Article de Ahmed Manaï
Quarante années après la promulgation de la constitution de la République, les Tunisiens demeurent les sujets d’un régime personnel, despotique et obscurantiste.
L’Audace N°53- Juin 1999.
Traduit de l’arabe.
L’Audace poursuit la publication de quelques papiers de l’Institut Tunisien des Relations Internationales, comportant des essais d’analyse de la situation en Tunisie, ainsi que des suggestions et des propositions susceptibles d’aider le pays à s’engager dans les réformes qu’il attend depuis longtemps.
Dans le présent papier, l’auteur nous livre un résumé de la longue et pénible genèse de la constitution Tunisienne de 1959, plus d’un siècle après la promulgation du Pacte fondamental en 1857. Il nous donne aussi un aperçu sur les nombreuses violations de la constitution et les tentatives de la vider de tout contenu.
La Tunisie fêtera le premier juin 1999, le quarantième anniversaire de la promulgation de la constitution de la République en 1959. Cet événement était venu couronner les luttes, longues et pénibles du peuple tunisien pour l’avènement d’une vie politique normale, débarrassée du despotisme et de l’autoritarisme qui gangrenèrent longtemps le corps social et l’Etat. La constitution a redonné un sens à la souveraineté populaire et organisé les relations des citoyens avec l’Etat et celles des diverses institutions entre elles.
Ce combat avait commencé au milieu du dix neuvième siècle sous la houlette de patriotes sincères, profondément scandalisés par l’état avancé de délabrement du pays- et de l’ensemble des pays de l’Islam-, miné par le pouvoir despotique, les graves injustices sociales et en butte aux convoitises étrangères. Ce sont des penseurs, des intellectuels et des hauts dignitaires de l’Etat, tels que Ibn Abi Dhiaf, Bayram V et Kheireddine qui s’étaient attelés à la lourde tâche de réveiller les consciences et d’inciter les décideurs à entreprendre les réformes nécessaires pour sauver le pays avant qu’il ne soit trop tard.
Les revendications légitimes des tunisiens se croisèrent avec les convoitises des grandes puissances de l’époque et leurs désirs de prendre pied dans le pays et d’étendre leur domination à l’ensemble des pays musulmans. C’est ainsi que les Tanzimats ( Khatti Houmayoun) ont été imposées à la Sublime porte en 1856 et qu’un an plus tard, au mois de septembre 1957, fut imposé à la Tunisie, le Pacte fondamental ou de Sécurité ( Ahd Al Aman) sous la menace des canons d’une escadre française dépêchée au port de La Goulette.
Ahd Al Aman ou Pacte fondamental :
Le Pacte de sécurité est une « véritable déclaration des droits » qui « prévoit la promulgation d’une constitution destinée à fixer l’organisation politique de la Régence et énonce un certain nombre de principes : la sécurité de la vie et de la propriété de tous les habitants, l’égalité de tous devant la loi et devant l’impôt, la liberté du culte, la liberté du commerce. Surtout, il accorde aux étrangers le droit d’accéder à la propriété et d’exercer toutes les professions »(1).
C’est ce qui fait dire à un universitaire tunisien que « en réalité, ces droits proclamés constituent une concession du pouvoir Beylical aux puissances occidentales qui interviennent pour la protection de leurs ressortissants établis sur le territoire tunisien et aussi pour l’extension de leur sphère d’activité économique dans le pays. Sans trop exagérer, on peut dire du texte de 1857 qu’il est le pacte fondamental des droits de l’étranger en Tunisie »(2)
La Constitution de 1861 :
Le Pacte Fondamental avait prévu la promulgation d’une constitution pour la régence de Tunis, ce qui fut fait en date du 29 janvier 1861. Mais sa mise en vigueur a attendu jusqu’au 26 avril 1861.
La constitution tunisienne, comme le pacte fondamental qui l’avait précédé et annoncé, est du genre des constitutions octroyées. C’est le monarque au pouvoir absolu qui l’octroie à ses sujets, sans prendre la peine de les consulter et sans même qu’ils participent, directement ou indirectement à son élaboration. Cela se passe, le plus souvent, sous la pression des puissances étrangères et l’influence de sa cour.
Malgré le contexte et toutes les conditions qui ont accompagné sa préparation, sa rédaction et sa promulgation, la constitution a constitué une évolution fondamentale dans la conception de l’Etat et l’exercice du pouvoir.
Sa mise en application a par contre retiré de nombreuses prérogatives au Bey, renforcé le pouvoir des Mamelouks et marginalisé un peu plus le peuple tunisien. C’est ce qui a conduit rapidement le Bey à la suspendre.
La faible personnalité du Bey, son ignorance et son peu d’intérêt pour les affaires publiques firent de lui le ministre en exercice du Harem (3).
Les Mamelouks profitèrent de cette situation et s’attribuèrent davantage de puissance et de pouvoir, ce qui ajouta à leur arrogance. Leur oppression d’un peuple peinant sous le poids des impôts et accablé d’injustice, continua de plus belle, mais provoqua rapidement une révolte générale dans le pays. La révolte prit naissance dans le centre du pays, sous la conduite de Ali Ibn Ghadhahem et gagna rapidement le Sahel et les autres régions du pays.
Ces événements donnèrent au Bey le prétexte tant attendu pour suspendre la constitution, reprendre son pouvoir absolu (4) et engager une campagne de répression à travers tout le pays. C’est cette action, qui a détruit tout sur son passage et ouvert la voie à l’instauration du protectorat français en 1881, soit à peine vingt ans après la promulgation de la constitution.
La suspension de la constitution de la part du Bey, puis l’instauration du protectorat et la réduction de la souveraineté tunisienne à sa plus simple expression, ne semblent pas affecter le caractère intangible de la constitution selon les spécialistes du droit constitutionnel. La constitution demeure vivante et valable même après sa suspension unilatérale. C’est en tout cas le résultat de la consultation juridique, donnée le 11 juillet 1921, par deux professeurs de la Faculté de Droit de Paris, à des représentants du Parti Destourien (5).
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que la lutte des Tunisiens pour la libération du pays, l’émancipation de la tutelle Française et l’indépendance, s’est traduite à travers les revendications de l’institution la plus représentative de la volonté populaire, c’est à dire le parlement. Ainsi, le 9 avril 1938, des milliers de tunisiens, de toutes conditions sociales, ont manifesté pour réclamer un parlement tunisien libre.
29 Dhoul Kaada 1378 / juin 1959
Contrairement à la constitution de 1861 qui a été octroyée, celle de 1959 est du genre contractuel entre le souverain, le Bey et le peuple.
La mise en œuvre de la constitution de 1959 a commencé avec le décret Beylical du 29 décembre 1955, appelant à élire une assemblée constituante avec pour mission d’élaborer une constitution pour la Tunisie, dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle. Mais une fois élue, l’assemblée tourna le dos au décret sus- mentionné et se déclara seule représentative de la volonté populaire. Elle élabora ainsi une constitution pour une République à la mesure de l’homme qui en était déjà le président en exercice et qui le demeurera longtemps, sans concurrent, moyennant des aménagements constitutionnels douteux, jusqu’à ce qu’un autre pirate vienne l’en déloger en 1987.
En fait, malgré la domination du parti Destourien sur la vie politique de l’époque et le désir de ses dirigeants de se tailler une constitution sur mesure, les constituants tunisiens ont réussi à éviter de le consacrer parti unique dans la constitution, ce qui l’a été par contre dans certaines constitutions de pays voisins. Des décennies plus tard, l’on reconnaît à cette constitution un certain souffle libéral et démocratique ainsi que beaucoup de clarté dans la définition de l’identité du pays.
Il convient à ce propos de rappeler l’article premier de cette constitution qui stipule que la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, sa religion l’islam, sa langue l’arabe et son régime Républicain.
Ceci dément toute la propagande stupide, débitée conjointement mais avec des objectifs divers, par certains milieux extrémistes laïcistes, d’autres du pouvoir et bien sûr des islamistes alléguant du caractère laïque de la constitution Tunisienne. Il y a là manifestement une grave confusion entre l’énoncé des textes constitutionnels et les penchants de certains dirigeants tunisiens, aggravée par les pratiques du pouvoir tendant à retirer dans les faits ce qu’il accorde par la loi et à retirer par la loi ce que garantit la constitution.
Au cours des quarante dernières années de nombreux amendements ont été introduits dans la constitution de 1959 dans le dessein évident de la vider de tout souffle démocratique et de réduire la représentation populaire. L’amendement le plus grave qui ouvrît grandement la porte au pouvoir personnel, concerna l’article 39 et l’élection à vie du président Bourguiba en 1975. Puis suivirent de nombreux autres amendements dans le but manifeste de renforcer le pouvoir exécutif au détriment du pouvoir législatif et celui de la présidence au détriment au gouvernement.
Nous assistons aujourd’hui au même scénario avec tout ce qui se trame entre le gouvernement et les divers acteurs politiques de l’opposition pour amender l’article 40 de la constitution et permettre à Ben Ali de se faire élire une troisième fois, avec cette fois- ci l’aval de deux candidats de l’opposition, choisis par le Prince lui-même et sur lesquels la sagesse populaire ne se fait aucune illusion puisqu’elle les qualifie de Tayès. .
A.M.
1) S.BELAID : Cours de Droit constitutionnel, Faculté de Droit, Tunis, 1974-75 ; cité par H.Jegham : La constitution tunisienne de 1861, Ed. Chems- Tunis 1989. Ce livre nous a été très utile dans l’élaboration de ce texte.
2) La Constitution Tunisienne est la première du genre dans le monde musulman, puis suivirent celles de l’Empire Ottoman (1876), Egypte (1879), Iran (1906), Syrie et Liban (1920), Afghanistan (1923), Irak (1925), Arabie Saoudite (1926).
3) Ahmed Ibnou Abi Dhiaf décrit Le Bey M’Hamed, dont il s’agit içi, comme étant quelqu’un « dont le père ne lui a pas donné l’éducation qui sied à la progéniture d’un roi et était de ce fait, à l’état naturel et presque analphabète ».
4) Le 23 du mois Dhil Kâada 1280 H/ 29 avril 1864, le consul de France à Tunis Charles de Beauval, accompagné d’une délégation militaire avec à sa tête le Maréchal Bidounalma, demanda officiellement au Bey au nom de l’Empereur de France, de suspendre la constitution « Je suis venu vous demander au nom de l’Empereur suspendre la constitution parce qu’elle a porté préjudice à votre pays et à vous-même… » lui dit-il , et ce dernier de lui répondre « Ainsi la puissance qui nous l’a imposée, nous impose aujourd’hui de la suspendre » ! in Ithaf Ahl Ezzamen..T :5, p151.