6 août 1945 : la leçon d’Hiroshima
6 août 2015
L’Allemagne nazie vaincue et occupée, tandis que l’Europe exsangue fêtait la paix retrouvée, la guerre se poursuivait en Extrême-Orient : une guerre sanglante, acharnée, implacable. L’issue n’en faisait guère de doute, mais quel serait le prix à payer ? Combien de mois, d’années peut-être, et combien de morts avant que l’empire du Soleil-Levant, dernier maillon de l’Axe de fer, reconnût sa défaite et amenât un pavillon qui flottait encore un peu partout sur la Grande Asie ? La prise d’Okinawa, après des combats d’une férocité inouïe, avait donné un avant-goût de ce que pourrait être la reconquête, île par île, des positions tenues par l’armée japonaise, avant l’assaut final de l’archipel nippon…
Le 6 août 1945, il y a soixante-dix ans jour pour jour, trois avions qui volaient à haute altitude firent leur apparition dans le ciel d’Hiroshima, grand port japonais peuplé de trois cent cinquante mille habitants. L’un des trois appareils lâcha une bombe, une seule bombe.
Le bilan du raid américain sur Hiroshima est évalué à environ cent quarante mille victimes, tuées sur le coup ou mortes dans les semaines qui suivirent, à quoi il faut ajouter les quelques dizaines de milliers de malheureux qui périrent ultérieurement des suites de leurs blessures, de leurs brûlures ou de leur exposition à la radio-activité.
Comme les réactions du grand état-major japonais donnaient à penser qu’il n’avait pas pleinement compris la portée du message ou qu’il rechignait à en tirer les conséquences, les stratèges américains (militaires et civils) estimèrent qu’une piqûre de rappel s’imposait. Ce fut au tour de Nagasaki de tester, le 9 août, l’efficience du nouvel engin mis au point dans les centres secrets de recherche et d’essai de Palo Alto. « Fat Man » fit seulement entre quarante et quatre-vingt mille victimes.
Le 15 août, l’empereur Hiro-Hito, prenant pour la première fois la parole à la radio, annonça à son peuple qu’il avait ordonné la capitulation de son armée. Quatre ans et demi après la surprise et le désastre de Pearl Harbour, les États-Unis l’emportaient enfin sur leur agresseur. Depuis deux ans déjà, l’armée japonaise, tout comme son alliée l’invincible Wehrmacht, n’avait plus connu que la défaite mais, pour en venir à bout d’un seul coup – et quel coup ! -, la grande démocratie américaine avait dû se résoudre à un acte qui se situait à la lisière incertaine où il n’est pas aisé de distinguer entre le crime de guerre et le crime contre l’humanité. Plus encore qu’à Hambourg, à Cologne, à Dresde ou à Tokyo, il ne s’était pas seulement agi de décourager ou de terroriser, mais bel et bien de bombarder et d’exterminer un maximum de civils innocents. Au-delà des droits que donne sans compter la victoire, les responsables de la décision fatale avancèrent deux excuses absolutoires : ils avaient abrégé de six mois à un an la durée de la guerre. Ils avaient fait l’économie de centaines de milliers de vies. De vies américaines.
L’arme nucléaire a mis entre les mains de ceux qui la détiennent une possibilité non négligeable de mettre un point final à l’histoire de l’humanité. L’homme dispose désormais, pour la première fois, d’une arme si terrible qu’elle n’épouvante pas seulement ceux qui ne l’ont pas, mais, pour peu qu’ils n’aient pas perdu la raison, ceux qui la possèdent et qui ne peuvent sérieusement envisager d’y recourir. De fait, depuis soixante-dix ans, et malgré quelques alertes, elle n’a plus jamais été utilisée.
Cependant, l’homme étant ce qu’il est, sur la Terre telle qu’il l’a modelée, de plus en plus nombreux ont été les pays dont le peuple ou les dirigeants ont estimé impossible de ne pas accéder eux aussi au moyen de tuer tout le monde et de s’en aller, pour reprendre le célèbre programme de gouvernement du père Ubu. Les progrès de la technique et la diffusion des recettes du nucléaire ayant fait leur œuvre, la bombe atomique est aujourd’hui à la portée du premier dictateur comme de la première démocratie venus. En dépit des traités solennels et des accords internationaux laborieusement négociés, la prolifération de l’arme nucléaire est un fait largement accompli pour certains, et une proche perspective pour d’autres.
L’actuel Premier ministre japonais, M. Shinzō Abe, est décidé à abolir l’article fondamental de la Constitution de son pays qui limitait les effectifs, les armements et les missions de la force armée japonaise et proscrivait son emploi à l’extérieur de ses frontières. Cette abdication n’a pas d’autre origine et d’autre explication que le désastre de 1945. A-t-elle encore un sens, ne place-t-elle pas d’office le Japon dans une situation d’infériorité et de vulnérabilité par rapport notamment aux puissances régionales qui ont développé une force de frappe nucléaire et qui ont nom Inde, Pakistan, Chine et Corée du Nord ? En dépit de fortes oppositions, M. Abe semble pouvoir compter sur une majorité pour faire passer sa révision.
Interviewé cette semaine par L’Express, l’actuel maire d’Hiroshima, lui-même fils de rescapés de la catastrophe, exprimait avec politesse et modération quelques réserves sur le projet gouvernemental. On se demande bien pourquoi.
Qui parle encore, aujourd’hui, des leçons de l’Histoire ?