Donald Trump, 9 novembre 2016, New-York /AFP
Trump, synthèse entre Roosevelt et Nixon ?
« Nous avons du lutter contre les vieux ennemis de la paix, le monopole industriel et financier, la spéculation, la banque véreuse, l’antagonisme de classe, l’esprit de clan, les profiteurs de guerre. Ils avaient commencé à considérer le gouvernement des Etats-Unis comme un simple appendice de leurs affaires privées. Nous savons aujourd’hui qu’il est tout aussi dangereux d’être gouverné par l’argent organisé que par le crime organisé ».
Ces propos tenus le 31 octobre 1936 par un Franklin Roosevelt en campagne électorale, Donald Trump ne les aurait pas désavoués. Comme l’initiateur du « New Deal » à son époque, le candidat républicain élu le 8 novembre a fulminé contre les vautours de la finance qui se sont enrichis durant la crise sur le dos des classes moyennes. Il a incriminé le poids excessif des lobbies qui tirent les ficelles d’une classe politique sans principes, et il a dénoncé sans relâche l’atmosphère pestilentielle régnant autour de celle qu’il nommait « Hillary-the-corrupt ».
Un milliardaire porte-parole des déclassés
Que cela plaise ou non, ce milliardaire qui a fait fortune dans la jungle immobilière new-yorkaise s’est transformé en porte-parole des sans-voix, des déclassés, des ruraux, de la « middle class » frappée par la crise et du monde ouvrier laminé par la mondialisation.
Le magnat des gratte-ciels, le « businessman » sans complexe qui enfreint les tabous de la « political correctness » disposait, il est vrai, d’un atout considérable. Véritable OVNI de la politique, il pouvait se prévaloir de son indépendance. Il n’était le commis d’aucun groupe de pression, l’agent stipendié d’aucune coalition d’intérêts. A l’inverse, Hillary Clinton fut littéralement adoubée par les lobbies qui font et défont les carrières politiques. Caricature vivante de l’affairisme sans scrupule, Goldman Sachs l’appuya ostensiblement. Le patron de la puissante banque d’affaires a interdit à ses employés de contribuer à la campagne du candidat républicain. Quel cadeau pour Donald Trump ! La prétendante démocrate à la Maison-Blanche fut soutenue par Wall Street comme la corde soutient le pendu.
Donnée gagnante par les préposés médiatiques au bourrage de crânes, elle a néanmoins été battue, et pour trois raisons. D’abord, elle apparut à juste titre comme la candidate de « l’establishment » politique, médiatique et financier au moment où la classe moyenne nourrissait à l’égard de cette caste sans foi ni loi les rancoeurs justifiées qu’elle ruminait depuis la crise. Ensuite, elle n’inspirait aucune confiance aux électeurs, notamment les jeunes, proches d’une gauche démocrate frustrée par l’élimination frauduleuse d’un Bernie Sanders devenu encombrant. Hillary Clinton a perdu, enfin, parce que son crédit personnel fut miné par une avalanche de révélations dessinant cruellement le portrait d’une politicienne assoiffée de pouvoir, hypocrite, cupide, et touchant des millions de dollars en provenance de ces pétromonarchies qui sponsorisent la terreur.
Copinage de Clinton avec les requins de la finance
Son copinage éhonté avec les requins de la finance, la forfaiture commise en toute impunité contre Sanders, sa corruption à grande échelle et sa compromission avec les banquiers saoudiens du djihadisme ont plombé sa candidature. Mais Donald Trump n’a pas remporté l’élection parce qu’Hillary Clinton l’a perdue. Ce n’est pas seulement le discrédit de sa concurrente qui a hissé le républicain jusqu’à la Maison-Blanche. Cette interprétation rassure la gauche bien-pensante, mais elle est fausse. Clinton bénéficiait du soutien quasi-unanime des lobbies, des médias et des stars du « show-bizz ». Les conditions objectives étaient réunies pour lui assurer la victoire. Afin d’y parvenir, elle a dépensé des sommes astronomiques, quatre à cinq fois supérieures au budget de son adversaire. Mais cela n’a pas suffi. Evénement inédit, la loi non écrite qui dit que l’élu a dépensé le plus pour sa campagne fut démentie par les faits.
Si Hillary Clinton a perdu, c’est parce que la caste globalisée à laquelle elle appartient vit dans un monde qu’elle prend pour le monde tout court. Face à l’offensive du candidat républicain, l’incantation morale était d’autant plus hasardeuse que le camp démocrate n’était pas innocent. Croire qu’il suffisait d’agiter le spectre du racisme et du sexisme pour battre son adversaire relevait d’une lourde erreur de jugement. Car le problème de l’immigration illégale, par exemple, existe aussi dans la réalité, et pas seulement dans l’imagination des partisans du candidat républicain. L’administration Obama ayant expulsé des centaines de milliers de clandestins, Hillary Clinton et ses amis étaient bien placés pour le savoir.
On pourrait faire la même remarque à propos de l’accusation de sexisme. Quand on reçoit dix millions de dollars d’une monarchie obscurantiste où l’on décapite les femmes adultères, on n’est pas vraiment qualifiée pour traiter son adversaire d’affreux macho. Et lorsque sa propre expérience a consisté à semer le chaos en Libye et en Syrie, on devrait s’abstenir de donner des leçons de respectabilité internationale. Quant à l’accusation de racisme, elle sonne étrangement dans la bouche d’une ex-secrétaire d’Etat qui a gloussé de joie devant le cadavre mutilé d’un chef d’Etat arabe.
Des accents rooseveltiens
Les adversaires du candidat républicain n’ont pas compris ce qui se passait parce qu’ils ne voulaient pas le voir. La campagne de Donald Trump ne se résumait pas à ses déclarations fracassantes sur les immigrés mexicains ou les musulmans étrangers. Focalisé sur ce qui pouvait légitimement choquer son électorat, le camp démocrate a refusé d’admettre, dans le discours de Trump, ce qui pouvait le séduire. Il n’a pas vu que le candidat républicain avait aussi des accents rooseveltiens et qu’il les avait empruntés à leur ADN politique, délaissé par leur faute.
Le camp adverse n’a pas mesuré le danger, lorsque Trump a pris pour cible une oligarchie dont Clinton disait qu’elle se sentait « très proche, beaucoup plus que de la classe moyenne, depuis qu’elle et Bill avaient amassé une fortune de plusieurs dizaines de millions de dollars ». Quasiment autiste, il n’a pas senti l’atmosphère empoisonnée qui régnait autour de la candidate. Et il a fallu attendre le 8 novembre pour que le camp démocrate, enfin, réalise la force d’attraction du discours de Donald Trump sur les victimes de la mondialisation et de la spéculation.
Il suffit d’analyser son dernier clip de campagne. On y mesure, par contraste, l’aveuglement de cette caste planétaire qui s’est rangée derrière Hillary Clinton. Au lieu de pleurnicher sur ses déboires ou d’incriminer Facebook, la « gauche » occidentale devrait écouter attentivement ce discours final qui a porté Donald Trump à la Maison-Blanche. Elle y trouverait ce qu’elle a elle-même renoncé à dire, depuis des lustres, pour se conformer à l’air du temps.
Le mal de notre société, entend-t-on dans cette ultime vidéo de campagne, c’est la caste politico-financière qui ne poursuit que son intérêt. « L’establishment de Washington et les corporations financières qui l’ont financé existent pour une seule raison : se protéger et s’enrichir eux-mêmes. Cet establishment politique défaillant et corrompu est responsable des désastreux accords commerciaux. Il a détruit nos usines et nos emplois, qui ont fui vers la Chine, le Mexique et d’autres pays » .. « C’est une structure de pouvoir globale dont les décisions économiques ont pillé la classe ouvrière, dépouillé notre pays de sa richesse et mis cet argent dans les poches de grandes corporations et d’entités politiques ».
Quand il diffuse ce message, Donald Trump sait qu’il joue sur du velours. Car c’est Bill Clinton qui a parrainé l’OMC et l’ALENA. Et ce sont Barack Obama et Hillary Clinton qui ont poussé les feux, avant de se déjuger mollement, des traités transatlantique (TIPP) et transpacifique (TPP). Les médias européens l’ont occulté, mais cette charge contre le libre-échangisme fut le leitmotiv de la campagne de Donald Trump. Il a critiqué sans relâche l’OMC et dénoncé une globalisation responsable de la destruction des classes moyennes. Opposé à la libéralisation effrénée du commerce mondial, il s’est prononcé sans équivoque pour la protection de la production nationale, pour l’instauration de barrières tarifaires. Dans ce qui reste d’une classe ouvrière ruinée par la concurrence chinoise, cet éloge du protectionnisme passe beaucoup mieux que les odes d’Hillary Clinton aux droits des LGBT. Les électeurs de la « Rust Belt » ont voté pour Trump, faute d’avoir pu voter pour Sanders.
Un capitalisme entrepreneurial
Ce défenseur d’une couche entrepreneuriale arrimée au sol américain a bâti sa fortune personnelle avec l’immobilier, le catch et la télévision, des activités tournées vers le marché intérieur et typiquement nationales. Il promet de rénover des infrastructures publiques délabrées (routes, ports, aéroports). Il veut conforter l’indépendance énergétique des USA au détriment de l’environnement, ce qui est un choix évidemment contestable. Il s’allie à des ultra-conservateurs adeptes du créationnisme. Il défend mordicus les valeurs traditionnelles. Les intérêts que représente le richissime « businessman », bien sûr, sont les intérêts d’une fraction de l’oligarchie capitaliste qui entend bien tirer profit de ce « New Deal » républicain. Si l’on s’en tient à ses discours (on ne peut faire autrement pour le moment), voilà ce qu’entend faire Donald Trump.
De droite, Trump ? Evidemment. Mais Clinton est-elle de gauche ? Il faudrait le demander à Goldman Sachs qui a financé sa campagne, et aux 30 000 Libyens victimes de sa politique. A l’entendre, Donald Trump ne voit aucun autre horizon, pour les USA, que le développement d’un capitalisme entrepreneurial sans complexe, mais mieux protégé de la concurrence des pays émergents. La fraction du capital dont il est le représentant exige que ce développement se fasse à moindre coût et s’appuie sur une réindustrialisation du pays. Pour gagner la compétition économique mondiale, Clinton voulait accélérer la mondialisation à l’abri d’un appareil militaire démentiel. Trump, lui, veut assigner des limites à la mondialisation et protéger l’économie nationale des turbulences planétaires. Elle voulait prolonger à tout prix le « chaos constructif ». Le nouveau président semble décidé à y renoncer parce que c’est contraire aux intérêts nationaux des USA.
Synthèse entre Nixon et Roosevelt ?
Dans les jours qui ont suivi son élection, Donald Trump a appelé Vladimir Poutine. Il entend renouer le dialogue avec la Russie. Il a déclaré à la presse qu’en Syrie la politique de son administration serait de combattre Daech, et non la Russie et la Syrie. Pour Trump, la politique étrangère d’Obama est un fiasco dont il faut tirer les leçons. Durant la campagne, il a exprimé son opposition à l’intervention militaire des USA à l’étranger lorsque leurs intérêts vitaux ne sont pas en jeu. Il l’a dit clairement : la guerre par procuration en Syrie, comme l’intervention en Libye, ont semé un chaos dont Barack Obama et Hillary Clinton sont responsables.
De même qu’il a récusé le libre-échangisme, Trump a répudié le néo-conservatisme en casque lourd et le cynisme au petit pied des apprenti-sorciers du djihad. Cette double orientation le place sur une trajectoire différente de celle de ses prédécesseurs, démocrates ou républicains. Elle le rend inclassable, ce qui est le dénominateur commun de la pensée complexe et de l’action efficace. Elle préfigure peut-être un réalignement de la politique étrangère des USA, moins tentée par l’unilatéralisme et plus respectueuse de la souveraineté des Etats.
Dire qu’il est conservateur n’est pas faux, mais c’est faire bon marché de ses accents rooseveltiens. Parce qu’il est décidé à reprendre langue avec Moscou, sa vision géopolitique éveille aussi des réminiscences nixoniennes (le Nixon de la « détente », s’entend). Entre Nixon et Roosevelt, Trump fera-t-il la synthèse ? En réalité, nul ne le sait. La politique consistant à tenir des discours pour se faire élire et à improviser ensuite au gré des circonstances, bien malin est celui qui peut prédire ce que sera la future présidence américaine. Il faudra juger sur pièces, sans illusions ni concessions.
Bruno Guigue | 17 novembre 2016
Bruno Guigue, est un ex-haut fonctionnaire, analyste politique et chargé de cours à l’Université de la Réunion. Il est l’auteur de cinq ouvrages, dont Aux origines du conflit israélo-arabe, L’invisible remords de l’Occident, L’Harmattan, 2002, et de centaines d’articles.
Source: http://arretsurinfo.ch/trump-synthese-entre-roosevelt-et-nixon-2/