À la dérive depuis cinq ans, la Libye n’a toujours pas de modèle politique pérenne. Les battus d’hier refont surface, mais tous n’ont pas le même objectif.
Tripoli, Mathieu Galtier
La situation en Libye est si chaotique que le néologisme « libyanisation » est en train de s’imposer. Une combinaison fatale de balkanisation – division d’un pays en zones autonomes – et de somalisation – défaillance d’un gouvernement au profit de milices. Actuellement, la Libye compte trois gouvernements. Durant les cinq précédentes années, le pays a connu deux élections générales, un coup d’État avorté, l’arrivée de l’État islamique et des conflits ethniques de basse intensité. La déliquescence du pays est telle que des Libyens réclament de plus en plus ouvertement un retour sous une forme ou sous une autre de la Jamahiriya (État des masses) instaurée par l’ancien dictateur. « La légitimité des kadhafistes a progressé en Libye. Cinq ans après la révolution, ils sont passés du stade de disparus à celui de force qui pèse », analyse Mattia Toaldo, spécialiste de la Libye au Conseil européen sur les relations internationales. Le chercheur catalogue trois types de Kadhafistes : ceux qui ont rejoint l’armée du général Khalifa Haftar à l’est du pays ; ceux qui soutiennent Saïf el-Islam, le fils préféré de Kadhafi, détenu dans la ville de Zintan, à l’Ouest ; et les partisans d’une nouvelle Jamahiriya.
Une armée verte au Sud
Franck Pucciarelli fait partie de cette dernière catégorie. Le Français, installé en Tunisie, est le porte-parole d’un groupe regroupant des fidèles des comités révolutionnaires libyens et internationaux, qui faisaient office de courroie de transmission de l’idéologique kadhafiste. « Nous voulons libérer la Jamahiriya qui a été victime d’un coup d’État mené par l’OTAN », assène-t-il. Franck Pucciarelli explique ainsi que les membres des comités révolutionnaires sont à l’oeuvre depuis 2012, dans et hors du pays. L’organisation compterait 20 000 membres en Libye et 15 000 à 20 000 anciens militaires exilés se tiendraient prêts à rentrer. « Nous sommes en capacité d’organiser un soulèvement populaire et si le chaos s’est installé en Libye, c’est grâce à nos actions », assure le porte-parole. Contrairement au coup d’État de 1969, cette frange « pure » du kadhafisme imagine un retour au pou- voir démocratique, via l’organisation d’un référendum – ou plutôt un plébiscite – sur le retour de la Jamahiriya avec présence de la communauté internationale pour superviser le scrutin. Une Jamahiriya quelque peu modernisée avec un Sénat qui représenterait les tribus, une chambre basse et surtout une Constitution, absente sous Mouammar Kadhafi.
Longtemps moquée, la possibilité d’une contre- révolution commence à inquiéter. Dans la capitale, les Libyens comparent de plus en plus le passé et le présent, au désavantage de ce dernier.
Même si ces propos sont à prendre avec prudence, ils prouvent que la parole « verte » – couleur emblématique de la Jamahiriya – s’est libérée et qu’elle repose sur des faits. En septembre 2015, l’autoproclamé Conseil suprême des tribus libyennes choisit Saïf el-Islam comme le représentant légitime du pays. Ce Conseil rassemble essentiellement les tribus restées fidèles à Kadhafi et n’a pas de poids institutionnel, mais la symbolique est forte. Depuis le printemps, Ali Kana, l’ancien chef de l’armée de la zone sud sous Kadhafi, oeuvre pour la constitution d’une armée du Fezzan (région méridionale de la Libye), dont l’effectif reste difficile à chiffrer. Ali Kana a déjà annoncé que son groupe ne s’affilierait ni à Tripoli, ni à Tobrouk, mais seulement à un pouvoir qui reconnaîtrait la légitimité de la Jamahiriya. En août, pour la première fois, l’ONU a invité des Kadhafistes historiques à s’exprimer lors de discussions sur une solution poli- tique et économique à la crise. La communauté internationale reconnaît le conseil présidentiel dirigé par Faez Serraj, arrivé en mars à Tripoli. Cependant, ce dernier n’a toujours pas reçu le vote de confiance de la Chambre des représentants (CdR) comme stipulé dans l’accord politique de Skhirat signé en décembre 2015 sous l’égide de l’ONU. La CdR, basée à Tobrouk à l’est du pays, se range derrière le gouvernement de Beida dirigé par Abdallah al-Thinni, qui ne survit que grâce au soutien armé de Khalifa Haftar, lequel contrôle depuis septembre les principaux sites pétroliers. À ceci s’ajoute le retour à Tripoli depuis la mi-octobre de l’ancien Premier ministre Khalifa Ghwell, qui occupe des bâtiments officiels et appelle à un accord avec le pouvoir de Beida. Économiquement, les réserves en devises sont passées de 107,6 milliards de dollars en 2013 à 56,8 milliards $ fin 2015. Au marché noir, un dollar s’échange à 5,25 dinars.
Haftar vs Saïf el-Islam
Ce désastre politique et économique est à la base du retour en force des contre-révolutionnaires. Telle est la thèse de Rachid Kechana, directeur du Centre maghrébin d’étude sur la Libye : « Le retour en grâce de l’ancien régime se comprend avant tout par l’échec de la transition post-révolutionnaire. Et c’est sur cet échec que s’appuient les idéologues kadhafistes pour revenir dans le jeu, et non sur une véritable adhésion populaire. » Et le chercheur de préciser : « Les Kadhafistes ne reviendront jamais sur le devant de la scène, mais ils auront un poids important dans la future Libye. » La CdR l’a déjà compris en votant une loi d’amnistie pour les auteurs de crimes durant le soulèvement de 2011. Un texte qui vise à faire revenir les exilés, qui seraient entre 1,5 et 3 millions, réfugiés en Tunisie et en Égypte. Beaucoup d’anciens militaires qui sont restés fidèles à Kadhafi jusqu’au bout sont revenus en Libye combattre au côté de Haftar. Le compagnon de route de Kadhafi dès 1969, devenu opposant à la fin des années 1980 durant la guerre tchado-libyenne, est aujourd’hui l’homme fort. Il rassemble ceux séduit par une partie des Verts. À l’inverse, pour les orthodoxes de la Jamahiriya, Saïf el-Islam est la seule opportunité d’un retour à l’ancien régime. Bien que condamné à mort le 28 juillet 2015 par contumace à Tripoli, Saïf el-Islam est toujours en vie à Zintan, à l’ouest du pays. Officiellement prison- nier des milices locales, il bénéficie de conditions de détention très lâches : il circulerait assez librement dans la ville et passerait son temps à communiquer via l’application Viber. Jusqu’ici assez sombre, son avenir politique a été relancé indirectement grâce aux pays occidentaux. Les courriels de Hillary Clinton révélés par Wikileaks et le rapport parlementaire du député conservateur Crispin Blunt publié en septembre montre un Saïf el-Islam modéré, potentiellement prêt à jouer le jeu de la transition démocratique à la suite de son père. «L’engagement avec Saïf Kadhafi aurait pu permettre à lord Hague [secrétaire aux Affaires étrangères à l’époque] de soutenir Mahmoud Jibril et Abdul Jalil dans la mise en oeuvre de réformes en Libye, sans encourir les coûts politiques, militaires et humains de l’intervention et le changement de régime. De telles possibilités, cependant, auraient dû être sérieusement considérées à l’époque », défend le rapport émanant de Londres. Les Kadhafistes ont également conscience que le profil modéré et éduqué – il est diplômé de London School of Economics – de Saïf el-Islam passe mieux que celui de son frère Saadi, emprisonné à Tripoli, et qui s’est tourné vers la religion. Ses frères, Hannibal et Mohamed, sa soeur Aïcha et sa mère Safia, se tiennent eux silencieux à Oman depuis octobre 2012 après avoir appelé depuis l’Algérie à une contre-révolution violente dès les premiers mois de la mort de Mouammar Kadhafi.