L’ensemble des organisations islamistes rebelles du Caucase – Tchétchénie, Daguestan, Ingouchie et Kabardino-Balkarie – vient de prêter allégeance au Calife Ibrahim – Abou Bakr al-Baghdadi – qui a nommé pour le représenter le cheikh Abou Mohammad al-Qadari, wali du Caucase.
Revue de presse : L’Orient-Le Jour (interview de Nikolay Kozhanov, par Caroline Hayek – 26/6/15)*
Caroline Hayek : Que sait-on de ces jihadistes venus de l’Est ?
Nikolay Kozhanov : Moscou ne dissimule pas le fait que, actuellement, ses préoccupations principales dans la situation de crise au Moyen-Orient sont directement liées à ces ressortissants russophones qui ont rejoint les insurgés en Syrie et en Irak. Pendant les deux dernières années, le nombre de ces personnes a augmenté au fur et à mesure. Si, début 2013, il y avait environ 200 ou 250 combattants russophones en Syrie, en 2015 ce chiffre a drastiquement augmenté. En somme, en 2015, ils seraient environ 1 500 ou 2 000 ressortissants russophones du Caucase du Nord, de Russie, de la communauté tchétchène de Géorgie, de Turquie et de l’UE ayant rejoint des groupes islamistes divers (comme l’organisation État islamique, le Front al-Nosra, Ahrar el-Cham et d’autres) en Irak et en Syrie.
Une autre préoccupation de Moscou est liée cette fois au nombre croissant de combattants étrangers du sud du Caucase et d’Asie centrale postsoviétique qui s’engagent volontairement auprès des jihadistes en Syrie et en Irak. En 2015, il y aurait jusqu’à 500 Ouzbeks, 360 Turkmènes, 100 Kirghizes et 190 Tadjiks en Syrie. Selon le gouvernement, des Kazakhs combattraient également aux côtés des insurgés en Syrie.
Caroline Hayek : Qu’est-ce qui pousse ces étrangers à venir combattre sur le front syrien ou irakien ?
Nikolay Kozhanov : Il y a plusieurs raisons qui poussent des combattants russophones à partir en Syrie et en Irak. Jusqu’à un certain degré, la situation est semblable à celle des pays européens, dont certains ressortissants ont essayé de rejoindre l’EI et d’autres groupes radicaux pour fuir les problèmes d’ordre socioéconomique, politique ou personnel. Ainsi, le conflit civil en Syrie a créé des occasions multiples pour l’accomplissement social permettant à de simples citoyens sans perspectives de devenir « quelqu’un », en devenant membres de haut rang dans un mouvement jihadiste. Quelques combattants rejoignent aussi la lutte en raison de leurs croyances « romantiques » quant à une possibilité de changer le monde, en protégeant les opprimés et en créant une société nouvelle.
Caroline Hayek : Représentent-ils une menace sérieuse pour Moscou ?
Nikolay Kozhanov : Des combattants russes sont bien représentés, tant aux côtés d’al-Nosra (branche syrienne d’el-Qaëda) qu’aux côtés de son rival, l’EI. Ils se sont avérés être très efficaces sur les champs de bataille et ont même formé leurs propres unités. Cependant, les experts russes sont unanimes dans leur croyance que ces russophones ne voient pas la cause de l’EI ou d’al-Nosra comme la leur. Pour eux, cette lutte est juste une étape préparatoire avant leur retour en Russie où ils pourront déclencher leur propre bataille. En 2013, sur certains bâtiments ravagés en zone de guerre, en Syrie, il était gravé « Mort à la Russie » ou « Aujourd’hui la Syrie, demain la Russie ».
En 2014, Abou Omar al-Chichani (le jihadiste géorgien, chef militaire de l’EI) avait déjà menacé de libérer le Caucase. Prétendument, la trace syrienne a été trouvée par les autorités russes lors de leur enquête sur l’attaque terroriste à Grozny en décembre 2014.
Caroline Hayek : Les combattants russophones sont-ils unis ?
Nikolay Kozhanov : Dans un sens, la Syrie et l’Irak sont devenus les terrains d’un regroupement entre les différentes factions extrémistes russophones. Auparavant dispersés et séparés, ils sont progressivement apparus comme un front uni. De plus, ils ont établi des liens avec des organisations terroristes internationales et font désormais ainsi partie intégrante du réseau extrémiste mondial. Il semblerait que ce processus est en train de prendre deux directions. D’une part, les jihadistes russophones créent, voire dans certains cas restaurent, des liens avec des organisations islamistes internationales ainsi qu’avec leurs sponsors, comme le Qatar. D’autre part, ils profitent de cette situation pour établir un front uni en tissant un réseau de nationalités différentes issues de l’ex Union soviétique. Le fait que, selon certains observateurs des droits de l’homme, tous les combattants russophones soient souvent appelés « combattants tchétchènes », sans prendre en compte les différentes nationalités, car ce sont ces derniers qui prédominent, sert en quelque sorte de symbole pour cette nouvelle émergence jihadiste internationale.
Caroline Hayek : Le président tchétchène Ramzan Kadyrov, qui a appelé dans le passé à l’élimination des musulmans radicaux, sert-il d’une certaine manière de rempart contre l’expansion de l’EI ?
Nikolay Kozhanov : Les experts russes aussi bien que les membres du gouvernement n’ont pas de doutes sur le fait que, une fois ces radicaux de retour en Russie ou dans d’autres pays de l’ex-URSS, leurs connexions renforcées, ajoutées à leur expérience sur le terrain, seront utilisées contre les autorités centrales. Ce sera à ce moment que l’expérience des forces de sécurité russes entrées en Tchétchénie dans les années 1990 – 2000 pourra être extrêmement utile. Cependant, je ne dirais pas que Ramzan Kadirov va être le principal rempart russe contre les jihadistes. La responsabilité de se battre contre les jihadistes revient au gouvernement russe dans son ensemble et aux forces de sécurité.
*Nikolay Kozhanov est chercheur associé au Centre Carnegie de Moscou
Photo : Drapeau de l’Emirat du Caucase (2007)