Par Andrea Scarano (revue de presse : Euro-Synergies – 1er avril 2023)*
Géopolitique
Les descriptions méthodiques des espaces, des équilibres et de la répartition du pouvoir entre les États figurent parmi les principales modalités de l’approche géopolitique des relations internationales. Marco Ghisetti (auteur de « Talassocracia – I fondamenti della geopolitica anglo-statutitense », publié en 2021 par Anteo edizioni) se demande si ce type d’analyse conserve sa validité face aux profondes transformations économiques, technologiques et militaires de notre époque.
Il compare la pensée des « pionniers » et des classiques du sujet – Mahan, Mackinder et Spykman – qui ont vécu au tournant des XIXe et XXe siècles, sans pour autant négliger les développements les plus récents.
Puissances maritimes et puissances terrestres
Le fait que la réflexion ne concerne pas exclusivement les cercles académiques est évident au cours d’un récit largement fondé sur la centralité de la domination de la mer et du contrôle de ses centres névralgiques, sur le contraste entre les puissances navales et terrestres, sur l’éternelle nécessité pour les États-Unis – une puissance « insulaire » de facto, héritière de l’Empire britannique – de s’étendre à la recherche de nouveaux marchés et de se doter, en temps de paix comme en temps de guerre, d’une flotte efficace, y compris pour des raisons de défense nationale.
La pertinence de facteurs tels que la géographie comme élément permanent, le caractère illusoire de l’idée que les conflits d’intérêts entre nations « civilisées » ne peuvent conduire à des guerres et le poids décisif de l’action humaine introduisent le débat sur des catégories imperceptiblement mobiles telles que le « cœur de la terre », zone charnière du continent asiatique qui peut en fait être étendue à l’Allemagne, zone enclavée et point d’appui de la puissance terrestre, réserve inépuisable de matières premières, terre d’où proviennent les menaces récurrentes à la suprématie de Washington.
La connaissance des relations privilégiées entre cette dernière et Londres permet de réfléchir au choix presque apriorique de l’Angleterre (géographiquement « partie intégrante de l’Europe ») de boycotter systématiquement l’idée d’un continent unifié, notamment parce que – comme l’a rappelé Jean Thiriart il y a quelques années – cela aurait provoqué la création d’une force capable de l’envahir. C’est dans ce sens que l’on peut interpréter la mise en garde de Mackinder, partisan convaincu en 1943 d’une alliance élargie à l’Union soviétique et à la France en tant que « tête de pont », selon laquelle les États-Unis devaient participer activement aux politiques d’équilibre soutenues par le Royaume de Sa Majesté, qui visaient à s’opposer à l’ennemi terrestre allemand sous la forme de puissances amphibies.
L’antinomie entre les peuples maritimes, démocratiques et idéalistes d’une part, et les peuples terrestres, autoritaires et organisateurs d’autre part, ne masque cependant pas certaines faiblesses, qui sont soulignées lorsque Mahan soutient, par exemple, que les embargos économiques et alimentaires entraînent un faible coût en vie et en souffrance et que l’ouverture globale au commerce et aux processus de vie européens génère automatiquement des bénéfices pour l’ensemble de l’humanité ; ou lorsque Mackinder fait l’éloge de la tendance des Britanniques à conclure des alliances avec des pays plus faibles tout en omettant de préciser leurs intentions de diviser pour régner et, pire encore, d’évoquer les massacres perpétrés contre les Irlandais.
L’introduction du terme Eurasie – grand ensemble géographique formé d’un centre, d’un croissant intérieur (péninsule européenne, Asie du Sud-Ouest, Inde et Chine) et d’un croissant extérieur (États-Unis, Grande-Bretagne, Japon et Australie) – comme conception du monde intimement liée à l’idéalisation de l’homme « continental » s’accompagne du déploiement de trois enjeux cruciaux, de la division en deux moitiés physiquement très inégales, la délimitation de l’Europe selon une ligne de partage – celle de l’Oural – considérée par beaucoup comme insatisfaisante, et la dispute complexe autour de l’identité de la Russie, essentiellement suspendue entre un substrat européen et un élément tartare-asiatique.
Le postulat de l’appartenance à une civilisation eurasiatique a été récemment revisité et en partie idéologisé par le courant de pensée néo-eurasiste qui, au nom de la coopération économique, politique et militaire de deux acteurs « obligés » par l’histoire et la géographie de partager un destin commun, s’oppose vigoureusement au « glissement » du vieux continent dans un état de subalternité par rapport aux États-Unis et à l’OTAN ; une perspective exactement identique à celle qui prône, de l’autre côté de l’océan, l’expansion vers l’est de l’Europe et de l’Alliance atlantique, utilisées comme avant-postes « démocratiques ».
La nouvelle hégémonie américaine
La nature profondément anarchique de la communauté internationale et la lutte constante pour le pouvoir comme boussole de la politique étrangère des nations sont les pierres angulaires qui guident l’élaboration par Spykman de la stratégie d’« endiguement » de l’URSS suite à la Seconde Guerre mondiale ; une vision extrêmement réaliste attribue aux différents pays des priorités divergentes, à l’équilibre planétaire (susceptible d’évoluer comme un champ magnétique soumis à des changements de force relative ou à l’émergence de nouveaux pôles) les traits de l’instabilité et aux États-Unis, facilités par une situation géographique enviable, un rôle dominant.
L’insuffisance de la domination maritime pour garantir une position hégémonique est, en revanche, la principale justification de la théorisation du « droit » de l’administration étoilée à s’implanter militairement et durablement à la fois dans les territoires d’outre-mer et dans la zone frontalière euro-asiatique, exerçant une fonction d’« overseas balancer » où le choc des puissances menace cycliquement de s’intensifier.
L’identification d’ne ligne de fracture entre l’ancien et le nouveau monde est aussi pertinente pour l’inclusion du Royaume-Uni dans le premier que pour l’hypothèse – considérée comme tout sauf lointaine – d’une alliance entre le Japon, l’Allemagne, l’Italie et l’URSS, accréditée par les intentions de Staline de travailler à un armistice avec les Allemands après la bataille de Stalingrad et par des précédents symptomatiques, tels que les accords Molotov – Ribbentrop et le pacte de non-agression nippo-soviétique.
La promotion par les deux superpuissances de l’indépendance des colonies vis-à-vis des empires européens après 1945 est interprétée par l’auteur comme une politique visant à la remplacer par une forme plus sophistiquée de domination, visant des États formellement libres mais fortement dépendants économiquement.
Dans cette perspective, la reconstitution de certains passages historiques cruciaux – des caractéristiques de la doctrine Wilson au besoin de dominer les marchés européens, besoin manifesté depuis la crise de 1929, de l’obstination pour obtenir la capitulation inconditionnelle des puissances de l’Axe à la nécessité de lier à soi le processus de reconstruction d’après-guerre à travers le Plan Marshall et la division de l’Europe en deux – constitue le cadre dans lequel les États-Unis ont poursuivi d’abord l’objectif de détruire définitivement la suprématie de cette dernière et ensuite celui de l’intégrer dans le système capitaliste de marché, dans un état de subalternité qui était également flagrant d’un point de vue militaire.
Il est significatif de rappeler comment, minimisant les justifications idéologiques courantes utilisées pour démêler le sens des guerres menées au XXe siècle par les États-Unis en Corée et au Viêt Nam, Henry Kissinger s’est précisément référé à des raisons géopolitiques dans la crainte plus générale que le Japon ne se lie politiquement à l’URSS, glissant dans les sables mouvants préconçus par la « théorie des dominos ».
Enfin, la dimension culturelle de la primauté de la thalassocratie, fondée sur un concept problématique comme celui d’« Occident », géographiquement incertain, instrument des projets d’incorporation méditerranéenne et de la stabilisation des rapports de force consolidés depuis l’aube de la guerre froide, sur la base de l’acceptation sans critique de l’américanisme comme destin par les Européens, n’est certainement pas la moindre.
La force du yen et l’économie de la concurrence chinoise sont des facteurs qui ont joué un rôle important dans le développement de la région.
Concurrence chinoise
Si, après l’effondrement du communisme, l’élargissement de l’OTAN à l’Est a sans doute eu pour fonction de dévitaliser les mécanismes de fonctionnement de l’UE, la capacité des États-Unis à s’ériger en seul hégémon régional et à entraver les autres acteurs désireux d’en faire autant a trouvé une nouvelle confirmation dans la représentation des « trois Méditerranées » identifiées par Yves Lacoste : l’américaine, avant-poste de l’expansionnisme dans l’Atlantique et le Pacifique ; l’européenne, facilitée par l’aplatissement des oligarchies continentales et la pénétration de la politique du « diviser pour régner » sur ses rives méridionales ; l’asiatique, où les États-Unis se sont imposés dans le passé aux dépens du Japon et sont aujourd’hui concurrencés par la Chine. Dans ce dernier cas, la collaboration avec les pays de second rang de la région (qui ne veulent pas se retrouver dans l’orbite d’influence de Pékin) est configurée comme une tentative de réponse aux itinéraires de la nouvelle route de la soie, un signe significatif non seulement d’ouverture au capital et au commerce international, mais aussi d’un changement radical de perspective en ce qui concerne l’attention portée à l’importance de la mer.
Conclusions
L’ouvrage de Ghisetti, qui n’est pas toujours lisse sur le plan stylistique, est enrichi par l’analyse des documents stratégiques anglo-américains rédigés en 2020-21, qui laissent présager une remise en question de l’effort d’intégration continentale et de coopération entre la Russie, la Chine et (à l’arrière-plan) l’Iran, le tout assorti du renforcement express des forces militaires ukrainiennes, comme autant de « prolongements » naturels d’un processus de déstabilisation initié à la fin de la guerre froide dans l’espace eurasiatique et dans le Caucase, « cœur de la terre » potentiellement menaçant pour les équilibres existants.
Accusée de déterminisme et parfois même de cautionner des « pulsions » autoritaires, la géopolitique apparaît à l’heure de la mondialisation comme une discipline plus à même – comme l’affirme également l’auteur – de fournir des outils appréciables de compréhension et de prévision des actions des acteurs politiques, en partie encore conditionnées par l’influence des classiques.
*Source : Euro-Synergies
Version originale : Barbadillo