Business, profits souterrains et stratégie de la terreur. La recolonisation du Sahara.
19 avril 2012
Revue du Web : Invitée : Hélène Claudot-Hawad, Directeur de Recherche – CNRS – 6/ 4/12
Terroristes, islamistes, trafiquants, preneurs d’otages, voleurs, violeurs de fillette, égorgeurs, usurpateurs minoritaires, indépendantistes illégitimes, aventuriers sans programme politique, activistes obscurantistes et quasi-médiévaux et, pour couronner le tout, destructeurs potentiels de manuscrits trésors de l’humanité… Le bon vieux scénario colonial de terreur barbare et de diabolisation des rebelles touaregs au Mali s’étale à la une, alors que la création de la République de l’Azawad vient d’être déclarée le 6 avril 2012 par le MNLA (Mouvement National de Libération de l’Azawad).
L’aspiration à l’indépendance d’une population malmenée depuis cinquante ans par un Etat dont le caractère « démocratique » relève de la langue de bois est malvenue dans la zone saharo-sahélienne. Dans le tableau caricatural présenté à l’opinion publique, l’innommable demeure la revendication politique des Touaregs, systématiquement tue par les experts assermentés. Le motif du jihad islamiste vient à point nommé pour étouffer tout élément d’intelligibilité de la situation et légitimer la répression à venir du mouvement et peut-être, comme par le passé, les dérives génocidaires. Qui se souvient des milices paramilitaires maliennes qui, juste après les accords de paix signés entre la rébellion et le gouvernement malien en 1991, ont été lancées contre les civils touaregs et maures à « peau rouge », torturés, tués, décimés ou contraints à l’exil (1), dans un silence international fracassant et sous le gouvernement même d’ATT, président du Mali démocratique, aujourd’hui détrôné par une junte militaire non démocratique ?
Le canevas jihadiste n’a rien de nouveau, il a été régulièrement brandi et activé, d’abord au sujet de la guerre anticoloniale menée par les Touaregs jusqu’à l’écrasement complet de leur résistance en 1919, puis à chaque soubresaut contre les régimes autoritaires des Etats postcoloniaux, mis en place en fonction des intérêts de l’ancien empire colonial.
L’amalgame entre insurgés touaregs, islamistes et terroristes, sans compter les autres registres diffamatoires, est un raccourci commode pour éradiquer, sous couvert de lutte anti-terroriste, toute contestation politique de la part des Touaregs, toute déclaration ou action qui pourrait contrarier les intérêts des grands acteurs politiques et économiques de la scène saharienne. Les opposants sont d’ailleurs immédiatement pris en main par les services spéciaux des Etats à l’aide des dispositifs habituels : intimidation, diffamation ou corruption. L’un des petits cadeaux classiques et anodins que les services français ont toujours offert spontanément à leurs « amis touaregs » est un téléphone portable, satellitaire si nécessaire, directement branché sur les centres d’écoute.(2)
Mais l’enjeu essentiel de la question saharo-sahélienne ne se joue pas à l’échelle locale. Il concerne l’économie mondiale et le redécoupage des zones d’influence entre les puissances internationales avec l’entrée en scène de nouveaux acteurs (américains, chinois, canadiens, etc) qui bousculent l’ancien paysage colonial.
L’accès convoité aux richesses minières (pétrole, gaz, uranium, or, phosphates…) dont regorgent le Niger, la Libye, l’Algérie, et le Mali d’après des prospections plus récentes, est au centre de la bataille invisible qui se déroule dans le désert. Les communautés locales n’ont jusqu’ici jamais comptées en tant que telles, mais seulement comme leviers de pression qu’ont systématiquement cherché à manipuler les Etats en concurrence. C’est ainsi que les revendications politiques touarègues ont longtemps été contenues dans les limites strictes d’une autonomie régionale, d’ailleurs jamais appliquée par les Etats ; et c’est pourquoi l’autre manette d’action que représentent les islamistes est devenu une réalité saharienne.
Par contre, la question des liens étroits qu’entretient la création des groupes islamistes au Sahara avec, au premier rang, l’Etat algérien, n’est pratiquement jamais évoquée. De même qu’un silence de plomb règne sur les interventions constantes des services secrets français, algériens et libyens pour contrôler à leur profit la rébellion touarègue, la divisant en groupes rivaux destinés à se neutraliser les uns les autres.
Sous la pression des nouveaux contextes politiques nationaux et internationaux, les mouvements insurrectionnels touaregs ont, de leur côté, fortement modifié leurs revendications et leurs axes de mobilisation, dans la forme comme dans le contenu.
Ils sont passés d’un projet d’indépendance politique de tout le « territoire des Touaregs et de ses marges » (Kawsen) au début du XXe siècle, lors de l’insurrection générale contre l’occupation coloniale, à des revendications plus restreintes : en 1963, les Touaregs de l’Adagh se soulèvent contre le découpage frontalier (entre le Mali et l’Algérie) qui les privent d’une partie de leur territoire et les séparent des Touaregs de l’Ahaggar ; la répression par l’armée malienne contre les civils sera féroce, laissant des cicatrices indélébiles jusqu’à aujourd’hui et cette terreur instaurée contre la population sans défense fournira le modèle privilégié utilisé pour réprimer chaque nouvelle insurrection touarègue dans les Etats de la zone saharosahélienne. Dans les années 1990, les mouvements rebelles du côté nigérien autant que malien expriment une revendication d’autonomie régionale infra étatique qui ne remet plus en cause les frontières postcoloniales.
Les mouvements nés en 2007 s’insurgent contre la mal gouvernance mais, en dépit de leur inscription dans l’identité nationale étatique –« Notre identité est Niger » déclare le 23 avril 2008 Aghali Alambo, responsable touareg du Mouvement des Nigériens pour la Justice –, ils sont accusés d’ethnicisme et de communautarisme. En février 2012, le MNLA, fondé par des Touaregs du côté malien et armé d’une force de frappe inédite suite à l’effondrement de la Libye, revendique clairement « l’indépendance de l’Azawad » et une ligne politique républicaine, laïque et pluri-communautaire.
Un nouveau mouvement, Ansar Dine, dirigé par Iyad ag Ghali, surgit en mars 2012, alors que l’action armée du MNLA est déjà engagée : l’objectif d’Ansar Dine est religieux et sa tendance salafiste, visant à instaurer la sharia dans tout le Mali et l’Afrique de l’ouest. Iyad Ag Ghali s’exprime bruyamment dans les média et donne l’occasion aux responsables politiques internationaux de brandir à nouveau la menace islamiste comme étendard de terreur et argument qui légitimerait une intervention militaire soutenue par la communauté internationale.
La carte du péril terroriste dans la zone saharo-sahélienne est jouée. Le projet était déjà dans les cartons des Etats bien avant les événements actuels. L’existence d’al Qaïda au Maghreb est en effet un schéma qui s’ébauche en 2001 quand le Département de Renseignement et de Sécurité algérien (DRS) annonce que l’armée a abattu un combattant yéménite présenté comme un émissaire de Ben Laden cherchant à assurer la liaison avec le Groupe Salafiste pour la Combat (GSPC).
Dans le cadre de la lutte anti-terroriste, les Etats-Unis promettent à l’Algérie une aide en équipement militaire qui tarde à venir jusqu’à ce qu’un événement opportun survienne pour sceller la coopération américano-algérienne : l’enlèvement en mars 2003 de trente-deux touristes européens dans le sud algérien par des membres du GSPC. Ce groupe est dirigé par Amari Saïfi, alias Abderrezak El Para. Mais l’itinéraire de cet ancien militaire algérien révèle de nombreuses incohérences (3) qui montrent qu’il s’agit plutôt d’un « agent infiltré du DRS » (Malti, 2008). Sur le terrain, les observateurs touaregs constatent que les ravisseurs se ravitaillent dans les casernes du sud algérien et que certains d’entre eux, croisés sur les pistes sahariennes, n’ont visiblement pas passé la nuit à la belle étoile.
La capture d’El Para en 2004 par un petit groupe de rebelles tchadiens qui propose sans succès à l’Algérie, aux USA et à la France de leur livrer l’islamiste le plus recherché d’Afrique, montre que cet épisode n’entrait pas dans le scénario organisé de la traque des « terroristes » à travers tout le Sahara. C’est finalement la Libye qui se chargera d’extrader El Para vers l’Algérie. Le rapt des otages dont un groupe sera libéré contre rançon au nord du Mali après une étrange mise en scène d’affrontement armé, donne l’occasion au président américain Bush d’agiter le spectre d’Al Qaïda au Sahara et d’affirmer la nécessité d’étendre la chasse aux extrémistes, de la corne de l’Afrique à l’Atlantique.
La Pan-Sahel Initiative (programme d’assistance militaire américaine au Mali, Niger, Tchad et Mauritanie), élaborée dès 2002, devient opérationnelle en 2003 avec l’envoi de troupes américaines sur le sol africain. Cette coopération militaire s’étend en 2005 à tous les pays adjacents (Tunisie, Algérie, Maroc, Sénégal, Nigéria) et devient l’Initiative du Contre-terrorisme trans-saharien. Le Rapport sur le terrorisme dans le monde publié en avril 2007 par le département d’État américain, produit une carte explicite qui désigne comme« Terrorist Area » pratiquement toute la zone saharo-sahélienne, et en particulier celle où évoluent les Touaregs et leurs anciens partenaires économiques et politiques. Les routes caravanières et les axes de circulation habituels des familles sont inclus dans ce périmètre terroriste.
Pour l’Algérie, seuls les espaces frontaliers avec le Maroc, le Mali, le Niger et la Libye, font partie de l’aire incriminée, alors même que les attentats islamistes à cette période précise ont tous lieu au nord de ce pays, et notamment dans sa capitale. Le rapport américain allègue que ces zones désertiques servent de refuge aux organisations terroristes défaites au Moyen-Orient. Selon le Département d’Etat, le GSPC qui aurait fusionné en septembre 2006 avec Al Qaïda – prenant le nom d’Al-Qaïda in Islamic Maghreb (AQIM) – « a continué d’être actif au Sahel, franchissant les frontières difficiles à surveiller entre le Mali, la Mauritanie, le Niger, l’Algérie et le Tchad pour recruter des extrémistes aux fins d’entraînement et de lancement d’opérations dans le Trans-Sahara et peut-être à l’extérieur. Sa nouvelle alliance avec Al-Qaïda lui a peut-être donné accès à plus de ressources et à un entraînement accru. »
Le rapport manie sans cesse la dichotomie simpliste et bien connue entre un monde civilisé et régulé par l’autorité étatique dont l’Occident aurait le monopole et l’espace sans foi ni loi des« tribus », aboutissant à des injonctions d’intervention au nom de la sécurité du monde. Le glissement entre supposition et réalité est opéré en 2008 par la presse américaine qui abandonne les « peut-être » du Rapport du Département d’Etat américain. La traque de« Al-Qaeda in the Islamic Maghreb (AQIM) » par les forces armées américaines au Sahel devient une évidence indiscutable, de la même façon que s’instaure insidieusement l’idée que le groupe islamiste serait aidé par des : « tribus nomades connues sous le nom de Touareg, un groupe ethnique berbère qui est en lutte avec le gouvernement du Mali » et d’autre part que sa trésorerie serait assurée par le trafic de drogue (Daniel Williams, in Bloomberg.com, 23 avril 2008).
Le compactage commode opéré entre ‘islamistes / terroristes /Touaregs /nomades / trafiquants’ dessine ainsi une « zone de non droit livrée aux « tribus », et donc à l’anarchie, au désordre, à la délinquance. On retrouve ici la sémantique et le schéma appliqués entre autres à l’Afghanistan par les autorités américaines, avec le succès que l’on connaît.
Entretemps, l’ancien GSPC devenu Aqmi se développe au nord du Mali. Le successeur d’El-Para à la tête d’Aqmi est un autre algérien du nord, Mokhtar Belmokhtar. Grâce à la rançon obtenue en échange des otages, il s’assure des complicités locales dans l’Azawad en milieu arabophone et aurait pris épouse chez les Maures de Tombouctou. Il s’insère notamment aux réseaux de contrebande de cocaïne que les Etats ou du moins des personnes haut placées dans l’appareil étatique laissent opérer entre Mali, Mauritanie, Sahara occidental, Algérie, Niger, Libye, tant les bénéfices perçus sont juteux. Plusieurs brigades d’Aqmi sont identifiées dans cet espace, nanties de véhicules lourdement armés qui se déplacent au grand jour sans se dissimuler.
Ces groupes qui ont établi un lien direct avec Al-Qaïda échappent à présent au contrôle de l’Algérie. En 2007, les services algériens auraient même tenté de faire assassiner Belmokhtar par des éléments de la rébellion touarègue (4).
Iyad ag Ghali, ancien chef de la rébellion touarègue des années 1990, travaillant ensuite au profit du gouvernement malien, a été en 2004 le médiateur principal dans l’affaire des otages enlevés par Aqmi. Il aurait alors été chargé d’« infiltrer les groupes d’Abou Zeid et Belmokhtar via la Katiba Ansar Essuna selon un plan bien établi avec les services secrets maliens et algériens » (Ansar 2012). Assumant des fonctions diplomatiques en Arabie Saoudite pour le gouvernement malien, il se rapproche des courants salafistes et des soutiens financiers lourds qu’ils procurent. Le 18 mars 2012, après les premiers succès significatifs du MNLA dans l’Azawad, il apparaît à la tête de son nouveau mouvement appelé Ansar Dine, spécialement créé pour diviser le front indépendantiste et « le dégarnir en hommes » (Ansar 2012).
On a à faire, en somme, au traitement habituel des dynamiques insurrectionnelles par les services secrets, travaillant toutes les lignes de fractures possibles. Sauf que le schéma tribal sur lequel s’appuient ces stratégies d’affaiblissement du MNLA ne fonctionne pas exactement comme l’imaginent ou comme ont systématiquement essayé de l’instaurer depuis 1990 les artisans de la division.
Les informations alarmistes qui circulent sur les islamistes qui auraient chassé le MNLA et seraient sur le point d’imposer la sharia jusqu’à Bamako font partie du schéma de terreur, manipulé par les Etats en vue d’obtenir le soutien de l’opinion publique internationale pour justifier une intervention militaire musclée destinée à éradiquer le « Danger » qui en fait, pour leurs intérêts, serait au nord plus indépendantiste qu’islamiste.
Derrière la poudrière saharienne et ses imbroglios inouïs dont je n’ai évoqué qu’un très petit aspect, se profile l’échec cuisant des Etats postcoloniaux dits indépendants et de leurs élites, modelés spécialement pour préserver les intérêts pharaoniques des puissances internationales anciennes et montantes, au détriment complet de leurs peuples, souffrants, réprimés, brisés, manipulés, interdits de voix, d’espoir, de futur et dont le désir de vie se transforme peu à peu en désir de mort, pour des soulèvements à venir de plus en plus désespérés.
Notes
[1] Voir CLAUDOT-HAWAD Hélène et HAWAD (eds.), Touaregs. Voix solitaires sous l’horizon confisqué, Ethnies, Survival International, Paris, 1996
[2] Pour les interventions de la DGSE dans le dossier touareg, voir SILBERZAHN Claude et GUISNEL Jean, Au cœur du secret. 150 jours aux commandes de la DGSE, 1989-1993, Fayard, Paris, 1995.
[3] Voir à ce sujet notamment MALTI Hocine , Les guerres de Bush pour le pétrole , Algeria-Watch, 21 mars 2008 ; BENDERRA Omar, GÈZE François, MELLAH Salima, , « L’ »ennemi algérien » de la France : le GSPC ou les services secrets des généraux ? », Algeria-Watch, 23 juillet 2005 ; GÈZE François et MELLAH Salima, « Al-Qaida au Maghreb » et les attentats du 11 avril 2007 à Alger. Luttes de clans sur fond de conflits géopolitiques, Algeria-Watch, 21 avril 2007 ; KEENAN Jeremy, « The Collapse of the Second Front », Silver City, NM and Washington, DC : Foreign Policy In Focus, Sept. 26, 2006.
[4] Voir ANSAR Issane, « Métastases du salafisme Algérien à l’épreuve des soubresauts sahariens et des rebellions Azawadiennes », blog Temoust, 2012.