Irak : « Le plan américain ? Dix ou vingt ans de guerre civile ! »
15 juin 2016
Revue de presse : Afrique Asie – juin 2016
Interview de Subhi Toma (Propos recueillis par Tigrane Yégavian)*
Pour analyser la situation en Irak, vous vous gardez bien d’adopter la grille de lecture ethniciste ou pseudo-confessionnelle. Avec la fragmentation du pays en trois zones distinctes : celle tenue par l’État islamique, la Région autonome kurde au bord de la sécession et le territoire du gouvernement central corrompu, comment l’Irak pourra-t-il survivre à la visée impérialiste destinée à diviser pour mieux régner ?
Ce sera très difficile pour l’Irak de pouvoir survivre à tous ces scénarios, car le pays a perdu ses structures étatiques. On ne peut prétendre réunifier un pays lorsqu’on retire tout projet commun à sa population. Force est de constater que les chiites, les sunnites et les Kurdes n’ont plus le même projet pour rebâtir leur pays. L’occupation et la politique américaine ont divisé le peuple irakien, démantelé les structures d’État, mais aussi les liens sociaux. Les États-Unis n’ont jamais fait mystère de leur agenda propre, visant à créer de toutes pièces une fédération de trois États sur une base ethno-confessionnelle (sunnite, chiite, kurde). Sans parler des revendications d’autonomie qui se font jour dans les communautés chrétiennes, turkmène, yézidie…
Ils viennent de constater seulement récemment que leur plan ne sera pas porteur de paix et de sécurité, mais qu’il allait au contraire plonger l’Irak dans des guerres civiles pour 10 ou 20 ans. Leur politique ambiguë en est la preuve : ils se trouvent dorénavant face à un terrible dilemme qui va les pousser à opter pour un régime autoritaire et centralisateur. Autrement dit, une dictature capable de contraindre les gens à vivre ensemble.
Néanmoins, les Américains ont continué à encourager les Kurdes à se doter d’un État indépendant et ont octroyé des avantages aux chiites. Ils ont ainsi facilité l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie qui a profité des revenus du pétrole et a l’ambition d’établir une entité autonome dans le Sud. Restent les sunnites qui ont toujours cru depuis l’occupation en leur droit légitime de s’opposer aux Américains à travers la résistance armée.
Or, la lutte armée et la guérilla paraissent déjà appartenir à une autre époque. Aujourd’hui, les Américains ont la possibilité de les réorienter. Ils ont réussi à transformer la résistance patriotique des Irakiens en affrontements obscurantistes, pour que leur cause soit privée de tout soutien de l’opinion publique internationale. Le cas de l’ancien numéro deux du régime de Saddam Hussein, le baasiste Ezzat Ibrahim al-Douri, est révélateur : réduit au rôle de porte-bannière de la croisade saoudienne anti-chiite, il vient de lancer un appel aux Américains afin qu’ils interviennent pour sauver l’Irak « des milices chiites iraniennes », après avoir vainement tenté de manipuler Daech [ou État islamique – EI, ndlr]. Cela signifie que la donne a changé.
Les Américains ont transformé la lutte nationale anti-impérialiste en insurrection islamiste. Lorsqu’ils avaient décidé, en 2003, de dissoudre les structures de l’État, des centaines de milliers de fonctionnaires, d’officiers et de soldats irakiens se sont retrouvés au chômage. Au cours des premiers mois de l’occupation, la résistance était essentiellement motivée par une cause patriotique. Après cette phase de la lutte armée patriotique, les Américains, riches de leurs expériences vietnamienne et latino-américaine, avaient aussitôt nommé John Negroponte, ex-ambassadeur en Amérique centrale où il avait créé les célèbres contras. Pour dévier le combat patriotique, il fallait le confessionnaliser et susciter une guerre civile entre Irakiens. C’est ainsi qu’Al-Qaïda a pu éclore dans pareil environnement. N’oubliez pas qu’Al-Zarkaoui est rentré en Irak en passant par Halabja, au Kurdistan, le plus proche allié des Américains.
Jusqu’où est allée l’alliance américano-saoudienne pour confessionnaliser l’insurrection et ainsi la délégitimer ?
Même si, dans le fond, Riyad et Washington n’ont pas les mêmes intérêts dans le règlement de la crise irakienne, ils partagent globalement la même stratégie. L’Arabie saoudite veut annihiler les baasistes qui, à un moment donné, constituaient par leur projet modernisateur et laïcisant un contre-pouvoir au régime islamiste wahhabite. La guerre leur a donné la possibilité d’une telle initiative, ce qui explique qu’un Ezzat al-Douri (1) appelle aux États-Unis et aux pays arabes à se ranger derrière l’Arabie saoudite.
Certains anciens cadres baasistes ont rallié l’Arabie saoudite et l’État islamiste ? Calcul tactique ou résultat d’un processus de radicalisation ?
C’est un geste de désespoir. La seule chose que les Arabes sunnites pouvaient proposer au peuple irakien était la lutte patriotique pour reconquérir la dignité de la nation. Une fois qu’on a brisé la nation et morcelé le peuple irakien en plusieurs communautés, Ezzat al-Douri a cru bon d’envoyer ses hommes de la confrérie Naqshbandiyya (fondée en 2006) prêter main-forte à Daech. Mais, au bout du compte, il s’est rallié aux Saoudiens dès que ces djihadistes l’ont exclu. Il faut dire qu’à l’origine Al-Douri était un croyant pratiquant et que le salafisme, comme incarnation du choix extrémiste des sunnites, ne lui a pas posé de problèmes particuliers. De son côté, l’armée Naqshbandiyya a largement été intégrée dans les rangs de Daech. Ses ex-officiers de haut rang ont joué un rôle de premier plan dans la conquête de Mossoul et en Syrie par l’EI.
À défaut de pouvoir rivaliser avec les Russes en termes de « percée » et d’avancées militaires, les Américains multiplient les tractations et offres de fourniture d’armement qu’ils avaient pourtant jusque-là catégoriquement refusées au précédent gouvernement d’Al-Maliki… Comment expliquez-vous cette nouvelle donne ?
Les Américains avaient mis en place un gouvernement d’exilés avec Ahmed Chalabi, un escroc professionnel notoire, mais l’ont écarté au bout d’un an. Ils estimaient qu’il avait trahi leur confiance et travaillait en réalité pour le compte de l’Iran. Nous étions à un moment où les relations américano-iraniennes étaient au stade de la confrontation, prélude à la crise du nucléaire. Les services secrets américains étaient hostiles dès le début à Nouri al-Maliki en raison de son passé au sein de la section des opérations militaires du Parti islamique Dawa, chiite, soupçonné d’attentats au Koweït, à Beyrouth et à Bagdad. Ce parti a été parmi les premiers à pratiquer des attentats à la voiture piégée dans Bagdad. Mais les Américains ont finalement répondu à l’insistance des formations kurdes et sunnites pour lesquelles Al-Dawa était le seul parti apte à diriger le pays. Une fois au pouvoir, Al-Maliki a démontré qu’il tenait un double discours, fermant les yeux sur les agissements des milices chiites contre l’occupant. Et lorsqu’Obama a décidé de retirer ses troupes en 2011, il n’attendait plus rien de Maliki qui ne pouvait plus être considéré comme un partenaire. De sorte que les Américains, au final, n’ont pas honoré tous les contrats de fourniture d’armements.
La non-ratification des contrats d’armements est devenue un moyen de faire pression sur Maliki et, par ricochet, sur son protecteur iranien. À cette époque, les Russes ont offert une ligne de crédit pour que les Irakiens signent des contrats. Mais ils ont fini à leur tour par avoir des problèmes avec les Irakiens puisque Poutine a convoqué Maliki pour lui faire savoir que son ministre de la Défense demandait 20 % de dessous-de-table, bien plus que les 5 % d’usage…
La donne a pourtant changé en septembre dernier, avec l’intervention russe en Syrie. Face à Daech et à l’inertie américaine, de nombreux députés irakiens suggèrent à Al-Oubaïdi, le successeur de Maliki, de coopérer avec les Russes.
Qu’en est-il maintenant ? Washington vend-elle des armes à Bagdad ?
Les Américains comptent étoffer leur présence, pour la porter de 4 000 à 20 000 hommes. Ils sont destinés à garnir les bases nouvelles qu’ils ont construites depuis un an et celles réhabilitées dès 2011 dans la province d’Al-Anbar, ou entre Erbil et Mossoul. L’ambassade américaine à Bagdad est toujours la plus importante base de la CIA en dehors des États-Unis. D’ailleurs, lors de la récente occupation de la zone Verte début mai, elle a servi de refuge aux personnels des ambassades koweïtienne, émiratie, saoudienne et occidentales.
Les spécialistes de l’Irak ont tendance à qualifier l’armée irakienne de « milice chiite », profondément vulnérable et incapable de rivaliser avec l’EI, dont une grande partie est formée d’anciens cadres de l’armée et des services de renseignements de l’ancien régime. L’armée nationale peut-elle incarner à nouveau toutes les composantes de la société ? Est-elle en mesure de se restructurer après la cinglante humiliation de la perte de Mossoul, conquise par 500 djihadistes?
Tôt ou tard, la lumière sera faite sur l’épisode de la chute de Mossoul. On ne peut retenir comme seule explication l’incapacité de l’armée irakienne. Celle-ci a été formée par les Américains. Pour son instruction, sa formation et ses infrastructures, les Américains ont empoché des centaines de milliards de dollars. Les 20 000 ou 30 000 hommes qui se trouvaient dans cette armée étaient encadrés par des officiers recyclés ou formés par les Américains. On ne peut pas dire que cette armée était constituée de simples milices. Comment peut-on expliquer que 400 ou 500 barbus soient parvenus à prendre Mossoul ? La question ne peut se poser uniquement en termes tactiques, car elle omet le rôle majeur joué par la corruption.
Avant même l’apparition de Daech, des généraux de l’armée irakienne étaient impliqués dans des trafics de contrebande de pétrole et de gaz, un système qui s’est développé avec l’occupation américaine. Beaucoup d’officiers tiraient bénéfice de ce trafic, et nombre de ceux situés dans la zone de Mossoul et limitrophe du Kurdistan étaient compromis dans un système mafieux, en coordination avec des hommes d’affaires turcs assurant l’acheminement du pétrole vers la Turquie. Avant d’arriver à Mossoul, Daech entretenait des liens avec ce réseau mafieux. Lorsque ses hommes sont entrés dans Mossoul, toutes les unités de l’armée irakienne et des peshmergas présents dans la vallée de Ninive ont quitté la ville et ses environs le jour même, sans combattre. Au cours des premiers jours d’occupation, des milliers de soldats de l’armée irakienne avec leurs officiers ont fui vers Erbil d’où ils ont pris l’avion pour Bagdad. Le système était très bien rodé. Les officiers irakiens avaient demandé à leurs soldats d’abandonner leurs armes, de se changer et de partir.
Ni les Américains ni les Irakiens (arabes et kurdes) ne souhaitent que l’on parle de cet épisode. Et les commissions d’enquête diligentées à Bagdad ou Erbil ne rendent compte, à ce jour, d’aucun résultat probant… La présence de Daech a de facto fait des Kurdes les alliés incontournables de l’Occident. Cet avantage vient se greffer à un autre qu’ils ont eu en 1991, lorsque Bush père a voulu bombarder l’Irak et qu’il a eu besoin d’une base frontalière en Turquie (Incirlik). Il s’était alors déjà servi des Kurdes en les soutenant dans leur lutte contre le gouvernement central. Depuis plus de 20 ans, les Kurdes tirent profit de cette rente stratégique.
Un cas inouï de corruption dans l’industrie pétrolière a été révélé par des journalistes avec, au centre, la société monégasque Unaoil, et impliquant Samsung, Rolls Royce, Halliburton et d’autres géants mondiaux. La preuve éclatante de la façon dont les États-Unis ont pillé l’Irak, rendant mensongère la promesse de Washington de redonner le pétrole au peuple. Quel profit Washington a-t-elle tiré de l’invasion et de l’occupation de ce pays ?
Dans les médias occidentaux, on a beaucoup glosé sur le programme Pétrole contre nourriture. À la veille de l’invasion de l’Irak, il y a eu un débat important, notamment au sein de la communauté irakienne en exil et des opposants à la guerre, qui y voyaient un projet d’accaparement des richesses pétrolières du pays. Dépêché par George Bush aux Nations unies, le secrétaire d’État Colin Powell a affirmé que l’objectif de la Maison-Blanche était de mettre le pétrole au service du peuple irakien. En fait, les Américains avaient nommé un expert international en pétrole réputé comme conseiller du nouveau gouvernement irakien. Il travaillait avec les opposants avant l’invasion, avec en ligne de mire de redessiner les contours de la nouvelle politique pétrolière du pays. Cela avant même de désigner les ministres successifs du Pétrole (le plus célèbre, Al-Shahrestani, serait mêlé avec deux autres à un scandale de faramineux dessous-de-table portant sur des centaines de millions de dollars), encourageant le gouvernement irakien à attribuer de contrats d’exploitation à une écrasante majorité de sociétés américaines, en toute opacité.
Au-delà de ces contrats, il faut signaler l’existence d’un système de pompage que les Américains ont instauré sans compteur pour mesurer la quantité extraite. Cela leur a permis de ponctionner le pétrole à leur guise en toute illégalité. Bref, les États-Unis ont donné l’illusion d’avoir agi avec altruisme mais, en réalité, ils n’ont rien perdu…
Le projet d’un État kurde indépendant est-il viable ?
La survie de la Région autonome du Kurdistan dépendra, en grande partie, du maintien du chaos actuel profitant à l’occupation et faisant la part belle à la corruption. Tant que le chaos perdurera en Irak, les Barzani et Talabani jouiront du soutien américain et, plus généralement, international. En revanche, en cas de stabilisation ou de solution impliquant une réorganisation de l’État, à l’image du référendum local sur l’indépendance initié par Barzani et prévu pour juillet prochain, les cartes seront probablement rebattues en fonction de la nouvelle donne géostratégique régionale, et en lien avec l’évolution politique en Turquie. Les Kurdes pourraient ne plus avoir les moyens de poursuivre un tel train de vie aux ambitions propres.
Pourquoi ?
À l’heure actuelle, le second mandat de Massoud Barzani est arrivé à son terme, ce qui fait qu’il n’est plus le président en exercice du Kurdistan irakien. Or, il refuse d’organiser des élections. À l’adresse des forces politiques kurdes, il a déclaré que la priorité n’était pas la tenue de nouvelles élections, mais l’organisation d’un référendum sur l’indépendance, dont il lie au surplus les chances à la durée finissante du mandat d’Obama. Il joue sur cette carte. Non seulement Barzani n’a plus de pouvoir légitime, mais il est contesté par les autres formations : UPK, Gorran, et les deux mouvements islamistes kurdes qui joueront un rôle actif dans l’avenir de la Région autonome kurde.
Les mouvements islamistes kurdes représentent-ils une réelle influence au sein de leur société ?
Les dirigeants kurdes n’aiment pas que l’on rappelle que Daech a corrompu des peshmergas par le truchement d’islamistes kurdes qui étaient des cadres de l’organisation. Il arrive que les islamistes kurdes organisent des razzias, comme cela a été le cas contre la communauté chrétienne de Dohuk et de Zakho. Barzani joue sur plusieurs tableaux, se targuant auprès des Occidentaux d’être le protecteur des chrétiens, tout en envoyant des messages à son opposition islamiste. Il est vrai que, le 21 avril dernier, un communiqué du Haut Comité des oulémas kurdes a proscrit toute spoliation des biens appartenant aux chrétiens et autres minorités au Kurdistan. Ce qui n’empêcherait pas, le moment venu, des extrémistes kurdes de pouvoir faire subir aux chrétiens ce qu’ils ont fait aux Arméniens il y a cent ans.
Quel rôle peuvent jouer les chrétiens d’Irak et de la diaspora chrétienne dans le cadre d’une réforme hypothétique de l’État irakien ? Sont-ils voués à l’assimilation ou à un retour dans la mère patrie ?
Les chrétiens irakiens, et d’une manière générale les chrétiens d’Orient, sont voués à un sombre destin. C’est la communauté chrétienne d’Irak qui a le plus souffert. En 2003, il y avait entre 1 et 1,4 million de chrétiens dans le pays ; aujourd’hui, tout le monde s’accorde à dire qu’il en reste tout au plus 400 000… La diaspora de cette communauté va-t-elle pouvoir s’intégrer, en exil, dans les pays d’accueil ? À l’évidence, la première génération est celle qui aura le plus de mal. C’est le lot de tous les mouvements migratoires. Aux États-Unis, où il existe dans la région de Chicago et Detroit une importante concentration de chrétiens d’Irak, on peut observer que la deuxième génération essaie tant bien que mal de s’intégrer en fonction de leur formation et de leur aptitude à entreprendre. Comme dans toute diaspora, ses membres partent avec l’idée qu’ils reviendront un jour. Mais ce retour est des plus hypothétiques au regard de la complexité des tensions qui traversent l’ensemble de la région. De fait, leur organisation pâtit de leur implantation récente. D’autant que les pays occidentaux, laissant entendre qu’ils ont de la sympathie pour cette population, préfèrent les abandonner à leur Église ou chapelle respective (chaldéenne, assyrienne…) qu’ils privilégient comme seuls interlocuteurs. Or, ce ne sont pas les Églises d’Irak qui faciliteront l’émergence d’un mouvement laïque…
Quid du Mouvement démocratique assyrien ?
Son dirigeant, Yonadam Kanna, l’a fondé en 1979. Dès le départ, il s’est intégré à d’autres formations d’exilés irakiens acheminés via les bagages de l’armée américaine. Ce parti est aujourd’hui complètement vidé de son contenu. Barzani et Talabani ont créé chacun des partis fantoches, avec à leur tête des chrétiens. Même Moqtada al-Sadr préconise de nommer un chrétien de bon aloi dans la formation d’un gouvernement de technocrates qu’il appelle de ses vœux… Le drame des chrétiens d’Irak s’inscrit dans la seconde phase d’exclusion des chrétiens d’Orient. La première vague avait débuté il y a exactement un siècle avec le génocide des Arméniens.
(1) Ancien proche lieutenant du régime de Saddam Hussein et chef de l’insurrection baasiste après l’invasion de l’Irak.
Sociologue et militant irakien exilé en France, Subhi Toma s’est engagé pour la levée de l’embargo dans les années 1990, avant de devenir un opposant à l’invasion en 2003. Partisan d’un Irak libre, souverain et laïque, il dresse une analyse froide et lucide sur l’histoire récente, les évolutions en cours et l’avenir du pays.
*Source : Afrique Asie