, exposant des milliers d’hectares. Le gouvernement a sévi contre les résistants, ordonnant récemment la fermeture du siège de la CONAIE, la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur à Quito. Le gouvernement a tenté d’empêcher les militants équatoriens opposés au forage pétrolier d’assister au sommet climatique de l’ONU au Pérou [en décembre 2014], et a fait fermer la Fondation Pachamama, une ONG qui défend les groupes indigènes. La plupart des terres de Sarayaku ont été préservées du nouveau cycle de forages pétroliers, mais les communautés avoisinantes, y compris celle des Zápara, sont menacées. Sarayaku se joint aux mobilisations de ses voisins.
José Gualinga souligne que ces luttes ont des implications globales. « Nous faisons cela pour arrêter les émissions de carbone et le réchauffement climatique. La lutte des autochtones est une tentative pour sauver Pachamama [Terre Nourricière]. »
Les femmes ont été au centre de la résistance indigène. Patricia Gualinga me dit : « Les femmes ont fait preuve d’une grande force et de beaucoup de fermeté en refusant de négocier. C’est nous qui nous sommes mobilisées pour la vie. » Elle raconte comment, en 2013, 100 femmes appartenant à sept groupes indigènes différents ont parcouru à pied les 250 kilomètres qui séparent Quito de leurs communautés dans la jungle pour s’adresser à l’Assemblée nationale de l’Équateur. Dans les années 1990, la mère de Patricia avait organisé une marche similaire avec des milliers d’autres femmes autochtones.
« Nous voulons continuer à bien vivre dans la forêt, me dit Patricia. Nous voulons être respectées, et nous voulons devenir un modèle qui pourra être reproduit ailleurs. »
La jungle vivante
J’accompagne Sabino Gualinga, un chaman de 70 ans, alors qu’il se faufile avec facilité dans l’enchevêtrement épais de la jungle. Il manie adroitement sa machette pour nous ouvrir un chemin à travers la jungle, à Ariel et à moi. Il s’arrête et pointe un arbre du doigt.
« L’écorce de cet arbre permet de guérir la grippe. Celui-ci, dit-il, en montrant un tronc d’arbre gris et érodé, fait baisser la fièvre. Celui-là, fait-il en désignant d’un geste une plante semblable à une fougère, aide à surmonter les problèmes psychiques. »
Cette nuit-là, les fils de Sabino, Gerardo et José, nous rejoignent autour d’un feu vacillant pour parler du chemin parcouru par la communauté de Sarayaku. Ils se détendent après une longue journée de réunions. José, sa longue chevelure noire tombant sur ses épaules, porte un maillot de foot blanc. Président de Sarayaku de 2011 à 2014, il a amené sa communauté à lutter devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Dans son jugement, la cour a notamment exigé que les dirigeants équatoriens présentent des excuses à Sarayaku. Je doutais fortement que cela ce serait le cas, mais José était convaincu du contraire.
Et effectivement, en octobre 2014, le ministre équatorien de la Justice, Ledy Zuniga, debout sur la place ensablée de la communauté de Sarayaku, a prononcé un discours historique : « Nous présentons nos excuses publiques pour avoir violé la propriété, l’identité culturelle, et le droit à la consultation indigènes, pour avoir gravement mis en danger la vie et l’intégrité personnelle de votre population et pour l’avoir privée de ses garanties et de sa protection juridiques », a-t-il déclaré.
La décision de la Cour et les excuses officielles du gouvernement semblent apporter à Sarayaku une protection supplémentaire contre de nouvelles velléités d’exploration pétrolière. Le gouvernement se doit maintenant d’obtenir au moins un semblant de consentement, même contesté, de peur d’être reconduit devant les tribunaux. « Nous avons montré que les lois peuvent changer, affirme Gerardo. Notre victoire ne concerne pas seulement Sarayaku, mais l’Amérique du Sud toute entière. »
Un des éléments déterminants de la victoire des habitants de Sarayaku aura été de savoir communiquer leur histoire partout où ils le pouvaient. Sarayaku Eriberto Gualinga, formé en vidéo, a réalisé un film sur sa communauté, Children of the Jaguar, qui a reçu le prix du meilleur documentaire en 2012 lors du festival All Roads Film, organisé par National Geographic.
Sarayaku a également utilisé les réseaux sociaux. Des membres de la communauté m’ont conduit dans une hutte au toit de chaume où quelques jeunes gens penchés autour de plusieurs ordinateurs mettaient à jour leur page Facebook et d’autres sites web via une connexion Internet par satellite.
« Maintenant, dit José, quand l’État menace Sarayaku de destruction, nous avons des témoins internationaux. Nous pouvons dire la vérité aux gens. »
José établit cependant une distinction entre les luttes de Sarayaku et celles dirigées par des leaders comme Nelson Mandela et Che Guevara. « Ils voulaient leur liberté. Nous n’avons pas besoin de gagner notre liberté. Ici, à Sarayaku, nous sommes libres. Mais nous nous inspirons de l’expérience de ces dirigeants. Ils nous rendent plus forts. »
Une pluie soutenue tombe sur le toit de chaume. Les grosses gouttes font entendre un claquement sourd sur les larges feuilles des arbres. Un guitariste gratte doucement son instrument dans une hutte voisine. Les poulets et les enfants courent en liberté.
« Nous sommes aussi riches que des millionnaires, explique Gerardo, montrant la jungle qui nous entoure. Tout ce dont nous avons besoin est ici. » José scrute le feu. « Notre village est petit, mais il est le symbole de la vie. Nous devons tous nous rassembler pour protéger la vie des êtres humains et de la Terre. »
David Goodman
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Photos : Isabel Madariaga et Karla Quintana, Cour inter-américaine des droits de l’homme. Source.