Libye : « America is Back »
22 octobre 2021
Libye : « America is Back »
Par Caroline Bright
Paru sur Mondafrique
C’est le grand retour des Etats-Unis en Libye. Après l’attaque du consulat américain de Benghazi en 2012 qui a 12 morts dont l’ambassadeur américain, Barack Obama avait pris ses distances avec le conflit libyen. Donald Trump s’y ait, lui, peu intéressé, laissant même vacant le poste d’envoyé spécial des Etats-Unis pendant la majeure partie de son mandat.
Il en va tout autrement de l’administration Biden. En témoigne un projet de loi voté par la Chambre des représentants fin septembre et qui doit encore être adopté par le Sénat puis signé par le Président Biden.
Sur le terrain, les Américains n’ont toutefois pas attendu que le « Libya Stabilisation Act » – c’est son nom – parvienne au bout de son chemin législatif. Dès le 28 septembre dernier, le commandant en chef de l’US Africa Command (AFRICOM), le général Stephen Townsend, ainsi que l’ambassadeur des Etats-Unis en Libye, Richard Norland, ont rencontré le Premier ministre par intérim et ministre de la Défense libyen, Abdel Hamid Dbeibah, le chef du Conseil présidentiel, Mohamed Al-Menfi, et le chef d’état-major libyen, le général Mohammed Haddad.
Les envoyés américains se sont également réunis pour la première fois avec le Comité militaire mixte 5+5 qui réunit à parité égale des membres du gouvernement légitime et des membres de l’Armée nationale libyenne du maréchal Haftar.
Objectif de tous ces pourparlers : préparer les prochaines élections présidentielle et législatives. En l’état actuel du calendrier électoral, la présidentielle devrait se tenir le 24 décembre prochain et les législatives un mois plus tard.
Sanctions américaines en vue
En l’état, le contenu du « Libya stabilization Act » est limpide : il prévoit des sanctions américaines contre toute entité (individus, organisations…) de toute nationalité impliqués dans des actes de violence en Libye. Sont en particulier visés les individus étrangers qui soutiennent ou participent à des opérations militaires russes en Libye, entravent les efforts de stabilisation, violent les droits de l’homme, pillent des biens de l’Etat ou des ressources naturelles et commettent des crimes de guerre.
Une gageure quand on sait que le conflit libyen est certes une guerre civile mais une guerre civile qui s’inscrit dans la durée parce que des Etats étrangers soutiennent les factions en conflit. C’est ainsi que deux camps s’opposent depuis une décennie sans pouvoir l’emporter définitivement l’une sur l’autre : d’un côté, l’ancien GAN (gouvernement d’accord national, installé en 2016) de l’ancien Premier ministre Fayez al-Sarraj, qui était reconnu par l’ONU et installé dans l’Ouest du pays ; de l’autre, l’ALN, l’Armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar, basée à l’Est.
Depuis octobre 2020 et les accords dits de Genève, tout ce beau monde est censé s’être réunifié au sein d’un gouvernement de transition. Celui-ci est dirigé par le nouveau Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah qui, avec le soutien de la communauté internationale, est chargé d’organiser des élections législatives et présidentielles.
Le maréchal Haftar résiste
Mais sans surprise, les vieux antagonismes ont la vie dure. Ainsi, en rangs serrés derrière le maréchal Haftar se trouve toujours une coalition internationale coordonnée par les Emirats arabes unis (UAE). Ceux-ci fournissent au maréchal une aide militaire complète allant de la grosse artillerie aux conseillers militaires. Grâce aux approvisionnements émiratis, les hommes de Haftar sont même en capacité d’effectuer des frappes aériennes, ce qui n’est pas rien.
Aux Emiratis, se joignent les Egyptiens qui partagent avec la Libye une frontière longue de 1115 kilomètres. Et qui, sous la férule du maréchal Al-Sissi, livrent une guerre sans merci aux Frères musulmans que le dictateur égyptien a (pour le moment en tout cas) neutralisé chez lui.
D’octobre 2018 à mai 2020, les Russes ont aussi activement soutenu le maréchal Haftar en validant l’envoi de mercenaires de plusieurs sociétés militaires privées : Wagner, Moran, Russkie System Bezopasnosti, Schit… Puis, face à l’échec de la tentative de conquête de Tripoli lancée en 2019 par Haftar, ils ont préféré rapatrier de nombreux hommes. Et privilégier une approche plus équilibrée du conflit libyen.
Enfin, selon un rapport de l’ONU en date de mai 2020, l’ALN du maréchal Haftar aurait bénéficié d’un envoi de combattants syriens par les généraux de Bachar al-Assad qui auraient été « moins de 2000 ».
Du matériel hi-tech turc pour l’ex GNA
De son côté, l’ex-GAN et ses milices est, lui, soutenu par la Turquie et dans une moindre mesure par le Qatar. Les généraux turcs ne lésinent pas sur les moyens militaires déployés en Libye et utilisent le théâtre libyen pour y tester la fiabilité de leur matériel le plus sophistiqué : drones, systèmes de défense aérienne, radars, systèmes de brouillage… Sans oublier des navires turcs stationnés au large des côtes libyennes qui n’hésitent pas à tirer quelques missiles !
L’armée turque est par ailleurs bien implantée sur le sol libyen où elle possède une base navale à Misrata, une base aérienne à Tripoli ainsi qu’une troisième base à Al-Watiya. Tout comme la Russie, la Turquie a fait appel à des mercenaires aguerris. Pour ce, elle a puisé dans le vivier de combattants syriens pro-turcs à la solde d’Ankara.
Ces différents éléments ont permis aux troupes et aux milices du GAN de faire la différence au sol face aux hommes de Khalifa Haftar. Le GAN a même stoppé la tentative du maréchal de prise de Tripoli lancée en 2019 à grands renforts de tambours. Son échec militaire l’a d’ailleurs discrédité aux yeux de ses parrains, notamment occidentaux.
Les milliards de dollars en ligne de mire
Dans ce contexte complexe et au vu des Etats impliqués, on peut douter que le retour des Etats-Unis en Libye mette un terme au conflit. En effet, autant les Etats-Unis ne se priveront pas de sanctionner des Russes impliqués en Libye, autant on peut se demander ce qu’ils feront avec leurs alliés émiratis et égyptiens tout autant impliqués.
Idem pour la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, plus qu’impliquée militairement aux côtés du GAN depuis des années. Les Etats-Unis prendront-ils le risque de se brouiller sérieusement avec ce pays membre de l’Otan qui appelle à de meilleures relations avec l’administration Biden ? Là aussi, on peut en douter.
En réalité, avec ce projet de loi on a surtout l’impression que, sous couvert de diplomatie, les Américains s’octroient une force de frappe en vue du gigantesque marché de la reconstruction de la Libye, évalué à plusieurs centaines de milliards de dollars. Reconstruction au sens large dans laquelle on peut inclure le redémarrage de la production pétrolière et le développement des futurs projets gaziers.
Comme l’a écrit le 6 octobre dernier Hicham Mourad, professeur de sciences politiques à l’Université française d’Egypte dans le journal égyptien Al-Ahram Hebdo (https://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/0/4/132/35429/-Les-EtatsUnis-de-retour-en-Libye.aspx), la Libye « détient les premières réserves de brut d’Afrique, mais sa production et ses ventes à l’étranger restent très perturbées par le conflit. C’est pour cette raison que le gouvernement cherche à fortement augmenter sa production de 40 % l’année prochaine, la Banque Centrale libyenne qualifiant cette augmentation d’« impérative ».
Et de poursuivre: « À cette fin, Tripoli a pris des contacts avec les sociétés pétrolières pour qu’elles retournent investir et opérer sur le marché libyen. Plusieurs firmes énergétiques américaines avaient pris des participations dans des champs pétroliers libyens dans le passé, dont ConocoPhillips, Marathon Oil Corp. et Occidental Petroleum Corp. [*] Mais plusieurs ont vendu leurs actifs après le début de la guerre. C’est dans le but de paver la voie au retour des sociétés américaines qu’il faut également comprendre les démarches des Etats-Unis pour stabiliser la Libye et y affaiblir leurs rivaux. »
Le FCPA a déjà ouvert la voie
Dans un passé récent, les Etats-Unis n’ont pas hésité à utiliser leur arsenal législatif et judiciaire pour pénaliser des sociétés non-américaines. C’est notamment le cas avec le FCPA ou Foreign Corrupt Practices Act. Cette loi américaine extraterritoriale a pour objectif affiché de lutter contre la corruption des agents publics étrangers. Dans les faits, elle sert aussi à écarter des concurrents, notamment européens, en les condamnant à des amendes records.
Un article passionnant publié en septembre 2020 par Frédéric Pierucci dans le magazine de l’école Polytechnique, « La Jaune & la Rouge » et intitulé « De l’asymétrie des sanctions américaines en matière de lutte contre la corruption » (https://www.lajauneetlarouge.com/de-lasymetrie-des-sanctions-americaines-en-matiere-de-lutte-contre-la-corruption/) démontre que « le FCPA est avant tout une loi qui cible les entreprises européennes (…) avec une focalisation sur des grands groupes concurrents de sociétés américaines dans des secteurs sensibles comme l’énergie, les télécoms, le pétrole, la défense ».
Il aurait même pu ajouter que les entreprises françaises sont une cible de prédilection du DOJ (Department of Justice) américain. Au cours des dix dernières années, elles ont été contraintes de verser plus de 2,5 milliards de dollars d’amendes et de sanctions diverses et variées. Avec quelques cas retentissants : Alstom (772 millions de dollars), Société Générale (293 millions de dollars), Total (398 millions de dollars), Technip (420 millions de dollars), Alcatel (138 millions de dollars)…
Quant aux grands groupes turcs ou russes, qui lorgnent le marché libyen autant que les Français ou les Italiens, gageons qu’ils ont depuis longtemps appris à contourner les circuits financiers où les Américains sont susceptibles de mettre leur nez.
Les conglomérats chinois savent, eux, qu’ils peuvent compter sur le fort pouvoir de rétorsion de Pékin lorsque les Etats-Unis tentent de faire valoir une quelconque extraterritorialité judiciaire. A ce niveau, les entreprises françaises sont hélas bien démunies et orphelines.
[*] Note d’Entelekheia : De fait, plusieurs compagnies pétrolières américaines opéraient en Libye sous Kadhafi. En 2009, le président libyen avait déclaré envisager leur nationalisation. Une raison de plus, outre de nombreuses autres, de le faire tomber