Au moins 84 personnes (un chiffre qui pourrait monter jusqu’à 100) ont été tuées au cours de l’horrible attentat de Nice – le plus récent de la série d’attaques terroristes de ces dernières années en France.
Un camion a foncé dans la foule rassemblée pour les célébrations du 14 juillet. Tandis qu’il fauchait les spectateurs, des tirs d’arme automatique provenant du véhicule ont fait encore plus de victimes.
Plusieurs de mes amis musulmans en France et dans d’autres pays d’Europe ont eu du mal à traduire la terreur et la confusion éprouvées par leurs propres amis et par les membres de leur famille qui ont été témoins du carnage.
Ils ont décrit leur état de choc compréhensible devant les corps ensanglantés gisant sur le sol comme sur un champ de bataille. L’un d’eux a raconté que des membres de sa famille se trouvaient sur les lieux, fêtant le 14 juillet avec leurs compatriotes français. Ils étaient à Nice en vacances. Ils n’arrivaient pas à croire ce qui s’était passé. Ils ont mentionné à plusieurs reprises les corps étendus partout, beaucoup d’entre eux portant des foulards islamiques.
On n’a pas beaucoup de précisions pour le moment. Des sources policières ont confirmé que le conducteur, Mohamed Lahouaiej Bouhlel, était un Français d’origine tunisienne, d’après les papiers d’identité trouvés dans le véhicule. Le suspect était connu des autorités mais seulement pour vol et violence, pas pour terrorisme.
Certains témoins ont affirmé qu’ils avaient entendu le conducteur crier « Allahu akbar » au cours de l’attentat.
Des officiels ont confirmé qu’une cache d’armes avait été trouvée à l’intérieur du camion – un revolver, des armes automatiques et des grenades.
Que peut-on donc en déduire avec certitude ?
Des morceaux du puzzle
Premièrement, l’État islamique (EI) n’a pas officiellement revendiqué la responsabilité de cette attaque, ce qui suggère que l’attentat n’a pas été dirigé depuis le quartier général de l’EI [Note de la rédaction française : l’EI a désormais revendiqué l’attentat]. Il a toutefois été salué avec allégresse sur les comptes de médias sociaux associés à l’EI.
Deuxièmement, l’hypothèse du « loup solitaire » n’est malgré tout pas vraisemblable. La cache d’armes qui comprenait des armes de type militaire, notamment des grenades, prouve que le suspect avait accès à un réseau criminel d’approvisionnement. Il a pu se procurer du matériel qui n’est pas à la portée de n’importe quel petit malfaiteur, ce qui signifie qu’il avait des contacts avec un groupe trafiquant des armes sur le marché noir.
Il savait aussi de toute évidence comment se servir d’une arme automatique, ce qui suggère un certain niveau – même basique – de formation au maniement des armes à feu. Il avait probablement des complices.
Troisièmement, la déclaration du président François Hollande – « Nous continuerons à frapper ceux qui nous attaquent sur notre sol » – est une référence à peine voilée à la participation de la France aux frappes aériennes contre l’EI en Syrie. Les propos de Hollande reflètent ce que les services de sécurité français considèrent déjà comme l’hypothèse la plus probable : que même si cet attentat n’était pas dirigé par l’EI, il était inspiré par l’EI.
Quatrièmement, les autorités françaises savaient qu’un attentat de ce type allait se produire. Depuis plusieurs années, l’EI comme les organisations affiliées à al-Qaïda ont exhorté de façon répétée leurs partisans dans le monde entier à utiliser des camions et des voitures comme armes. Mais les Français avaient eu accès à des renseignements plus précis.
La déposition de Patrick Calvar, directeur général de la DGSI (le service du renseignement intérieur français), devant la commission d’enquête parlementaire a été publiée mardi dernier sous la forme d’un rapport officiel de 300 pages. Au cours de son témoignage recueilli le 24 mai, Calvar avait averti : « Je suis persuadé qu’ils passeront au stade des véhicules piégés et des engins explosifs, et qu’ainsi ils monteront en puissance. »
Cinquièmement, étant donné qu’il s’agit de l’attentat le plus récent d’une série qui ne fait que s’intensifier en France, l’attentat de Nice doit être considéré comme faisant partie d’un continuum de violence terroriste et non pas comme un épisode isolé. Dans ce contexte, quelle qu’ait été la riposte de l’État français aux attentats précédents – l’état d’urgence, l’intensification des frappes aériennes en Syrie, etc. –, on peut affirmer sans détour qu’elle a échoué lamentablement.
Sixièmement, nous pouvons être raisonnablement certains que l’attentat de Nice, comme ceux qui l’ont précédé, a été préparé en France par un réseau inspiré par l’EI, ayant accès aux sources d’approvisionnement d’un marché noir criminel qui demeure totalement opérationnel, malgré les efforts du gouvernement français.
Ce fait suffit à lui seul pour ouvrir une boîte de Pandore géopolitique, qui nous amène à un septième point de certitude raisonnable : comprendre comment et pourquoi ce réseau a pu continuer à exister, avec des tentacules qui s’infiltrent au sein d’une minorité de communautés musulmanes françaises. Malgré le fait que de nombreux musulmans français qui méprisent l’EI figurent parmi les victimes des attentats de Nice, on est contraint de constater qu’il existe ici un réel problème, localisé et régional.
La « guerre contre l’État islamique » dont on n’entend jamais parler
À cet égard, l’allusion de Hollande à l’EI en Syrie ne fait pas mouche. Parce que la France n’est pas seulement en guerre en Syrie. La France mène une guerre beaucoup plus proche de son territoire, à l’endroit précis où le réseau d’approvisionnement de ce marché noir criminel s’articule : en Afrique du Nord.
Voilà le huitième point : la persistance avec laquelle la France est visée ne peut s’expliquer que par l’escalade de la guerre secrète avec l’EI qui se déroule de l’autre côté de la frontière, au Maghreb.
Au cours de ces dix dernières années, des factions islamistes militantes affiliées à la fois à l’État islamique et à al-Qaïda ont développé leur tête de pont en Afrique du Nord de façon spectaculaire. Encouragés par le vide provoqué par la guerre avortée de l’OTAN en Libye, qui a réussi à renverser Mouammar Kadhafi mais a laissé le pays en proie à la guerre civile, les groupes islamistes en ont fait leur nouvelle base.
La Libye est maintenant un tremplin parfait pour les militants islamistes visant à étendre leur emprise sur l’Afrique du Nord et le Sahel.
Cela a pour conséquence un patchwork, qui ne cesse de s’agrandir, de cellules djihadistes loyales à de multiples franchises terroristes : Ansar al-Charia, al-Mourabitoune, Boko Haram, al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), et l’État islamique.
Les militants se sont aussi établis au Mali, et plus solidement encore au lendemain de l’intervention de la France dans ce pays. Lancée en 2013 pour repousser une insurrection islamiste dans le nord, cette intervention s’est transformée en arrangement semi-colonial.
Désormais, la France a une présence militaire permanente au Mali. Or ainsi que Human Rights Watch (HRW) le fait observer dans son Rapport mondial 2016, la sécurité continue de s’y détériorer avec un nombre croissant d’attaques perpétrées par des groupes islamistes et d’abus commis par les forces gouvernementales maliennes. La présence militaire française a vu une intensification de la violence islamique, qui a « augmenté au nord et s’est répandue dans le centre et le sud du Mali », selon HRW.
La brutalité du régime malien, soutenu par la France, n’a fait que servir de justification aux islamistes.
La guerre de la France s’est propagée rapidement à travers la région. On dénombre maintenant quelque 3 500 soldats français stationnés dans des bases militaires au Mali, en Mauritanie, au Niger, au Burkina Faso et au Tchad, qui est le centre de commandement et de contrôle d’un complexe militaro-sécuritaire régional géré par les Américains et les Français.
Les forces des Operations spéciales américaines sont engagées dans un programme secret visant à établir des unités d’élite en matière de contreterrorisme au Niger, au Mali, en Mauritanie et en Libye.
Mais comme l’a fait remarquer dans Foreign Affairs Nathaniel Powell, spécialiste de l’histoire des interventions militaires françaises, cette opération « pourrait faire plus de mal que de bien, dans la mesure où elle fournit un soutien crucial aux gouvernements répressifs qui sont au cœur des problèmes du Sahel ».
Avant l’EI : déstabiliser le Sahel
L’architecture sécuritaire dirigée par les États-Unis a été établie à travers le Sahel bien avant l’essor de l’EI. En fait, l’implication des États-Unis a significativement accru l’emprise islamiste dans la région.
Le professeur Jeremy Keenan de la School of Oriental and African Studies, qui fait figure d’autorité mondiale pour la région Sahara-Sahel, constate que cette architecture sécuritaire, désormais sous la juridiction du Commandement des États-Unis pour l’Afrique (AFRICOM) du Pentagone, a été établie il y a plus d’une décennie sous la forme d’un « accord de coopération sur la lutte contre le terrorisme » entre l’Algérie, le Niger, le Nigeria et le Tchad. L’accord « a effectivement rassemblé les deux parties riches en pétrole du Sahara dans un complexe d’arrangements sécuritaires dont l’architecture est américaine ».
Des documents des services de renseignement dont ont rendu compte Keenan et d’autres prouvent qu’à ce moment-là, les États-Unis, les Britanniques et les Français étaient tous bien conscients du fait que les renseignements militaires algériens avaient joué un double jeu, finançant secrètement des militants affiliés à al-Qaïda dans un mécanisme visant à consolider leur contrôle à l’intérieur de l’Algérie et à projeter leur puissance à l’étranger.
En janvier 2013, quand la France a lancé sa guerre au Mali, l’ancien agent du contre-espionnage de la National Security Agency (NSA) américaine John Schindler a déclaré qu’il existait « une abondance de preuves » indiquant que les services de renseignement algériens « maint[enaient] le contrôle d’au moins certains groupes de bandits djihadistes opérant sous la bannière d’al-Qaïda au Maghreb islamique à travers le Sahel ».
Selon Keenan, qui conseille le département d’État américain et le Foreign Office britannique sur les questions de sécurité dans la région, cet important soutien aux bandits d’al-Qaïda dans la région a débordé et s’est transformé en ce qui est devenu le soulèvement islamiste au Mali.
Pourtant, au lieu de sévir avec fermeté contre le soutien de l’État algérien au terrorisme islamiste, les États-Unis et les Britanniques ont fermé les yeux, et les Français ont envahi le Mali.
La présence militaire anglo-française à travers la région n’a pas limité les activités des islamistes, au contraire, ils s’en sont donné à cœur joie.
Les opérations secrètes en cours et les abus draconiens, accompagnés d’un soutien important aux régimes répressifs, dont l’un – l’Algérie – a directement soutenu certaines des factions islamistes qui se déchaînent à travers la région, ont attisé les doléances locales et bien peu contribué à mettre un terme aux réseaux terroristes.
Les Français tentent actuellement de surveiller une route de contrebande vers la Libye, centre régional majeur du marché noir de l’armement contrôlé par les groupes islamistes. Cependant, la zone des opérations se déploie sur une étendue gigantesque d’approximativement 39 000 m2. Pas étonnant, dès lors, que ces opérations connaissent peu de succès concrets.
Doléances ?
Alors que les combattants étrangers affluent, recrutés par divers groupes en compétition entre eux, l’opération militaire franco-américaine à travers le Sahel apparaît comme un combat perdu d’avance.
Les griefs actuels dans la région constituent un agent de recrutement puissant pour ces groupes terroristes. Les gouvernements corrompus et la pauvreté qui va s’intensifiant pour des populations jeunes en pleine expansion ont créé une lame de fond de ressentiment contre le statu quo. Dans ce vacuum, les sermons de religieux alignés à al-Qaïda et à l’EI ont une audience de plus en plus enthousiaste.
Le soutien américano-français aux gouvernements répressifs de la région, au nom de la lutte contre le terrorisme, attise le ressentiment.
Ceci conduit au neuvième point : ces doléances se reflètent en France où la sécurité étatique du pays a de façon disproportionnée ciblé les musulmans français ordinaires dans le cadre de l’état d’urgence désormais prolongé.
Une note d’information d’Amnesty International datant de février indique que les mesures d’urgence « sont appliquées de façon discriminatoire, ciblant spécifiquement les musulmans, souvent sur la base de leurs croyances et pratiques religieuses plutôt que de preuves concrètes de comportement criminel ».
Plus de 3 242 perquisitions ont été conduites et plus de 400 assignations à résidence ont été ordonnées – avec peu, voire aucun, résultat tangible quant au succès des services de renseignement contre le terrorisme. Des mosquées ont été fermées malgré des rapport de police indiquant qu’« aucun élément ne justifiait l’ouverture d’une enquête ».
En revanche, le gouvernement français a « piétiné les droits de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, les laissant traumatisés et stigmatisés », affirme la note d’Amnesty.
Ainsi que le prouve l’attentat de Nice, cette approche draconienne n’a rien fait pour aider les autorités françaises à stopper le terrorisme.
Résultat : des communautés musulmanes déjà marginalisées en France font l’expérience d’abus routiniers de la part de l’État. Pour la plupart des membres de cette communauté, cela s’arrête là. Mais pour une minorité – comme peut-être l’assaillant de Nice –, les abus étatiques donnent du crédit aux affirmations des sympathisants d’al-Qaïda et de l’EI selon lesquelles les musulmans ne sont pas les bienvenus en Occident, sont obligés de rejoindre le djihad contre l’Occident, doivent partir vivre dans l’État Islamique – et, s’ils ne le font pas, sont des apostats qui méritent autant la mort que leurs homologues non-musulmans.
Notre dixième remarque, alors, est que cette escalade de la guerre, qui n’a pas seulement lieu en Syrie mais s’étend à partir de la Libye à travers l’Afrique du Nord, est un agent de recrutement idéal pour l’idéologie de la terreur qui anime ces djihadistes : si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous.
Il est capital de se rappeler ce que cela signifie : l’EI veut détruire la zone grise, les arènes de solidarité multiethnique et multiconfessionnelle, et ce tant dans le monde musulman qu’en Occident. Les musulmans qui continuent de faire partie de la zone grise sont qualifiés d’apostats qui doivent tout particulièrement servir d’exemple. Et ils doivent servir d’exemplespécialement lorsqu’ils participent à cette zone grise – exactement comme cela s’est produit lors de l’attentat de Nice, où des personnes de toutes les origines et confessions, ou d’aucune, faisaient la fête ensemble.
Ceci conduit à mon point final : nous ne devons pas laisser gagner l’EI en mettant nous-mêmes en danger cette zone grise. Dans de semblables temps de crise, une approche réactionnaire pourrait sembler attirante, mais les dernières années montrent qu’elle porte peu de fruits. En réalité, la zone grise représente précisément ce qui « nous » distingue des terroristes : nous nous aimons, quoi qu’il arrive. Et nous nous serrerons les coudes, quoi qu’il arrive.
Nafeez Ahmed est journaliste d’investigation et auteur à succès. Titulaire d’un doctorat, il s’est spécialisé dans les questions de sécurité internationale, examinant ce qu’il appelle les « crises de civilisation ». Il a obtenu une récompense de la part de l’organisation Project Censored dans la catégorie « Outstanding Investigative Journalism » (« journalisme d’investigation d’exception ») pour un reportage d’investigation, publié par le journal The Guardian, sur l’intersection des crises globales de nature écologique, énergétique et économique et des conflits et géopolitiques régionales. Il a également écrit pour The Independent, Sydney Morning Herald, The Age, The Scotsman, Foreign Policy, The Atlantic, Quartz, Prospect, New Statesman, Le Monde diplomatique et New Internationalist. Son travail sur les causes profondes et les opérations secrètes liées au terrorisme international a officiellement contribué à l’établissement de la Commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis du 11 septembre 2001 et à l’enquête du Coroner sur les attentats du 7 juillet 2005 à Londres.
Traduit de l’anglais
Source: MEE