Abdelhakim Belhadj, l’étrange ami de la France à Tripoli
23 juillet 2017
Aidé par Paris pendant la révolution, cet ancien djihadiste a été protégé par le quai d’Orsay et pourchassé par la Défense. La parfaite illustration de nos errements en Libye
Oubliés la France triomphant de Kadhafi, les drapeaux tricolores agités en arrière-plan d’un Nicolas Sarkozy tout juste débarqué en terre libyenne « libérée ». Ce 20 juillet 2016, en tête d’un cortège qui écume les rues de Tripoli, le mufti Al-Ghariani appelle à « faire la guerre contre la France ». La veille, les corps de trois sous-officiers de la DGSE ont été retrouvés dans l’épave d’un hélicoptère de la milice du général Haftar, son ennemi juré. Ce sont les hommes du mufti, la Brigade de défense de Benghazi, qui ont abattu l’appareil. La chaîne de télévision qatarie Al-Nabaa, proche des Frères musulmans, consacre à l’événement une édition spéciale contre la présence française en Libye. En Turquie, depuis son bureau cossu d’Ankara, Abdelhakim Belhadj, un homme d’affaires, djihadiste et milliardaire, réclame « une commission d’enquête ». Il a une idée derrière la tête : ses hommes et ceux du mufti vont s’allier avec le groupe terroriste Ansar Al-Charia pour attaquer le Conseil de la présidence à Tripoli.
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A l’Elysée, la confusion règne. Le Quai d’Orsay joue la politique des Frères musulmans représentés par Belhadj – dont l’ambassadeur de France pour la Libye dit le plus grand bien. A la Défense, Jean-Yves Le Drian soutient le camp opposé : celui de Haftar, le seul qui lutte contre les groupes djihadistes implantés à Benghazi et Derna. Et François Hollande est incapable de trancher.
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Pourquoi le Quai soutient-il les hommes qui pactisent avec Al-Qaïda ou Daech, plutôt que ceux qui les combattent ? La journaliste Isabelle Mandraud apporte une réponse dans son ouvrage « Du djihad aux urnes ». Celui-ci retrace le parcours d’Abdelhakim Belhadj, « démocrate » le jour, djihadiste la nuit.
Dans les années 1980, ce brillant sujet renonce à des études d’ingénieur et rejoint Ben Laden en Afghanistan. Il combat à ses côtés contre les Russes. Au début des années 1990, il le suit au Soudan tandis qu’une partie de ses hommes s’établit au Royaume-Uni, à Manchester. Les Britanniques soutiennent alors tous les opposants à Kadhafi, auteur de l’attentat de Lockerbie (270 morts). Mais, après le 11 septembre, Belhadj bascule du côté obscur et paie sa proximité avec Ben Laden. En 2004, les Américains parviennent à l’attraper et le livrent à Kadhafi. Condamné à mort, il ne devait pas y survivre. Pourtant, il devra son salut à une opération de réconciliation. Saïf Al-Islam, fils et dauphin du dictateur, ainsi que le chef des services de renseignement, Al-Senoussi, ont entamé des pourparlers secrets avec les Frères musulmans, alliés de Belhadj au Qatar. Ce dernier, qui s’engage à ne pas reprendre les armes, est libéré.
Mais l’explosion des « printemps arabes » va bientôt pousser les Occidentaux à s’enflammer contre le Guide libyen. C’est le moment, pour les Frères musulmans, de creuser leur lit. Le Qatar, avec la France et le Royaume-Uni, forme et soutient la Brigade du 17 février qui sera un fer de lance dans la bataille contre Kadhafi. Belhadj est propulsé à sa tête. L’Elysée tique : avec son passé estampillé Al-Qaïda, l’ancien djihadiste est jugé « peu fréquentable ». Nicolas Sarkozy s’en émeut auprès de l’émir du Qatar, qui rétorque « vouloir financer toutes les milices pour être sûr d’être dans le camp des vainqueurs », dixit Jean-David Levitte (dans « Erreurs fatales », de Vincent Nouzille). L’objectif, c’est Kadhafi. Alors, Sarkozy laisse glisser même si « les services » grincent des dents. « J’ai fait savoir qu’il était dangereux d’armer les islamistes en Libye. On m’a répondu que je voyais le mal partout », rapporte un de leurs chefs. La DGSE dépêche à Doha une équipe qui arme la Brigade de Belhadj. Les Américains détournent le regard. Les Frères musulmans ont le vent en poupe : ils remportent les élections en Tunisie, avec Ennahdha, puis en Egypte, avec Mohamed Morsi. En Libye, leur candidat s’appelle Abdelhakim Belhadj.
Août 2011 : c’est la chute de Tripoli et, bientôt, celle de Kadhafi. Al-Jazira filme l’arrivée triomphante de Belhadj dans la capitale libyenne. Seules les milices de Zintan contestent cette victoire et revendiquent la prise de la ville. Néanmoins, Belhadj est nommé gouverneur militaire de Tripoli et les Zintanis sont contraints de se replier.
Quoique riche et puissant, Belhadj échoue aux élections de 2012, où son parti ne récolte que 2,5 % des suffrages. Le djihad lui réussit mieux que les urnes. Qu’importe… Il se lance dans les affaires, crée une compagnie aérienne et trafique avec Jadhran, le « gardien » des puits pétroliers. Et il reconstitue ses réseaux. Il profite ainsi de la Coupe africaine des Nations, qui se dispute en Afrique du Sud, pour ramener un vieux compagnon de route, caché au milieu des joueurs de foot.
Un nouvel événement va renverser les rapports de force : la chute du président Morsi, en juillet 2013. Le général égyptien Al-Sissi renoue avec la tradition nassérienne de la guerre ouverte contre les Frères musulmans. Avec l’appui des Emirats arabes unis, l’Egypte soutient désormais le général Haftar, nouvelle bête noire des islamistes. La guerre civile peut reprendre.
A Tripoli, une alliance de milices met en échec les groupes armés proches de Belhadj
Les anciens combattants libyens de Belhadj, qui ont longtemps profité de la bienveillance britannique, activent leurs contacts en Europe. Ils créent une très opaque « cellule d’assistance aux blessés libyens » qui, selon une note d’un service de renseignement européen, leur permet d’acheminer armes et combattants depuis la Turquie. Les bénéficiaires de cet arsenal sont les groupes proches d’Al-Qaïda à Derna et à Benghazi. Des transferts d’argent partent de Suisse vers l’Europe et même la Chine, où Belhadj a des relations. Haftar va, de son côté, recevoir des armes des Emirats et de l’Egypte. Mais dans son camp, on peine à soigner les blessés ! En mai 2016, le directeur de l’hôpital de Benghazi demande l’aide de Paris, qui propose l’équipe du Dr Cau du CHU de Poitiers. Survient le drame des trois morts de la DGSE. La France renonce à aider Haftar et condamne ses succès militaires. Les sous-officiers de la DGSE seraient-ils morts pour rien ? « Il fallait prévenir Haftar qu’il ne devait pas aller trop loin », rétorque-t-on, gêné, à l’Elysée.
Le 21 juin, le président Macron déclare que « la France a eu tort de faire la guerre en Libye de cette manière »…
Belhadj peut continuer sa guerre, mais un ennemi plus puissant se présente alors : l’Arabie saoudite, qui ligue les salafistes contre les Frères musulmans. A Tripoli, une alliance de milices met en échec les groupes armés proches de Belhadj. Dans l’est de la Libye, sa Brigade de défense de Benghazi recrute aussi parmi les combattants de Daech fuyant Syrte. Elle va d’échec en échec, mais Belhadj ne s’avoue pas vaincu. Le 18 mai dernier, il est à Genève en compagnie d’un financier des Frères musulmans – aujourd’hui détenu en Tunisie – et d’un marchand d’armes. Belhadj cherche à créer de nouvelles zones d’instabilité en Libye. Suite de l’imbroglio, ce même jour, la Brigade de défense de Benghazi mène une opération sanglante dans le Sud (140 morts) et essaie d’en faire porter le chapeau au général Haftar. Toujours le 18 mai, à Manchester, Salman Abedi enfile un gilet d’explosifs et commet un attentat-suicide… Revendiquée par Daech, la tuerie de Manchester porte une signature libyenne. A Tripoli, les milices arrêtent Ramadan Abedi, père du terroriste de Manchester, ainsi que le fils du mufti Ghariani.
Un vent mauvais souffle contre Belhadj et ses amis. Ses combattants perdent la prison Al-Habda, leur dernier fief. Ils perdent surtout leurs prisonniers : Saadi Kadhafi, l’un des fils de l’ancien Guide, un temps joueur de foot de l’équipe de Pérouse, et l’ex-chef des services libyens Sanoussi. Quant aux locaux de la télévision amie – qatarie – Al-Nabaa, à Tripoli, ils sont ravagés par un incendie…
Après avoir reçu le président américain Trump et l’Egyptien Sissi, l’Arabie saoudite hausse le ton. Le 5 juin, elle accuse le Qatar de soutenir le terrorisme et organise le blocus de l’émirat. Le 9 juin, elle publie le nom de ceux qu’elle présente comme les « terroristes libyens aidés par le Qatar ». Parmi eux, Belhadj, Ghariani et la Brigade de défense de Benghazi.
A Paris, ça bouge aussi. Le 21 juin, le président Macron déclare que « la France a eu tort de faire la guerre en Libye de cette manière »… Il donne raison à son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui considère Belhadj et ses alliés comme dangereux. Est-ce la fin du djihadiste ? Rien n’est moins sûr. Il peut encore compter sur le soutien du président turc Erdogan, et des services secrets algériens.
Enquête Piero Messina