Souffrance animale : l’alliance du Capital et du Religieux
18 juillet 2016
C’est devenu une rubrique journalistique. L’association L214 livre avec une régularité calculée les vidéos de scènes d’horreur tournées clandestinement dans des abattoirs. A chaque fois, le ministre de l’Agriculture condamne des «dysfonctionnements», ferme des établissements et promet des lois qui existent déjà. Mais L214 ridiculise Stéphane Le Foll en montrant que les tortures continuent dans des établissements déjà inspectés. Et l’enquête officielle lancée en avril dans les 263 abattoirs français constate des manquements aux règles de protection animale dans la moitié des lieux visités… Alors, le ministre impuissant s’énerve et contre-attaque, accusant ces militants efficaces de vouloir «faire disparaître ce qu’a été l’histoire de l’agriculture avec l’élevage» : «Ils ne veulent plus qu’on mange de viande !» Il a raison. Les dirigeants de L214 ne cachent pas leur combat végétalien et leur objectif de dissuader toute consommation de viande au profit de protéines synthétiques. Pour eux, les abattoirs sont par principe condamnables. Que la plupart le soient aujourd’hui dans les faits sert leur cause. Leurs vidéos prennent soin de montrer que des bêtes sont martyrisées – découpées vivantes ou agonisant en se débattant gorge ouverte – dans les gros établissements comme dans les petits ou ceux spécialisés dans la viande bio. Cette routine de l’horreur dissimulée qu’est devenue l’industrie de la viande favorise ainsi le combat radical d’une petite minorité (3 % des consommateurs) qui estime criminel de manger des animaux. En culpabilisant tous ceux qui aiment en manger mais doutent de plus en plus qu’ils aient été tués sans souffrance. Il faut comprendre pourquoi.
L214 convainc parce que le combat de l’Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (Oaba), la grande association se souciant depuis plus de cinquante ans des animaux de boucherie, a été défait par la conjonction de l’industrialisation du marché de la viande et de la montée de l’intégrisme religieux. Une complicité inattendue à l’origine d’une formidable régression du sort des bêtes abattues. Se donnant pour mission que «les bêtes qui nous nourrissent aient une vie et une mort sans souffrance», l’Oaba fut à l’origine du décret de 1964 rendant obligatoire l’étourdissement des bêtes avant leur égorgement, un progrès décisif repris par Bruxelles en 1974. Mais, désormais, la pratique de l’étourdissement diminue à mesure de la montée de l’intégrisme.
La montée en puissance des Frères musulmans a décuplé l’abattage halal
Une dérogation à la loi commune permet à l’abattage rituel (kasher et halal) d’échapper à cette obligation. Longtemps, les musulmans de France ne s’en prévalaient pas, suivant les consignes de la Grande Mosquée de Paris qui acceptait l’étourdissement, comme beaucoup de musulmans progressistes en Europe (Danemark, Suède, Allemagne, Suisse, Autriche) ou même dans certains pays musulmans (Jordanie, Indonésie, Malaisie). Mais la montée des Frères musulmans et leur emprise sur le Conseil français du culte musulman ont décuplé l’abattage halal, aujourd’hui pratiqué dans plus de la moitié des abattoirs pour ruminants. La massification de la dérogation a eu un effet démobilisateur, tant sur le personnel (pourquoi respecter la bête sur une chaîne quand on s’en passe sur une autre ?) que sur des patrons d’abattoir pressés par la guerre des bas prix et qui ont sauté sur l’occasion de faire de la dérogation la règle : généraliser l’abattage halal coûte moins cher que de faire deux chaînes distinctes en réduisant les frais de personnel et de nettoyage. L’extension des horreurs dont L214 fait un terrible feuilleton résulte de cette alliance de la loi du profit et de la charia.
Cette complicité du Capital et du Religieux a doublé son affranchissement des règles du bien-être animal d’un autre concernant la traçabilité de la viande. Comme est débité selon le rituel kasher et halal beaucoup plus de viande que n’en demandent les pratiquants juifs et musulmans, le surplus est recyclé sur le marché sans que le mangeur lambda le sache. Le tiers des viandes proviennent d’abattages rituels quand la demande ne dépasse pas 10 %. En 2010, Bruxelles voulait imposer un étiquetage signalant ces aliments provenant de bêtes tuées vives, mais la France s’y est opposée, cédant au front commun des religieux dénonçant une «stigmatisation» et des industriels redoutant une «déstabilisation des marchés de la viande». Car cette dissimulation s’explique paradoxalement par la sensibilité croissante de l’opinion à la souffrance animale : un étiquetage de ces viandes recyclées ferait fuir les consommateurs dont 85 % réclament l’étourdissement, comme celui des œufs a déjà efficacement réorienté les conditions d’élevage des poules.
L’intimidation par le chantage à l’antisémitisme et à l’islamophobie a longtemps favorisé cette soumission aux intégristes et aux lobbies de boucherie. Cela change. Aujourd’hui, le Monde se met à parler de «question sensible» et Libération estime qu’«on ne peut plus faire l’économie de ce débat», tout comme la commission d’enquête parlementaire présidée par un socialiste. Le regretté Charb aura beaucoup contribué à ce progrès en en faisant l’un de ses combats, avec l’approche la plus simple qui soit : «Les élus de la République devraient militer pour l’interdiction totale de l’abattage rituel, non seulement au non de la souffrance animale, mais aussi parce que la loi doit être la même pour tous.»
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