Comment peut-on être Zapatiste ?
21 octobre 2021
- 20 oct. 2021
- Par YVES FAUCOUP
- Blog : Social en question
C’est le 13 août 1521 que les soldats d’Hernán Cortés s’emparaient de la capitale aztèque, date qui marque le début de la colonisation espagnole au Mexique… et des épidémies de variole importées par les Conquistadors. Les Zapatistes du Chiapas, de « racine maya », ont décidé de venir en Europe 500 ans plus tard, « porteurs du virus de la résistance et de la rébellion ». En octobre 2020, ils avaient annoncé leur venue en Europe. Ils devaient arriver le 13 août à Madrid, mais ils se sont trouvés confrontés à des réglementations sanitaires drastiques. 800 organisations européennes se sont mobilisées pour soutenir et faciliter leur venue, y compris auprès du gouvernement mexicain, pour que les passeports soient accordés.
Finalement, c’est à la mi-septembre qu’environ 180 Zapatistes (dont une cinquantaine de femmes et quelques enfants) ont posé le pied sur le tarmac de Vienne, avec un « coordinateur », le sous-commandant Moïsés. Ils et elles ont pour but de former plusieurs groupes sillonnant 3 zones : depuis le 10 octobre jusqu’au 6 novembre, ils parcourent la zone 2 (France, Grande-Bretagne, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Suisse, Italie, Grèce, Turquie et Chypre). L’arrivée en France s’est faite à Dijon le 12 octobre.
Cinq d’entre eux, après être passés par la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie, devant parcourir le Sud-Ouest, ont été récupérés à Dijon par l’équipe accueillante du Gers où ils sont arrivés le 12 octobre, première halte en Occitanie et en Aquitaine. Des citoyens engagés dans le cadre de leur profession et dans divers mouvements solidaires se sont proposés pour assurer l’accueil et organiser leur séjour, l’intendance et tout le programme sur trois jours. Des rencontres multiples ont eu lieu : avec les lycéens de BTS d’un lycée agricole, avec des paysans de la Confédération paysanne (dans une ferme) et de l’Adear (association pour le développement de l’emploi agricole et rural), avec des personnels d’un hôpital psychiatrique et des aides à domicile (dans un café associatif), avec le Café féministe, le Planning familial et les Sorcières Mal Braisées (association féministe et culturelle), avec des intermittents du spectacle qui ont occupé des lieux de culture pendant trois mois au printemps, avec des militants soutenant des sans-papiers (le Réseau éducation sans frontière), et avec des militants non-violents (ANV).
Leurs grands-parents étaient esclaves
Lors de ces rencontres, ils ont déroulé leur histoire : pourquoi sont-ils devenus Zapatistes ? Puis, après avoir décrit leur expérience, leur fonctionnement, leur mode d’organisation, ils ont expliqué le sens de leur venue en Europe. Enfin, ils ont voulu connaître les modes de lutte en France contre les dégâts et les injustices provoquées par le capitalisme. Le but n’est pas, pour eux, de présenter le Chiapas comme un modèle, d’inciter les gens à venir voir sur place, mais juste de partager nos histoires respectives et nos formes de lutte, parce qu’il y a urgence.
Les ancêtres des peuples autochtones ont été maltraités par les grands patrons des fincas (énormes exploitations du café) : morts à la tâche du fait de travaux épuisants, violences, assassinats, viols des femmes. Un seul patron pouvait être à la tête d’une propriété de 20 à 25 000 hectares. Les grands-parents des actuels Zapatistes étaient de véritables esclaves : ils n’avaient pas de salaire. Selon la durée de travail effectuée, ils étaient payés en produits obtenus dans les magasins des propriétaires, en quantité insuffisante : de ce fait, les ouvriers agricoles devaient solliciter des crédits et, ainsi endettés, étaient totalement dépendants de leurs patrons. Les enfants n’étaient pas scolarisés. Les femmes étaient frappées, violées pour la moindre éventuelle erreur. Certaines travaillaient à moudre le sel, pour le bétail, et étaient payées en pincées de sel.
Personne ne défend ce peuple opprimé. Patrons, gouvernement et juges sont main dans la main. C’est alors que des paysans décident de quitter les villes pour se réfugier dans la montagne où ils s’organisent dans des petits villages. Leurs maisons, qu’ils ont abandonnées dans la vallée, sont brûlées par les autorités, qui font régner la terreur et exercent des menaces sur la parenté qui est restée au village. Ceux qui reviennent sont soumis à des amendes infligées par les propriétaires qui, « généreux », leur octroient des prêts pour qu’ils s’acquittent de leur dette, maintenant ainsi plus que jamais leur férule sur ce peuple pressuré.
La vie des réfugiés à la montagne est rebutante : la terre n’est pas facile à travailler ni fertile, il manque d’eau pour l’irrigation. Alors ces paysans demandent à ce qu’on leur attribue de bonnes terres, accaparées par les grands propriétaires. En vain, le gouvernement n’entend rien et ne répond qu’en provoquant arrestations et assassinats des leaders. Lorsqu’une tentative de dialogue a lieu, dans les années 1970, en vue d’attribuer des terres arables, le pouvoir central fait tout pour faire capoter le projet, soudoyant certains représentants du peuple indigène, assassinant ceux qui lui résistaient.
Désespérés, humiliés, résignés, ils doivent subir la répression implacable d’un gouverneur du Chiapas, également général de l’armée et grand propriétaire terrien : quand le peuple lui réclame des terres, il emprisonne les négociateurs, ou les fait exécuter. C’est ainsi qu’il aurait provoqué, dans les années 1980, la mort de 150 leaders indigènes engagés dans des mouvements sociaux. Il est alors très dangereux de s’organiser, la répression policière provoque des morts et des prisonniers. Et ceci pas seulement au Chiapas, mais dans la plupart des villes et campagnes du Mexique.
Nos interlocuteurs ne l’ont pas précisé mais le général-gouverneur-propriétaire terrien est en réalité le général de division Absalón Castellanos Domínguez, gouverneur de l’État du Chiapas de 1982 à 1988 période au cours de laquelle il mène une répression effrénée contre les paysans et les populations indigènes (kidnapping, incarcérations, tortures, viols et assassinats). Au passage, il s’accapare des terres volées aux paysans, avec la complicité de l’État fédéral, et devient un des plus riches propriétaires.
L’Armée zapatiste, au cours des quelques jours de guerre, parvient à enlever ce général-gouverneur et à l’emmener dans la jungle. Compte tenu des crimes qu’il a commis, il est condamné à la prison à perpétuité et à devoir gagner son pain à la sueur de son front. Cependant, contre toute attente, l’EZLN décide finalement de le relâcher, dans un but d’apaisement, en échange de la libération de tous les prisonniers zapatistes, combattants et civils, et, avec un certain humour, le condamne à vivre avec la honte d’avoir été pardonné par ceux qu’il avait humiliés et férocement réprimés. Après cette affaire, le général a vécu reclus dans son ranch jusqu’à sa mort, 23 ans plus tard.
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Une guerre de douze jours…
Après dix années de préparation dans la clandestinité, dont les modalités de recrutement et d’organisation (miliciens et insurgés) ne peuvent être publiquement retranscrites, le 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), avec en son sein des femmes, premières victimes, par le viol, des exactions des possédants, déclare la guerre contre l’État mexicain : pas seulement pour le Chiapas mais pour l’ensemble du pays. Pour financer la guerre, les Zapatistes n’ont commis aucun vol, aucune prise d’otage, aucun trafic d’alcool ou de marijuana (pas davantage, aujourd’hui, ne serait-ce que pour ne pas donner au gouvernement un prétexte facile de les poursuivre et de les emprisonner). Les armes (calibre 22 et machettes) avaient été achetées grâce aux travaux collectifs ou récupérées auprès de policiers véreux qui revendaient leurs armes.
L’État envoie des milliers de soldats pour mater cette rébellion mais cette guerre, hors norme, ne va durer que douze jours : en effet, la société mexicaine manifeste massivement pour condamner ce conflit et inciter les parties en présence à négocier. Les Zapatistes affirment qu’ils n’avaient pas pour projet de tuer des soldats et des civils, ils exprimaient simplement leur ras-le-bol face aux injustices et violences subies, et réclamaient des droits en matière de santé et d’éducation. Ils cessent le combat, tandis que l’armée mexicaine continue à les harceler, ponctuellement. Et à envoyer contre eux des milices para-militaires, recrutant parfois des « frères » de communautés indiennes, non zapatistes. Les Zapatistes ne succombent pas à la provocation : quand un bâtiment (nommé Aguascalientes, du nom de la ville qui a accueilli la Convention pendant la révolution mexicaine de 1910) d’une communauté autonome est détruit par des militaires en 1994, le responsable jeté en prison, la seule réaction a été de construire 4 nouveaux Aguascalientes. L’autonomie est dans les têtes, pas dans un bâtiment. Certains n’ont pas tenu face à ces attaques, ils auraient voulu répliquer. Ils sont partis. Pourtant, l’humour zapatiste consiste à dire que « c’est quand le gouvernement nous attaque qu’on est dans le bon chemin ». Le 19 décembre 1994, les Zapatistes, contre la volonté et les assauts du gouvernement, instaurent les communautés autonomes, autorités locales de gestion, dans le prolongement de ce qui existait auparavant, mais désormais entre les mains de la population.
En 1996, un dialogue s’entrouvre : ce sont les accords de San Andres. L’État central, pour amadouer les Zapatistes, promet des hôpitaux, des médecins, pour mieux les contrôler, sans pour autant améliorer la situation dans l’ensemble du pays. Les Zapatistes comprennent que ces promesses ne seront pas tenues ou que les acquis seront vite repris. Effectivement, des cliniques ouvertes dans des zones non zapatistes du Chiapas ont été ensuite fermées par les autorités fédérales. Constatant qu’ils ne peuvent rien attendre de l’État fédéral mexicain, les habitants du Chiapas révoltés décident de ne plus rien lui demander et de fonctionner en autonomie. Effrayés par la rébellion, des grands propriétaires terriens ont fui vers les villes où, descendants et héritiers des esclavagistes, ils continuent à exploiter à mort l’humanité.
Résister ce n’est pas juste se croiser les bras, casser des vitrines, attaquer des policiers ou les gouvernants : c’est construire. Construire, sans plus demander la permission à l’État central, et en rompant avec ses institutions : ni impôts, ni conscription. La tâche était immense, d’autant plus que la guerre avait provoqué une énorme désorganisation (des ouvriers sans patron demandaient : « c’est qui le nouveau patron ? »). Par ailleurs, il fallait passer de la clandestinité (avec ordres venus d’en haut) à l’autonomie à tous les échelons. Avec le harcèlement permanent, militaire et policier, de l’État fédéral.
Complètement fous
Le territoire est désormais réparti en trois types de zones : zones zapatistes, zones gouvernementales, zones mêlées. Les habitants qui ne sont pas membres des Zapatistes sont appelés par ces derniers des « partidistes » (c’est-à-dire ceux qui sont censés appartenir, même si ce n’est pas le cas, aux partis plus ou moins officiels du Mexique).
Faute de médecins et d’instituteurs, les Zapatistes forment les jeunes à être des promoteurs de santé et des promoteurs d’éducation. Ils disent qu’ils n’ont pas lu les livres, ce ne sont pas des savants, mais ils ont su inventer, prendre des risques, mobiliser les énergies, pas seulement les leurs, mais aussi celles des gens solidaires venus d’ailleurs. L’un a confié, me rapporte-t-on : « parfois on se dit qu’on est complètement fous ». Avec le temps, ils parviendront à avoir parmi eux des personnels médicaux de bon niveau, dans diverses spécialités, tout en recourant également à la médecine ancestrale. Par ailleurs, du monde entier, affluent des volontaires prêts à aider ce territoire dissident qui invente de nouvelles façons de gouverner. Pas seulement à aider, mais aussi à transmettre leurs savoirs.
Des habitants du Chiapas, non Zapatistes, fréquentent les hôpitaux zapatistes, car ils ont confiance dans les soins qui y sont dispensés, alors qu’ils doutent de ceux que délivrent les hôpitaux (affirmant même qu’on leur distribue des médicaments périmés) et n’ont pas accès aux cliniques privées qui ont le vent en poupe. Les médicaments sont achetés par la communauté zapatiste et revendus aux patients au prix coûtant. Dans les cas de soins coûteux, la communauté décide d’un financement collectif. Le système de santé officiel ne reconnaît pas les analyses effectuées par les hôpitaux zapatistes mais il n’est pas interdit de s’y rendre.
Dans la limite des stocks de vaccins contre le Covid, la population zapatiste est très largement vaccinée : il n’empêche que certains refusent d’être vaccinés.
Les Sept règles
L’organisation territoriale est la suivante : à la base, sont les villages, puis les communautés autonomes (regroupant plusieurs villages), puis le Conseil de bon gouvernement (créé en 2003) sur chacune des 5 « zones » du Chiapas (par opposition au « mauvais gouvernement » qui est celui de Mexico). Les villages ont un pouvoir décisionnaire important sur tout ce qui est collectif (exploitation des terres communautaires, travail pour l’entretien des biens de la communauté, fêtes). Chaque village envoie une représentation au Conseil de zone, qui prend en note les propositions, fait retour dans le village pour recueillir l’avis des habitants et revient au Conseil pour voter. Les Conseils de zone (de bon gouvernement) intercèdent pour qu’il n’y ait pas de tensions entre les communautés dans la répartition des aides en faveur du Chiapas, venues de différents pays. Des délégués spécifiques, observateurs, sont chargés de surveiller et de s’assurer du bon fonctionnement de ces Conseils. Sept règles ont été édictées : commander en obéissant (les décisions viennent du peuple) ; représenter et non supplanter ; partir d’en bas et non d’en haut ; servir et non se servir ; convaincre et non vaincre ; construire et non détruire ; proposer et non imposer.
À l’échelle du pays tout entier, il existe un Conseil National Indien (CNI) qui milite pour l’autonomie des peuples autochtones. Et non pas indépendance : les zapatistes ne revendiquent pas l’indépendance. S’ils condamnent l’État mexicain gangréné par l’affairisme et la corruption, ils ne récusent pas leur appartenance à une nation mexicaine (sur des photos, ils posent avec leur drapeau du Chiapas et le drapeau mexicain).
Les élus ne font pas de campagne électorale, les responsabilités sont confiées en fonction du nombre de voix obtenues pour 3 ans. Tous sont à temps partiel et peuvent être révoqués en cas d’erreur grave. Les décisions se prennent après débats, parfois houleux, avec tentative d’obtenir le consensus, sinon à la majorité. Si quelqu’un refuse de participer à la construction d’une école, par exemple, sous prétexte que pour le moment il n’a pas d’enfant, alors il sait que si un jour il en a un, il devra payer la main d’œuvre qu’il n’a pas fournie : ça donne à réfléchir ! Les femmes ont toute leur place dans la société zapatiste : elles se sont elles-mêmes battues pour défendre leur droit. Elles sont présentes, en responsabilité, dans les diverses instances. Ce sont elles qui ont milité pour l’interdiction de l’alcool qui fait, par ailleurs, d’énormes dégâts dans les communautés indiennes (alcool blanc à partir de la canne à sucre), interdiction strictement respectée par les délégations dans le cadre de ce Voyage pour la vie. Des réunions non mixtes ont lieu en toute légalité zapatiste sur les territoires contrôlés par le mouvement.
Les paysans des communautés autonomes travaillent la terre : pour une part en commun au profit du village, une autre au profit de la famille et une troisième part pour la communauté autonomes (regroupement de villages), afin de financer son fonctionnement : éducation, instituteurs, promoteurs de santé, hôpitaux, administration. Les ressources proviennent pour l’essentiel de l’élevage (poulets), de la culture du maïs et des haricots rouges.
Les représentants dans les instances électives et les professionnels spécialisés (santé, éducation) sont également paysans : ils sont quinze jours par mois sur leur terre, et quinze jours dans leur fonction pour laquelle ils ne sont pas payés, des voisins assurant l’entretien de leur ferme.
Un combat pour la vie
Il n’y a pas de monnaie (car elle est nécessaire ni à l’extérieur du Chiapas ni à l’intérieur). La technologie n’est pas condamnée, mais sous réserve que tous puissent en bénéficier. Or le capitalisme ne développe que ce qui lui procure des profits suffisants. Toute découverte et invention devrait être livrée gratuitement par les chercheurs à l’ensemble de la communauté humaine. En système capitaliste, tout incite les gens à gagner toujours plus d’argent, l’éducation est bâtie sur ce principe, alors même qu’au Mexique de plus en plus de diplômés se retrouvent sans travail, les machines remplaçant le travail des hommes.
Le mouvement zapatiste ne couvre pas la totalité du Chiapas, loin de là. Quand on demande à un Zapatiste combien sont-ils, ils peuvent réponde : « Ah ! on a oublié de se compter ». Dans les faits, sur un territoire de 5,5 millions d’habitants, on estime que plus de 200 000 personnes constituent la base de soutien (sans compter les sympathisants) à un mouvement qui est considéré comme étant la plus importante expérience d’autogouvernement collectif de l’histoire moderne. Après une période d’accalmie, où l’on parlait peu des Zapatistes, ceux-ci sont descendus une nuit, en silence, dans les villages du Chiapas : bras croisés, ils manifestaient ainsi qu’ils étaient toujours là. 50 000 personnes participèrent à cette action inédite et spectaculaire.
Les Zapatistes disent avec humour qu’ils ne sont ni marxistes, ni léninistes, ni socialistes, ni communistes, ni stalinistes… mais zapatistes ! Ils se battent « pour la vie ». Mais ils affirment une contestation sans réserve du capitalisme, coupable de tous les maux. La vie elle-même est en danger à cause du capitalisme qui chaque jour pollue, détruit la nature, massacre la « terre-mère », qui un jour va réagir. C’est déjà le cas avec le changement climatique, la répétition des sécheresses, des inondations, des ouragans, des séismes. Tout le monde en fera les frais, pas seulement les paysans quand la terre ne produira plus, mais riches et pauvres. Les capitalistes transforment les pays comme les grands propriétaires de fincas ont massacré les terres à l’époque de nos grands-parents. Le capitalisme lui-même est sur le point de « collapser ». Les Zapatistes considèrent que le capitalisme est comme une maison : quand elle s’écroulera, si on ne s’est pas mis de côté, on sera enseveli. Eux se sont déjà mis à l’écart, ils ont construit sur la montagne une autre « maison », certes un peu fragile, elle subira l’effet de souffle mais ne sera pas détruite. Le « Voyage pour la vie » est là pour porter cette parole de mise en garde.
Le capitalisme c’est la séparation entre les individus
Le Chiapas a montré qu’on pouvait résister, y compris dans la défense de la planète, mais il ne pourra pas agir dans tous les coins du monde. Pour cela, il faut s’organiser. Il n’y a pas de formules toutes faites, il ne s’agit pas de devenir zapatiste, mais d’essayer de voir comment on peut fonctionner sans gouvernement, dans la mesure où en Europe comme au Mexique, les gouvernements ne satisfont pas les revendications populaires. Des millions de personnes sont dans la rue, sans emploi, à cause de la mécanisation favorisant les profits, des millions de personnes ne peuvent pas se soigner car la santé est privatisée. Des bâtiments pas chers sont rénovés et deviennent coûteux, tandis que des gens vivent sous les ponts. La délégation a été surprise du soutien dont bénéficient les gouvernants dans beaucoup de pays, tout en constatant que la misère sévit en Europe, en République tchèque, en Slovaquie et en Hongrie. La situation s’est aggravée, et ce sera pire demain si on n’agit pas tous ensemble.
Le capitalisme c’est l’individualisation, la séparation entre les individus : chacun se demande comment je peux survivre ? Certains estiment qu’il n’y a rien à faire, puisqu’ils s’en sortent bien (le capitalisme n’attaque pas tous les peules sur terre), d’autres sont blasés : selon eux, il faudrait s’incliner (c’est ce qui se passait dans les fincas : « on ne pourra jamais rien changer »). D’autres enfin considèrent qu’il faut impérativement sortir de cette situation, car ce n’est pas le capitalisme qui rend la vie possible, car il exclut les plus pauvres : il fonctionne sur le principe de l’exclusion, de la sélection.
Les Zapatistes ont leur message mais ils n’arrivent pas avec des livres, seulement avec ce qu’ils ont vécu pour le partager et recueillir ce que font les autres. C’est pourquoi ils effectuent ce parcours en Europe, pour rencontrer ceux qui agissent dans divers domaines. Le peuple doit créer ses propres formes de lutte, en fonction de ses possibilités. Qui invente, qui fabrique ? Non pas les capitalistes mais les travailleurs. Si l’humanité comprenait que son intérêt réside dans la décision collective, dans l’auto-organisation, si les travailleurs cessaient de vendre leur force de travail, alors le capitalisme s’effondrerait aussitôt.
La métaphore de la maison revient : quand une partie est cassée, présente des fissures, on rafistole. C’est ce que l’on fait actuellement : on fait des petits bouts de réparation, or le toit est de plus en plus lourd, cruel, il va bien falloir sortir de la maison. Dans les premiers temps, les Zapatistes sont sortis de la forêt où ils se cachaient pour organiser et vivre la résistance. Puisque toute la terre est en danger, ce Voyage pour la vie, cette sortie du Chiapas pour parcourir l’Europe, a pour but, par l’échange des pratiques sur les luttes, de partager cette rage, cette colère digne, qui les animent, afin que s’étende la résistance. Le Zapatisme avait redonné confiance à des gens désespérés, en montrant qu’un autre monde était possible. Un autre monde dans lequel entrent beaucoup d’autres mondes. Dans ce voyage, ils ont fait des rencontres avec de belles personnes, des groupes variés : l’idée serait de réunir tous ces autres mondes pour en faire un nouveau.
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. Lors des diverses rencontres, des militant.es du Gers ont exposé leurs actions : actions féministes, actions au sein de l’hôpital psychiatrique pour la défense d’une véritable politique publique de santé mentale, conditions de travail des aides à domicile, occupation des lieux de culture pour les intermittents du spectacle et leur mode de lutte et de prise de décision (sur les AG, les agoras quotidiennes, le consensus, où l’on essaye de « convaincre sans imposer »), dans la défense des sans-papiers (les Zapatistes ont été sensibles à l’action menée par RESF et les 13 collectifs de soutien aux migrant.es, à la description du sort qui fait aux migrants expulsés des campements de manière violente, et se sont inquiétés de savoir ce que deviennent les sans-papiers qui n’obtiennent jamais une régularisation). Ici, à Auch, ils ont eu la surprise de trouver non seulement beaucoup d’interlocuteurs s’exprimant très bien en espagnol, mais aussi plusieurs volontaires à l’accueil qui avaient dans le passé effectué un voyage au Chiapas, sur les terres zapatistes.
. Il est difficile d’imaginer ce que peut représenter pour ces hommes et ces femmes un tel voyage. Ils et elles vivent sur des terres reculées, parfois inaccessibles en voiture, ne possédant pas l’électricité et peu de réseaux de connexion. Alors même qu’ils vivent le plus souvent dans la clandestinité, traverser pour la première fois les océans, et, en trois mois, parcourir plusieurs pays, de cultures bien différentes, rencontrer une multitude de militants, sont de sacrés défis. Comme l’un l’a confié, « c’est la première et la dernière fois que nous venons ici ». Précisant qu’ils ont trop envie de raconter leur histoire, pour qu’elle serve à d’autres. Tout en ajoutant avec humilité que personne n’est irremplaçable : « on veut vivre notre propre vie qui n’est pas dédiée au gouvernement autonome ». Ils sont nombreux, les tâches sont réparties, d’autres prendront la relève.
. Après le Gers, le programme les conduit dans divers endroits, en Aquitaine et en Occitanie.
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Je remercie particulièrement les volontaires qui ont accueilli la délégation de Zapatistes, intercédant auprès d’eux pour que je puisse prendre des notes lors des entretiens, en vue d’un article sur ce blog, se portant garants que mon écriture respecte les combats pour l’égalité et qu’elle ne trahira pas leur démarche. Mes notes ne sont pas l’expression immédiate des propos tenus en espagnol mais sont prises à partir de la traduction qui en était assurée par des militant.es et ami.es de la ville d’accueil. Tout ce qui touche au mouvement zapatiste n’a pas été abordé : le texte qui précède se fait l’écho très précisément de ce que la délégation, qui avait manifestement un canevas préparé d’intervention, voulait transmettre.
Vidéo sur l’arrivée des Compas à Vienne, le 14 septembre (en espagnol) :
Billet n° 638
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. « Chroniqueur militant ». Et bilan au n° 600.
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