Ankara & Riyad : L’union (éphémère) du Lapin ottoman & de la Carpe séoudienne ! Pourquoi & Jusqu’à quand ?
| Guerre Vs Daech | Questions à Jacques Borde |
Une guerre, en aval, se juge aux résultats. En amont : aux buts de guerre des uns & des autres. S’il est évident que tant Ankara que Riyad n’en manquent pas, il est moins certain – qu’entre la volonté sur le long terme du président turc, Reccep Tayyip Erdoğan, &, celle plus indéfinissable de l’inexpérimenté roi d’Arabie Séoudite, Salmān Ibn-ʻAbd al-ʻAzīz Āl-Séʻūd – ces buts soient parfaitement identiques & compatibles sur le long terme…
| Q. Avant d’entrer dans le vif du sujet : que penser des propos de Saad Hariri ?
Jacques Borde. Sur les relations entre le Liban et l’Iran ? Pour ne pas être grossier avec cette personnalité controversée de la vie politique libanaise, je vais vous citer une blague qui circule à son sujet à Beyrouth : Devinez quel est le point commun entre Claude Barzotti et Saad Hariri ? Tous deux visitent le Liban une fois par an, le 14 février !
Plus sérieusement, la vraie question serait de savoir (dans un Liban serré de près par les nazislamistes, eux aussi en cours à Riyad comme Hariri Jr.) ce que pèse encore Saad Hariri sur l’échiquier politique libanais ?
À lire notre consœur d’As-Safir, Lina Fakhreddine, plus grand-chose, ou pour le moins beaucoup moins qu’avant. Lina Fakhreddine – qui a assisté au raout d’Hariri Jr., simplement de passage à Beyrouth, comme il l’a reconnu lui-même1 – parle d’une atmosphère « terne et froide », dans une salle « plus petite que d’habitude » avec des présents « moins nombreux que les années précédentes ». Quant au parti marsisto-haririen, le Courant du Futur, il est, à entendre Lina Fakhreddine « noyé dans une crise financière ». Plutôt une bonne nouvelle…
| Q. Autre personnalité : on a du mal à suivre Erdoğan ?
Jacques Borde. Pas facile, en effet. Autre personnalité, autre registre tout de même ! On peut ne pas aimer l’homme, on peut le combattre mais, de grâce, il ne faut pas sous-estimer et dire n’importe quoi. Le président turc, Reccep Tayyip Erdoğan, est quand même un vrai et grand chef politique qui veut imposer sa vision de la Turquie dans la région. Il est bien au-dessus de la plupart des dirigeants actuels de l’Union Européenne.
| Q. Et en quoi ?
Jacques Borde. Mettons-nous un instant, c’est indispensable pour comprendre la situation, à la place du président turc. Erdoğan, ramassant les débris d’une machine politique mal en point dont il va faire l’Adalet ve Kalkınma Partisi (AKP)2, a quand même réussi, outre s’installer durablement au pouvoir en respectant le plus longtemps possible les règles du jeu institutionnel, à neutraliser :
1- Les nationalistes du Milliyetçi Hareket Partisi (MHP)3 en reprenant leur discours.
2- L’armée, en la ralliant à son rêve d’empire néo-ottoman.
3- L’Union Europénne, qu’il mène par le bout du nez en la menaçant, à intervalles réguliers, de tsunami migrantoire.
4- L’administration Obama, qui se sert d’ennemis de la Turquie – vu d’Ankara c’est exactement ça – pour tenter de faire renter Al-Dawla al Islāmiyya fi al-Irāq wa al-Chām (Daech)4 dans les petites cases géostratégiques du US Department of State.
Non content de ça, Erdoğan a réussi avec l’incident du Mavi Marmara à redorer dans le monde arabe à peu de frais (les idiots utiles anti-impérialistes du Marmara) le blason de la Turquie, en l’érigeant en protectrice de la Palestine (sic).
Il a même réussi à s’allier avec les wahabbo-Séoudiens qui avec Lawrence ont pour le compte (déjà) des Anglo-Saxons vaincu l’empire Ottoman. Très probablement c’est Riyad qui s’occupera des faux frais (sic) d’une éventuelle guerre.
Erdoğan a compris les limites de l’engagement russe et le bluff géopolitique qui était la carte russe aux tous débuts de la crise syrienne… La seule chose que n’a pas vu venir Erdoğan (du moins à ce point) c’est l’implication du secrétaire général du Hezbollah, Sayyed, Hassan Nasrallâh. Et, derrière ces deux-là, l’Iran.
| Q. Je maintiens qu’on a du mal à suivre Ankara qui joue avec le feu…
Jacques Borde. Les voies du Seigneur sont toujours impénétrables. Et n’oublions pas, non plus, que les Turcs jouent avec les cartes d’un jeu dont ils n’ont pas fixé eux-mêmes les règles…
| Q. Que voulez-vous dire ?
Jacques Borde. Que, là encore, il importe de souligner le rôle ambigu et même néfaste des États-Unis. Comme il y a eu des junk bonds à Wall street, il y a bien un junk policy5 étasunienne au Levant !
Ce sont quand même les Américains qui, en toute connaissance de cause, ont choisi comme supplétifs au sol des groupes paramilitaires kurdes à propos desquels il ne fallait pas sortir de Sandhurst ou de Saint-Cyr pour comprendre que leur choix allait à l’encontre des intérêts de la Turquie. La fameuse ligne rouge que, depuis, n’ont de cesse de mettre sur la table Erdoğan et son ministre des Affaires étrangère, Mevlüt Çavuşoğlu. Quitte pour ce dernier à menacer directement la Russie d’un « …si nécessaire, je vous assure, nous pouvons occuper la Russie en moins de sept jours avec l’Otan et nos alliés régionaux ». L’important dans la phrase étant « avec l’Otan », dont tout le monde sait qu’elle n’a pas l’intention d’aller si loin. Là encore, nous sommes bien dans le registre du discours.
| Q. Existe-t-il quelques chances qu’Ankara puisse revoir ses ambitions à la baisse ?
Jacques Borde. À moins de prendre une bonne volée de missiles (russes), pratiquement aucune ! Ankara va continuer de matraquer les Kurdes du Partiya Yekîtiya Demokrat (PYD)6 en Syrie. C’est, en tout cas, ce qu’a affirmé, le 14 février 2016, le Premier ministre turc, Ahmet Davutoğlu, à la chancelière allemande Angela Merkel, en dépit des appels de tous côtés pour qu’Ankara mette fin à ses frappes.
La Turquie « ne permettra pas au PYD de mener des actions agressives. Nos forces de sécurité ont répondu de manière adéquate et continueront à le faire »7, a déclaré Davutoğlu à Mme. Merkel au cours d’une conversation téléphonique. Or, verbatim Davutoğlu, les forces kurdes de Syrie, accusées par Ankara de n’être que la branche syrienne du Partiya Karkerên Kurdistan (PKK)8, ont rapidement progressé, grâce au soutien aérien russe.
| Q. Quid, au passage, de Berlin qui mise toujours autant sur sa vieille amitié avec Ankara ?
Jacques Borde. Ah, la vieille histoire de la ligne Berlin-Bagdad ! Le problème des Allemands et de la chancelière est que face à un Erdoğan, qui suit un agenda géopolitique et géostratégique bien précis sans en dévier d’un iota, Merkel n’est que la caissière-en-chef du grossss supermarché allemand et rien d’autre. Sa vision géopolitique, pour peu qu’elle en ait une, est à très courte vue. À meilleure preuve, nous attendons toujours le premier bidasse allemand pour nous épauler dans notre guerre contre le terrorisme sahélo-saharien qui, elle, entre bien dans un agenda géostratégique, celui de François Hollande !
| Q. Et l’Europe dans cette affaire ?
Jacques Borde. On en rirait presque si la situation n’était pas aussi tragique. Nain politique et géopolitique, l’Union ne peut que trépigner sur place comme un bambin dont on a cassé le jouet. Tout ce qu’a pu risquer la (si peu) patronne de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, c’est qu’« Il y a quelques jours nous tous, y compris la Turquie, nous avons tous discuté du cessez-le-feu et la désescalade des tensions en Syrie. Toutes les forces, y compris la Turquie, doivent maintenant agir à cet encontre ».
Autrement dit, rien, dans cette mollassonne admonestation, qui puisse impressionner Ankara…
| Q. Et quelqu’un s’y retrouve ?
Jacques Borde. Oui, mais pas les Européens visiblement qui, partant de l’adage gaullien d’aller à « l’ Orient compliqué » avec des « idées simples », y vont avec des idées stupides ! Sans parler de l’aveuglement pour ne pas dire la complaisance de nos media.
Là encore, un exemple :
« Jusqu’à présent chaque fois que des civils périssaient sous les bombes russes ou supposées russes », analyse éditorialiste Jean-Michel Vernochet, « il s’agissait nécessairement de crimes de guerre. A contrario, que le Pentagone détruise avec ses drones un hôpital en Afghanistan ou en Somalie, ce ne sont que des dégâts collatéraux. Ce serait d’ailleurs ces mêmes bombes russes, et elles seules, qui à Alep jetteraient sur les routes de dizaines de milliers de malheureux. Difficile, à ce propos, de ne pas évoquer la mésaventure de M. Pujadas qui, lors du JT de France 2 du 4 février, pour illustrer la précision chirurgicale des bombardements américains, diffusa des images de frappes russes maquillées »9.
Difficile de faire plus nul !
| Q. Mais, à la fin, que veulent les Turcs ?
Jacques Borde. Officiellement, l’armée turque, face à l’avancée du Yekîneyên Parastina Gel (YPG)10, affirme « riposter » à des tirs provenant des… Kurdes retranchés aux abords de l’aéroport militaire de Menagh, repris le 10 février 2016 par ces derniers.
Mais personne n’est dupe : Ankara veut empêcher le PYD, émanation d’un PKK que la Turquie combat depuis plus de trente ans, de conquérir d’autres territoires le long de sa frontière, au détriment des rebelles soutenus par… Ankara. Et, ainsi de constituer un Kurdistan autonome dans le nord de la Syrie.
Samedi, au moment où son armée pilonnait le PYD, le Premier ministre turc, Ahmet Davutoğlu, a carrément intimé aux Kurdes de « s’éloigner immédiatement d’Azaz et de ses environs » et « d’évacuer l’aéroport de Menagh ». « La Turquie » étant « déterminée à protéger ses frontières (…) et à préserver les opposants modérés, qui sont le seul espoir de la Syrie ».
Rappelons, à titre indicatif, que « Azaz et ses environs » sont en territoire syrien. Un peu comme si Madrid nous demandait d’évacuer Bayonne pour mieux avoir les Basques de l’ETA11 à l’œil !
Un message adressé aux Kurdes, à Damas et Moscou, mais aussi aux États-Unis, qui voient dans le PYD un allié capable d’appuyer au sol leurs bombardements anti-Daech. Washington a d’ailleurs réagi très vite, exhortant Ankara à « cesser ses tirs », tandis que la France réclamait dimanche « la cessation immédiate des bombardements (…) de la Turquie dans les zones kurdes ». En fait, comme l’a expliqué le vice-Premier ministre turc, Yalcin Akdogan, la progression du YPG à l’ouest de l’Euphrate en Syrie constitue « une ligne rouge » qui fait que la Turquie ne restera pas « les bras croisés ».
Qui plus est, ces bombardements turcs interviennent au moment où Ankara se dit prêt à intensifier sa lutte contre Daech en Syrie, et même à envoyer des troupes aux côtés de l’Arabie Séoudite, « si une telle stratégie émergeait » au sein de la coalition. Le ministre turc des Affaires étrangère, Mevlüt Çavuşoğlu, a fait cette proposition, alors que des avions de chasse séoudiens pointaient leur nez sur la base d’Incirlik, dans le sud de la Turquie.
| Q. Mais la cible désignée, Daech, ne cache-t-elle pas davantage le projet d’une offensive terrestre contre le PYD-PKK ?
Jacques Borde. Évidemment que oui. D’autant plus, que les différentes factions nazislamistes, dans les provinces d’Alep et d’Idlib continuent de recevoir, à travers la frontière turco-syrienne, leurs lots d’armes, des munitions et de combattants.
Heureusement, côté russe, on continue à faire le ménage à coup de bombes. Pas moins de « 444 sorties en une semaine au cours desquelles » annihilant « 1.593 cibles terroristes dans les provinces de Deir Ez-Zor, de Deraa, de Homs, de Hama, de Lattaquié et d’Alep », comme l’a rapporté le porte-parole du ministère russe de la Défense, Igor Konachenkov.
| Q. Mais, de leur côté, à quoi jouent les Américains sur cette partie de l’échiquier mondial, ils ne bougent guère leurs pièces ?
Jacques Borde. Si, mais encore une fois à leur rythme et à leur avantage – ou plutôt ce qu’ils perçoivent comme leurs intérêts –. Il est clair que l’administration Obama, qui n’a pas grand chose à son actif, n’a pas l’intention de rendre son tablier en démarrant une nouvelle guerre au Levant. Son jeu y est donc plus feutré. Un peu comme dans une partie de billard : par les bandes.
Je vais vous donner un exemple : le US Secretary of State, John F. Kerry, lors de sa visite dimanche12 à Tirana, a loué la contribution de l’Albanie, membre de l’Otan13 rappelons-le, à la coalition internationale dirigée par Washington. Évoquant une époque où les « défis mondiaux sont énormes », Kerry, flanqué du Premier ministre albanais, Edi Rama, a souligneé le rôle « très important en termes d’aide fournie aux États-Unis et à d’autres pour relever le défi du moment: la lutte contre l’extrémisme violent », joué par l’Albanie.
Quel rapport avec notre sujet, me direz-vous ?
La nature de l’aide albanaise, pardi. L’Albanie a livré en 2014 force armes et munitions aux forces… kurdes – celles là mêmes que la Türk Hava Kuvvetleri (THK)14 bombarde à outrance – en lice contre Daech, supposé être l’adversaire commun des Turcs Kurdes.
Soit, selon le ministère albanais de la Défense,10.000 Kalachnikov, 22 millions de cartouches de calibre 7,62 mm, 15.000 grenades et 32.000 pièces de munitions pour lance-roquettes de différents calibres.
Bienvenu dans l’Orient compliqué cher au général de Gaulle !
| Q. C’est plutôt complexe cet aspect de la guerre ?
Jacques Borde. Oui. Et encore plus que vous le supposez. Encore un exemple :
Des milices chî’îtes irakiennes aident les forces syriennes, appuyées par les Russes à reprendre Alep. Or, nous apprend le Research Associate du Middle East Security Program au Center for a New American Security (CNAS), Nicholas A. Heras15, ces dernières sont formées d’éléments de la Brigade Badr16, du Hezbollah et enfin de Asaïb Ahl al-Haq17. Autrement dit, des milices chî’îtes combattent sur le terrain des groupes épaulés par Washington et sa CIA alors que ces mêmes milices chî’îtes bénéficient de l’aide de Washington pour combattre Daech sur le front irakien, cette fois.
| Que faire, comme disait Lénine ?
Jacques Borde. Chacun sait bien qu’on ne pourra pas faire éternellement l’économie d’un envoi de troupes au sol. Mais personne ne s’y résout pour l’instant. Citons Michel Goya qui nous rappelle qu’« Il n’y a combat dit asymétrique et résistance souvent victorieuse du “petit” sur le “fort” que tant que ce dernier craint de venir combattre sur le terrain du premier (…) Quand on ne veut pas de pertes, on ne lance pas d’opérations militaires ».
Même les Turcs, en dépit de leurs roulements de tambours, n’ont pas encore franchi ce Rubicon. Mais pour combien de temps ? En effet, leurs tirs d’artillerie18 autour d’Azaz n’ont pas ralenti la progression des forces de Damas & co. !
Notons, pour finir, que les Turcs se gardent aussi d’engager leur aviation de combat, évitant ainsi toute confrontation avec l’aviation russe. La guerre des proxies encore et toujours..
| Q. C’est tout de même inquiétant de voir les acteurs du drame syrien basculer sans l’invective et la menace ?
Jacques Borde. Certes. Mais, rassurez-vous, dès qu’il s’agit d’argent – et plus précisément de pétrole, ce qui revient au même – ces gens-là savant se parler normalement. Hier, mardi 16 février, au terme d’une réunion à Doha avec le Qatar et le Venezuela, Russes et Séoudiens « sont convenus de geler la production à son niveau de janvier, pourvu que les autres grands producteurs fassent de même », a rapporté le ministre qatari de l’Énergie, Mohammed Saleh al-Sada, ce « Afin de stabiliser les marchés pétroliers ».
De son côté, Le ministre séoudien du Pétrole, Ali al-Nouaïmi, a indiqué qu’il s’agissait là du « début d’un processus que nous évaluerons dans les tout prochains mois pour décider si d’autres mesures sont nécessaires pour stabiliser le marché ».
Comme quoi, guerre ou pas guerre, business is still business !
Notes
1 « Mon séjour à Beyrouth sera plus long cette fois » a, sans plus de précision déclaré à la presse Saad Hariri.
2 Parti de la justice & du développement.
3 Ou Parti d’action nationaliste.
4 Ou ÉIIL pour Émirat islamique en Irak & au Levant.
5 Politique internationale pourrie en quelque sorte.
6 Parti de l’union démocratique.
7 Selon les propos rapportés par le bureau du Premier ministre turc.
8 Parti des travailleurs du Kurdistan.
9 http://www.bvoltaire.fr/jeanmichelvernochet/syrie-degats-collateraux,238626?utm_source=La+Gazette+de+Boulevard+Voltaire&utm_campaign=b80567db10-RSS_EMAIL_CAMPAIGN&utm_medium=email&utm_term=0_71d6b02183-b80567db10-25559885&mc_cid=b80567db10&mc_eid=6b94f9b865.
10 Unités de protection du peuple.
11 Euskadi Ta Askatasuna, pour Pays basque & liberté.
12 14 février 2016.
13 Depuis 2009.
14 Armée de l’air turque.
15 Auteur notamment de The Potential for an Assad Statelet in Syria, Washington Institute for Near East Policy (WINEP).
16 En fait, l’Organisation Badr. À l’origine la branche armée du Supreme Council for Islamic Revolution in Iraq (Sciri), créé en in 1982.
17 Ligue des Justes.
18 À partir du territoire turc.