« Nous, les soldats maliens, sommes des morts-vivants »
2 mars 2013
« Nous, les soldats maliens, sommes des morts-vivants »
Eros Sana
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1er mars 201
L’armée malienne sera-t-elle en mesure de se reconstruire ? Sera-t-elle capable d’assurer la sécurité du pays et de ses citoyens, une fois l’intervention militaire française terminée ? C’est loin d’être sûr, tant elle est le reflet des inégalités sociales, de la corruption et du clientélisme qui gangrènent le pays. Reportage auprès de soldats et de gendarmes maliens, abandonnés par leurs chefs, et qui ne sont même pas certains de pouvoir manger le lendemain.
« Nous, les soldats maliens, sommes des morts-vivants » C’est ainsi que se décrit Moussa [1], jeune engagé malien de 25 ans. Nous sommes à Diabali, la dernière ville du nord à avoir été conquise par les rebelles le 14 janvier 2013. Moussa a participé à la défense de la ville. Les soldats maliens ont vite été débordés par les rebelles, certes moins nombreux, mais disposant d’une puissance de feu et d’une expérience du combat largement supérieures. En quelques heures, sept militaires maliens sont tués, dont un ami de Moussa, Issa Angwéba, 29 ans. Si Moussa en a réchappé, « ce n’est pas grâce à mes supérieurs, précise-t-il. Ils nous ont bien donné de nouvelles armes et du matériel, mais ils ne nous pas laissé le temps de les tester. » Lorsqu’ils réalisent qu’ils ne peuvent plus tenir leur position, qu’ils ne recevraient pas de renforts et, surtout que leurs supérieurs « avaient eux-mêmes fui », Moussa et ses frères d’armes décident d’abandonner leur position, de retirer leur uniforme et de se replier sur Markala, plus au Sud.
Ce type de témoignages abonde au sein de l’armée malienne. Combats après combats, ce n’est pas tant de courage dont les soldats maliens ont manqué face aux rebelles armés, mais bien de soutien, de préparation, d’organisation et de commandement compétent. Car l’armée malienne, comme l’ensemble des forces de sécurité, est le reflet des inégalités sociales, et des jeux de pouvoir et de corruption qui caractérisent le Mali.
230 euros de bakchich pour intégrer l’armée
Les effectifs de l’armée malienne sont difficiles à estimer avec certitude : entre 7 000 et 14 000 hommes. Le Mali est un pays pauvre, où la moitié de la population vit avec moins d’un euro par jour. Les populations y exercent avant tout des activités rurales et agricoles. Dans un pays où les institutions internationales (FMI, Banque mondiale) mettent tout en œuvre pour réduire les missions et les budgets de l’État, l’armée est l’une des rares institutions qui offre une solde et un emploi stables [2]. Un simple soldat gagne 45 000 francs CFA, soit environ 70 euros par mois. Nombreux sont ceux qui y entrent moins par vocation guerrière ou patriotique que par simple nécessité économique.
Certaines familles sont prêtes à tout pour que leur fils porte l’uniforme de l’armée, de la police ou de la gendarmerie. Notamment à verser des bakchichs aux recruteurs pour qu’il soit intégré. « Il y a des familles qui s’endettent pour payer 150 000 ou 250 000 francs CFA (entre 230 et 380 euros) de dessous-de-table pour que leur fils soit pris. C’est le tarif », annonce Amadou, gendarme à Markala.
« Même un chien ne finirait pas notre assiette »
Intégrer l’armée ne suffit pas pour sortir de la précarité. Depuis juin 2012, date de la prise des deux tiers du territoire par la rébellion touareg et islamiste, la majeure partie des militaires maliens dénonce, plus ou moins fortement, leurs conditions de vie. Les lignes de ravitaillement de l’armée malienne s’étendent sur plusieurs centaines de kilomètres à mesure que l’armée française progresse. Et lorsque je demande à Moussa si la logistique suit, si les soldats arrivent à cantiner convenablement et à être soignés efficacement, celui-ci inspire longuement avant de répondre : « Avec ce que nos chefs nous donnent à manger, même un chien ne finirait pas notre assiette. Mais nous n’avons pas d’autre choix. Pour ce qui est de notre santé, ils sont sensés nous prendre en charge. Mais la plupart du temps cette prise en charge est insatisfaisante. »
Le jeune soldat raconte alors l’histoire de l’un de ses frères d’armes qui, après une attaque de rebelles touaregs en 2008 dans le village de Nampala, près de Diabali, a reçu une balle dans le dos. « L’armée n’a rien mis en place pour lui, si ce n’est des soins basiques. C’est son père qui a dû prendre en charge tous les frais pour que son fils soit convenablement opéré. Nos supérieurs n’ont rien à faire de nous », soupire-t-il.
Exclus de l’armée pour avoir revendiqué leurs droits
« Chaque fois que les militaires réclament le respect de leurs droits, ils se font qualifier de révolutionnaires et sont souvent mis aux arrêts », ajoute Amadou. Le gendarme de Markala sait de quoi il parle : en 1994, lui et 800 autres élèves gendarmes ont protesté dans un journal malien contre le détournement d’une partie de leur solde par l’un de leur chef. En réponse, ils ont été radiés ! Ils durent batailler pendant deux ans pour faire valoir leurs droits et être réintégrés. « Nous, les soldats maliens, sommes des morts-vivants, répète sombrement Moussa. Depuis Aguelhok, on nous envoie au front pour mourir de faim ou pour nous faire égorger. »
Aguelhok, le nom de cette ville située à la limite de la frontière algérienne, m’est très souvent répété. Un massacre y a été perpétré par les rebelles du MNLA et d’Ansar Dine. En janvier 2012, isolés et sans renforts, des soldats et des gendarmes maliens se rendent après avoir tenté de défendre la ville. En dépit de leur reddition, plusieurs dizaines d’entre eux sont égorgés ou abattus d’une balle dans la tête : entre 85 et 200 exécutions selon les sources. Ce massacre traumatise l’armée et la société malienne.
Corruption et clientélisme
« A Aguelhok, c’est chaque malien qui a perdu un fils, un frère. Sans que l’Etat et l’armée ne fassent rien », témoigne le père de l’un des soldats exécutés, rencontré à Bamako. Aguelhok cristallise toute la frustration et la rancœur des soldats maliens et de la population vis-à-vis du laisser-aller et de la corruption des dirigeants de l’armée malienne et de l’ensemble de la classe politique. Car au Mali, la classe politique est largement composée de militaires. Le président de l’époque, Amadou Toumani Touré, dit ATT, était général de l’armée malienne. De nombreux ministres et hommes politiques sont ou ont été des militaires.
Pendant ses deux mandats, de 2002 à 2012, ATT a nommé à lui seul 45 généraux. Un moyen de renforcer la fidélité de la direction de l’armée et, pour les nombreux généraux promus, celui d’accéder à de juteuses opportunités financières et économiques. Alors que l’opération « Serval » bat son plein dans le nord, dans un luxueux restaurant de Bamako, on peut assister à la discussion de deux généraux maliens sur la « conclusion d’un marché de 246 millions de francs CFA » (380 000 euros).
Bérets rouges contre bérets verts
Dans leur lutte contre le terrorisme, obnubilés par la seule vision sécuritaire, les États occidentaux ont préféré « investir » dans l’armée plutôt que dans des programmes de développement [3]. Et sans se préoccuper du clientélisme et de la corruption. Des dizaines de millions d’euros et de dollars ont ainsi été injectés dans l’armée malienne, principalement par la France et les États-Unis (Le New York Times évoque 500 millions de dollars accordés par Washington [4]). Cet apport massif d’argent n’a ni contribué à empêcher la chute du nord du Mali, ni à améliorer l’équipement et la formation des troupes. Ces financements – colossaux pour le Mali – ont contribué à renforcer les pouvoirs des dirigeants militaires et à soutenir leur éventuelle carrière politique. Au clientélisme et à la corruption, s’est ajouté la montée d’un profond sentiment d’injustice au sein de l’armée. On en connaît le résultat.
Cette exacerbation des tensions s’est cristallisée autour des « bérets rouges » : le 33ème régiment para-commando, une unité spéciale aéroportée créée par Moussa Traoré, l’ancien dictateur. Cette formation de près de 1 000 hommes a été largement favorisée par le régime d’ATT – lui-même béret rouge – au détriment du reste de l’armée, dont le gros de la troupe porte le béret vert. Censés assurer la sécurité du régime, depuis la dictature, les bérets rouges ont bénéficié des soldes les plus confortables, des primes les plus régulières, et de meilleures formations.
Un coup d’Etat illégal, mais jugé légitime
« Pendant que nos fils mourraient à Kidal, Tessalit ou Aguelhok, les bérets rouges restaient planqués à Bamako, dans leur caserne ou dans la résidence présidentielle malienne », dénonce le père d’un soldat tué pendant l’avancée des rebelles. « Plutôt qu’une unité d’élite, ils étaient les défenseurs de la bourgeoisie naissante qu’ATT et la classe politique malienne représentent », ajoute avec amertume un leader de la société civile, dont le frère est béret rouge.
Aux scandales politico-financiers, comme le détournement d’une partie des aides internationales pour combattre la tuberculose et la malaria, s’est ajoutée la déroute militaire dans le Nord du pays. Et ce qui devait arriver arriva : le 22 mars 2012, un détachement militaire de bérets verts renverse le président ATT et place à la tête du régime le capitaine Amadou Haya Sanogo [5]. Condamné pour son illégalité, le putsch n’est cependant pas considéré comme illégitime par une grande partie de la société civile. Dans les quartiers populaires comme dans les beaux salons de la capitale, nombreux sont ceux qui se souviennent de la fête organisée en grande pompe par la fille d’ATT, Mabo, pour célébrer sa fortune de plusieurs milliards de francs CFA. C’était juste avant le coup d’État.
Les tensions au sein de l’armée malienne ne s’apaisent pas pour autant. Le chef des bérets rouges, le Colonel Abidine Guindo, proche de l’ancien président, échoue à mener un contre-coup d’Etat le 30 avril 2012. A l’issue de cette tentative, le corps des bérets rouges est dissous et les mutins emprisonnés. Quand commence l’opération Serval, et alors que la majeure partie de l’armée malienne y est impliquée, l’unité reste assignée à résidence dans sa caserne de Djocoroni-para. Le « contre-putschiste » Abidine Guindo est finalement libéré et les bérets rouges sont réintégrés, mais dispersés dans les autres unités. Cette rivalité au sein de l’armée donne lieu à un épisode tragique : l’attaque du dernier carré de bérets rouges, le 8 février, à Bamako, qui fera aussi des victimes civiles. La situation de l’armée malienne demeure socialement et politiquement explosive.
Eros Sana (texte et photos)
Source : Bastamag
Notes
[1] A sa demande, son prénom a été modifié
[2] En 2007, alors que les autres institutions de l’Etat malien n’embauchaient pas, voire licenciaient, l’armée malienne lançait une campagne de recrutement de près de 3000 personnes.
[3] Le développement du nord Mali passe par exemple obligatoirement par la construction d’autoroutes pour désenclaver cette région. Le coût du tronçon Bamako-Timbuktu (635 kilomètres) serait de 100 milliards de francs CFA (196 millions de dollars), le tronçon Mopti-Gao (568 kilomètres) présenterait un coût de 48 milliards de francs CFA (94 millions de dollars)
[4] « Why We Must Help Save Mali », New York Times, 14 janvier 2013
[5] Après le coup d’Etat, Sanogo n’a pas pris les fonctions de président de la République, mais la tête du Comité national pour le redressement de la démocratie et la restauration de l’État (CNRDRE), au travers duquel il continue d’avoir une importante influence sur l’armée et la politique maliennes.