Créée par décret gouvernemental en janvier 2021, l’Autorité de soutien à la stabilité (SSA) est dirigée par l’un des leaders de milices les plus puissants à Tripoli, Abdel Ghani al Kikli, aussi appelé « Gheniwa », nommé malgré le lourd passé de crimes de droit international et de graves violations perpétrés par les milices sous son commandement.
« Légitimer des leaders de milices violents et leur verser un salaire de l’État sans poser de questions ne fait qu’accroître leur pouvoir pour continuer de piétiner les droits d’autres personnes en toute impunité. Il n’est pas surprenant que la nouvelle milice d’Abdel Ghani al Kikli soit impliquée dans des crimes horribles – que ce soit contre des personnes migrantes et réfugiées ou contre des Libyen·ne·s, a déclaré Diana Eltahawy, directrice régionale adjointe pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à Amnesty International.
« Depuis plus de 10 ans, les milices sous son commandement terrorisent les habitant·e·s du quartier d’Abou Salim à Tripoli au moyen de disparitions forcées, de torture, d’homicides illégaux et d’autres crimes relevant du droit international. Abdel Ghani al Kikli doit faire l’objet d’une enquête et, en cas de preuves recevables suffisantes, être poursuivi dans le cadre d’un procès équitable. »
« Depuis plus de 10 ans, les milices sous son commandement terrorisent les habitant·e·s du quartier d’Abou Salim à Tripoli au moyen de disparitions forcées, de torture, d’homicides illégaux »
Le 19 avril 2022, Amnesty International a écrit aux autorités libyennes au sujet des plaintes reçues contre Abdel Ghani al Kikli et son ancien adjoint Lotfi al Harari, exigeant leur suspension de postes qui leur permettraient de commettre de nouvelles violations, d’interférer dans les enquêtes ou de leur accorder l’immunité, dans l’attente des conclusions de l’enquête. Au moment de la publication de ce document, elle n’a reçu aucune réponse.
Une délégation d’Amnesty International s’est rendue en Libye au mois de février et s’est entretenue avec neuf personnes qui ont déclaré avoir subi de graves violations de leurs droits aux mains des membres de l’Autorité de soutien à la stabilité (SSA), ainsi que huit membres des familles et trois militant·e·s.
Des migrant·e·s interceptés et détenus dans des conditions effroyables
Des représentants du ministère de l’Intérieur à Tripoli ont confirmé à Amnesty International que la SSA intercepte des personnes réfugiées et migrantes en mer et les conduit dans des centres de détention sous son contrôle. Ils ont indiqué que le ministère de l’Intérieur ne supervise pas les opérations de la SSA car elle dépend du Premier ministre. À la question de savoir sur quelle base juridique la SSA a commencé à participer aux opérations d’interception, les représentants du ministère de l’Intérieur ont répondu qu’ils n’en savaient rien.
Trois migrant·e·s ont déclaré qu’eux-mêmes et des centaines d’autres ont été détenus en février 2022 au centre surpeuplé et mal aéré d’al Mayah, sous contrôle de la SSA. Ils n’ont reçu que peu de nourriture et d’eau, à tel point qu’ils ont dû boire l’eau des toilettes. Ils ont indiqué avoir vu des gardiens frapper régulièrement les migrant·e·s et réfugié·e·s détenus, et les soumettre au travail forcé et à des viols et autres violences sexuelles, notamment la prostitution forcée.
La SSA ne livre aucune information sur le nombre de personnes détenues au centre d’al Mayah et n’autorise pas les organisations indépendantes à s’y rendre.
La SSA a débuté les interceptions de personnes réfugiées et migrantes en mer en septembre 2021, et ces opérations sont marquées par des violences qui donnent lieu à des pertes de vies humaines en mer. Le 18 février, des miliciens de la SSA se sont rendus responsables de la mort d’un homme et en ont blessé d’autres lorsqu’ils ont intercepté un bateau transportant des migrants et des réfugiés en Méditerranée, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
« La SSA se sont rendus responsables de la mort d’un homme et en ont blessé d’autres lorsqu’ils ont intercepté un bateau transportant des migrants et des réfugiés en Méditerranée »
« La détention arbitraire massive, la torture, le travail forcé, le viol et autres violations imputables aux miliciens de la SSA rappellent cruellement que les personnes réfugiées et migrantes interceptées en mer ne devraient jamais être renvoyées en Libye. L’Union européenne et ses États membres doivent suspendre immédiatement toute coopération avec la Libye sur les questions de migration et de contrôle des frontières. Ils doivent veiller à ce qu’une coopération future prévoit que les autorités libyennes mettent fin à leur politique de détention arbitraire des personnes réfugiées et migrantes et enquêtent efficacement sur les crimes dont elles sont victimes », a déclaré Diana Eltahawy.
Les détenus libyens sont en proie à des disparitions forcées, des passages à tabac, des violences sexuelles et des morts en détention
Amnesty International a recensé des crimes récents, dont des disparitions forcées et des morts en détention imputables aux miliciens de la SSA sous le commandement de « Gheniwa ». En août 2021, le corps d’un homme de 34 ans a été retrouvé, portant des marques visibles de torture. Il avait été enlevé quelques jours auparavant par des hommes affiliés à la SSA à Tripoli.
Depuis 10 ans, Amnesty International et d’autres ont recensé des détentions arbitraires, des disparitions forcées, des actes de torture, des homicides illégaux et d’autres crimes relevant du droit international imputables à la milice de la Force centrale de sécurité d’Abou Salim et au précédent Conseil militaire d’Abou Salim, sous le commandement de « Gheniwa » et de Lotfi al Harari, alors son adjoint et chef des investigations. Ce dernier dirige actuellement l’Agence de sûreté intérieure (ISA) basée à Tripoli, une autre milice impliquée dans des crimes et des violations des droits humains.
Selon six anciens prisonniers incarcérés entre 2016 et 2019 dans un centre de détention géré par la Force centrale de sécurité d’Abou Salim, lorsque « Gheniwa » était commandant, ils ont été soumis à des simulacres d’exécution, à des passages à tabac, à des décharges électriques, à des violences sexuelles et ont été privés de nourriture et de soins médicaux pendant leur détention.
Un homme détenu entre mai et octobre 2018 a témoigné avoir été régulièrement frappé à coups de tuyaux d’arrosage, de bâtons et de crosses de fusils, au cours de sa détention dans une pièce minuscule, sans toilettes. À plusieurs reprises, il a déclaré que Lotfi al Harari l’avait frappé, menacé de viol et lui avait tiré dessus à balles réelles.
D’après le témoignage d’un autre homme détenu à la même période, Lotfi al Harari lui a ordonné, ainsi qu’à d’autres détenus, de se mettre contre un mur avant de leur tirer dessus avec son arme, en blessant plusieurs aux bras et aux jambes.
La plupart des détenus sont soumis à des disparitions forcées, les miliciens refusant d’informer leurs familles du sort qui leur est réservé pendant des mois, voire des années. Ceux qui sont relâchés sont avertis qu’ils doivent se taire.
« La plupart des détenus sont soumis à des disparitions forcées, les miliciens refusant d’informer leurs familles du sort qui leur est réservé pendant des mois, voire des années »
D’après les familles de huit hommes, la Force centrale de sécurité d’Abou Salim a enlevé et détenu leurs proches entre 2017 et 2022, et on ignore encore à ce jour le sort réservé à certains. L’un d’entre eux a été enlevé en 2017 dans le quartier d’Abou Salim par des hommes que des témoins ont identifiés comme travaillant pour la Force centrale de sécurité d’Abou Salim. Sa famille s’est tournée vers le ministère public pour trouver de l’aide ; un procureur a téléphoné à Lotfi al Hariri, qui a confirmé qu’il était bien en détention. Pourtant, lorsque sa famille s’est rendue au centre de détention, les miliciens ont déclaré qu’il ne s’y trouvait pas, à six reprises, et le procureur a confié à la famille qu’il était impuissant et ne pouvait rien faire.
Aux termes du droit pénal international, les commandants sont individuellement responsables s’ils savent ou auraient dû savoir que leurs subordonnés sont sur le point de commettre ou commettent de tels crimes et ne prennent pas toutes les mesures nécessaires et raisonnables dont ils disposent pour empêcher la commission de ces crimes ou, s’ils sont déjà commis, pour amener les personnes responsables à rendre des comptes.
Complément d’information
L’Autorité de soutien à la stabilité (SSA) est chargée d’assurer la sécurité des bâtiments et des représentants du gouvernement, de participer aux opérations de combat, d’appréhender les personnes soupçonnées d’atteintes à la sécurité nationale et de coopérer avec les autres organes de sécurité.
La milice de la SSA a été officiellement fondée par décret gouvernemental en janvier 2021. La proposition de budget 2021 du gouvernement d’unité nationale lui a alloué 40 millions de dinars libyens (près de 8 millions d’euros), dont 5 millions (environ 1 million d’euros) à titre de salaires. Des paiements ponctuels supplémentaires ont également lieu : en février 2022, le Premier ministre du gouvernement d’unité nationale, Abdelhamid al Debibah, a validé le versement de 132 millions de dinars libyens (environ 26 millions d’euros) à la SSA.
Depuis sa création, la milice a rapidement étendu son influence au-delà de Tripoli à Al Zawiya et dans diverses localités de l’ouest de la Libye.