Rappel de la déclaration de Dominique de Villepin sur France 2, le 26 septembre 2014*
Question de Frédéric Taddeï, présentateur de l’émission « Ce soir (ou jamais !) » :
Cette guerre, vous pensez que c’est une erreur, une de plus. Vous pouvez nous expliquer pourquoi ?
Les interventions militaires, quand elles sont circonscrites, avec un objectif ciblé, limité, peuvent être efficaces si elles font partie de l’arsenal que toute démocratie doit être capable d’utiliser dans certaines circonstances avec raison et de la façon la plus maîtrisée possible. Mais, dans le cas présent, nous sommes engagés, le chef de l’Etat l’a dit de la manière la plus claire, les Américains aussi, dans une guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme ne peut être gagnée. On ne peut pas donner de pourcentage, l’échec est annoncé. Pourquoi ? Parce que le terrorisme est une main invisible, mutante, changeante, opportuniste. On ne se bat contre une main invisible avec les armes de la guerre. Il faut être capable d’employer la force de l’esprit, la ruse, les moyens de la paix pour désolidariser les forces qui s’agglutinent autour de ces forces terroristes. Donc il faut une stratégie, une vision politique, une capacité à penser l’action très au-delà des bombes et de l’action militaire stricto sensu. Donc c’est inefficace.
Davantage de guerre, davantage de chaos
Tout ce que nous savons, tout ce que nous savons de ce type de guerre, depuis des décennies, en particulier, depuis l’Afghanistan, a conduit à l’échec. Il n’y pas d’exemple, aujourd’hui, Afghanistan, Irak, qui ne conduise à davantage de guerre, davantage de chaos. Nous sommes dans la situation où, par la guerre, nous voudrions faire mieux que lors de la précédente guerre que nous avons menée.
Ayons conscience que cet Etat islamique – Daech – nous l’avons nous-mêmes en grande partie enfanté, de guerre en guerre, de cette guerre de 2003, du départ de 2011, du lâchage des rebelles syriens. Il y a un cercle vicieux dans lequel nous nous sommes enfermés. Par ailleurs, non seulement c’est inefficace mais c’est dangereux parce que cette région du Moyen-Orient, et, on pourrait prendre l’ensemble du monde arabo-musulman, est traversée de crises, de blessures, meurtrie, elle est, en plus, en profonde crise de modernisation avec, en son cœur, une crise sociale qui frappe profondément les classes les plus défavorisées et les classes moyennes du fait de la corruption, de la rente pétrolière, et qui est marquée de grandes inégalités. La grande partie des djihadistes vient de ces classes moyennes. Et donc, nous alimentons le cycle de la surenchère.
Des identités blessées
On veut croire que les images d’horreur que nous voyons, malheureusement, de ce côté-ci sont des repoussoirs, mais ce sont aussi des phénomènes d’aimantation pour certains. On ne voit pas les mêmes images de l’autre côté de la Méditerranée, on ne voit pas le même spectacle. On ne les interprète pas de la même façon, parce qu’il y a des identités blessées. Et, ce qui est vrai là-bas, est malheureusement, vrai aussi chez nous, c’est-à-dire que la surenchère a des conséquences sur le recrutement des djihadistes là-bas et elle a des conséquences ici.
Par ailleurs, nous frappons un ennemi terroriste. Mais pour quel résultat ? L’horreur que nous connaissons de notre compatriote Hervé Gourdel qui est lui, lâchement, assassiné. Où ? Dans les montagnes d’Algérie… C’est dire que toutes ces minorités qui brandissent l’étendard de l’islam, agissent au nom de l’islam, ce n’est évidemment pas l’islam qui est un problème. C’est le drapeau de l’islam qui est brandi. Et bien, pour toutes ces minorités, qui existent en Birmanie, en Indonésie, en Malaisie, en Thaïlande, dans l’ensemble du monde arabe, et de la même façon au Maghreb ou en Afrique et bien partout, ces minorités peuvent se solidariser, c’est-à-dire que nous assistons partout, par cette guerre contre le terrorisme, à une cristallisation de l’ensemble de ces groupes qui établissent des passerelles entre eux, une surenchère pour savoir quel sera le plus cruel, le plus meurtrier, le plus violent, parce que c’est une façon d’attirer les djihadistes, d’attirer l’argent, et au-delà de cela, il y une course vers la mort, une course vers davantage de djihadistes qui est effroyablement dangereuse pour nous.
Cette croisade ne peut pas être gagnante
Je voudrais terminer en disant que je veux bien faire le fanfaron, ce soir, j’aimerais pouvoir dire que nous sommes prêts, j’aimerais dire que nous n’avons pas peur. Mais c’est faux parce que nous sommes, nous les Français, une société démocratique qui n’a pas engagé de processus sécuritaire au point d’autres sociétés démocratiques. Je pense à la société américaine. Les communautés étrangères américaines sont « bunkérisées », barricadées ; il n’y pas un cheveu qui dépasse et donc le risque est largement moindre que pour les nôtres. C’est le chemin qu’a emprunté la société israélienne, c’est le chemin de la politique sécuritaire, ce n’est pas la situation de la France. Nous sommes exposés aux quatre vents, en particulier au Maghreb, au Moyen-Orient, en Asie et donc dans une situation de vulnérabilité. Ce qui est vrai là-bas l’est aussi chez nous. Donc, j’aimerais que nous prenions conscience de la complexité. Je veux bien que l’on prenne la tête d’une croisade mais je veux que l’on mesure le risque et surtout savoir que cette croisade ne peut pas être gagnante.
Nous alimentons un processus de destruction, nous alimentons un processus de haine et ce que je dis, ce n’est pas de ne rien faire, car évidemment il y a beaucoup à faire, dans une autre direction, une stratégie politique, une stratégie d’accompagnement militaire, en mettant en avant ceux qui, d’abord, doivent réagir, les pays de la région eux-mêmes. Il y a près de 500/600 avions de chasse dans les pays du Golfe qui sont parfaitement capables de mener la riposte.
La France à contre-emploi
Nous suivons les Américains qui, comme toujours, cherchent un ennemi à travers la planète, sont engagés dans une sorte de messianisme universel. Nous, Français, ce n’est pas notre rôle, ce n’est pas notre vocation. Nous sommes des faiseurs de paix, des chercheurs de dialogue, nous sommes des médiateurs, nous sommes là à contre-emploi et à contresens, entraînés dans une logique qui est sans issue. Cette guerre contre le terrorisme est une guerre sans fin, c’est une guerre perpétuelle, nous savons qu’elle ne peut s’arrêter. La haine entraîne la haine. La guerre nourrit la guerre.
Nota : Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, intervient également dans l’émission.
Intertitres : AFI-Flash
Photo : Dominique de Villepin sur France 2
*Source : VIDEO. Quand Dominique de Villepin s’opposait à la « guerre » contre l’Etat islamique (transcription : Xavière Jardez)