Libye – Un Pont aérien pour Tripoli, suggère Jacques Borde
20 août 2011
Libye – Un Pont aérien pour Tripoli, suggère Jacques Borde , historien spécialiste des stratégies militaires
La Voix de la Libye – Avez-vous lu la dernière intervention de Poutine sur la Libye ?
Jacques Borde – Celle où Vladimir Vladimirovitch se pose en donneur de leçons à la Libye assiégée ? Hélas oui ! Je ne savais pas la Russie, si experte en démocratie, au point que son, si peu présent aux affaires Premier ministre, Vladimir Poutine s’autorise, ainsi, à donner des leçons de bonne gouvernance à Tripoli…
C’est nouveau, ça vient de sortir ! Mais ces saillies diplomatiques sont, hélas, notables à chaque fois qu’un cacique de la Post-Soviétie moscovite, se lance sur le sujet, délicat il est vrai, de la Guerre en Libye ! Gospodine Vladimir, aurait-il l’infinie bonté de nous dire en quoi «Le régime libyen ne répond aucunement aux critères d’un pays démocratique » ? Car, Poutine ne « peux rien ajouter de plus ». C’est dommage et commode à la fois ! Votre modeste serviteur aurait aimé en savoir plus. Notamment en quoi ce déficit démocratique est « évident » pour notre ex-pointure de la barbouzerie soviétique. Où a-t-il trouvé ça ? Dans les cours du soir réservés au anciens du KGB, grande organisation démocratique devant l’éternel, peut-être ? Poutine expert ès démocratie. Décidément, les Russes nous auront tout fait, ces derniers mois ! À moins, bien sûr, que cette posture de fausse indignation ne soit, ce que je crois davantage, savamment calculée…
La Voix de la Libye – Mais le Premier ministre russe, rappelle combien la « résolution de l’Onu, qui a rendu possible la présente intervention militaire, est défectueuse »….
Jacques Borde – Oui. Et après ? Avions-nous besoin de la piqûre de rappel poutinienne pour nous en souvenir ? Et, désolé, qu’est-ce que cela change que Poutine l’ait en travers de la gorge, la Résolution 1973 ? Si complaisamment votée par le représentant russe près le Conseil de sécurité des Nations-unies, M. Choukrine, rappelons-le. Mais le courroux de Poutine retombe vite. Car, comme il se hâte de le préciser, même si « La situation dans le pays a dégénéré en conflit militaire (…) cela ne veut pas dire que l’on doive prendre partie pour un camp ».
La Voix de la Libye – Que pensez-vous de la référence à la Croisade?
Jacques Borde – Encore des paroles pour ne rien dire. Poutine – qui ne fait, là, que répéter une antienne lancée par d’autres avant lui, Claude Guéant, notamment – eut été mieux inspiré, en ces temps anniversaires d’évoquer le Blocus de Berlin, et les efforts, à l’époque, pour y mettre un terme. Une erreur de casting pour nos vétilleux apparatchiks moscovites !
La Voix de la Libye – Pourquoi une erreur de casting ?
Jacques Borde – Une erreur de casting volontaire, aurais-je dû dire. Parce que Poutine, s’il n’est, visiblement pas, un foudre de guerre (même tiède ou froide) n’est pas un imbécile. S’il avait fait référence au Blocus de Berlin, en 1948. Par la force des choses, des voix se seraient élevés, à Moscou, pour saisir la balle au bond et exiger que la Russie mette ses actes au diapason de son verbe, et fasse montre du tiers d’énergie dont firent preuve, en 1948, Ernst Reuter[1], côté allemand, et les généraux Clay[2], LeMay[3], Wedemeyer[4] et Turner[5], côté américain, confrontés à une situation exceptionnelle.
Mais la vraie question est de savoir si l’intérêt que portent les Russes au Levant est réel. Dans son commentaire, à l’un des mes entretiens accordés au site geostrategie.com, portant également sur les « absences » russes, un internaute, Hedidh, m’a fait ces rappels fort utiles, que je porte à votre connaissances :
⁃S’adressant aux étudiants opposés à la guerre du Viêt-Nam, le président tunisien Habib Bourguiba, leur avait dit ceci, en substance : « nous faisons partie d’un pays où les soldats allemands, britanniques, français, ont fait couler leur sang pour qu’il demeure dans le « monde libre ». Aucun soldat soviétique n’a fait un tel sacrifice ». La Méditerranée et l’Afrique, quoi qu’en dise, n’intéressent pas la Russie. À la limite, l’Iran l’intéresse, en tant que pays caucasien limitrophe, voire la Syrie, en tant que pays charnière entre l’Occident et l’Asie. Qui plus est, elle n’est pas intéressée par le pétrole, mais par les matières premières d’Afrique qui sont sous contrôle occidental. Quand ils se sont rués à l’Ouest, les Allemands de l’Est criaient : « nous voulons des bananes ! »
⁃⁃Devenue puissance moyenne, en terme de projection de forces, entourée de pays souvent hostiles (Géorgie notamment) et pro-états-uniens, quel intérêt aurait la Russie à défier les USA et l’Otan ? Elle n’a pas les moyens économiques et militaires de relever un tel défi. Si elle parvient à rester souveraine, ce serait déjà une victoire !
⁃
⁃La Russie souffre également d’être tiraillée entre l’Occident (sa famille culturelle) et l’Asie où sa technologie est sollicitée. Elle a de ce fait un problème de gravité : au lieu d’attirer les autres dans son orbite (ses voisins européens la fuient), c’est elle qui oscille entre l’orbite occidentale et l’orbite chinoise.
N’ayant, dès lors, pas encore choisi sa voie, la Russie – qu’elle soit medvediste ou poutinienne, n’y change guère – en nous ressortant le couplet usé des Croisades, Poutine verbatim, joue sur du velours et se doute qu’il ne suscitera que des applaudissements polis de son auditoire. Car, face à des Croisés, on fait quoi ? On se Dé-croise, on s’anti-croise. Avec un plan com aussi pourri, Poutine sait pertinemment que les choses n’iront pas loin. Dans le dédale sans fin de l’indignation humaine, probablement. Parfait pour lui et ses – velléitaires, par défaut – petits camarades…
La Voix de la Libye – Et c’est important ?
Jacques Borde – La Force du verbe, c’est bien de trouver les mots qu’il faut au bon moment. Je pense, évidemment, à De Gaulle. À l’Appel du 18 juin, bien sûr, qui fit entrer mon grand-père et mon grand-oncle en Résistance et conduira le second en déportation. Et, bien sûr, à son « Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ! libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle ». Ou encore à son tonitruant et indispensable : « Vive le Québec… libre ! ». Verbatim qui réveillera de leur sommeil des générations de Patriotes souverainistes québécois !
Les grands hommes savent trouver les mots, au moment où l’Histoire les attend. Si le Vladimir V. Poutine, n’a que ce mièvre « vous savez, je ne me soucie pas davantage de cette intervention militaire. Il y a beaucoup de conflits militaires à l’heure actuelle et malheureusement, il y en aura encore dans le futur », à nous offrir. C’est, probablement, qu’il s’en soucie assez peu, comme nous l’a rappelé Hedidh! Quelle tristesse pour la Russie qui, hier, s’est tant sacrifié face à l’Axe hitlérien pour, aujourd’hui, louvoyer ainsi devant l’Axe états-unien ? Où est la Russie éternelle pas uniquement dans les vaticinations présentes de son Premier ministre, j’espère ?
La Voix de la Libye – Et qu’attendez-vous, précisément, de la Russie ?
Jacques Borde – Mais, enfin ! Qu’elle organise un pont maritime et aérien pour le Tripoli et les autres villes non encore tombées sous le joug des obsurantistes-djihâdistes arrivant dans les fourgons des contractors et special forces occidentaux qui arrachent pour eux des positions aux forces loyalistes, sous la ténébreuse égide de la litanie de Guernica des aviations coalisées.
La Voix de la Libye – Le peut-elle ?
Jacques Borde – Tout à fait. C’est même un des rares domaines où les Russes ont encore une expertise égale, voire supérieure, à celle des Occidentaux. Lors des grandes projections de force mises en place – que ce soit au Darfour, mais aussi en Afghanistan et en Irak – ce sont des avions-cargos made in Russia qui assurent généralement, pour les Occidentaux, aux côtés des C-5 Galaxy et C-17 Glolemaster III états-uniens, le plus gros du travail. Des Antonov An-124-100 Ruslan[6].
Comme l’ont écrit Isabelle Facon et Michel Ascencio, se référant eux-mêmes à l’ouvrage de Stefan Büttner[7], « L’Antonov An-124 (le plus gros avion de transport au monde, entré en service en 1986). Un certain nombre d’entre eux sont modernisés au modèle An-124-100M-150 – doté d’un nouveau moteur (Motor Sitch D-18T), il peut transporter 150 tonnes au lieu de 120, et dispose d’une autonomie de vol accrue de 9.400 km à 10 800351. Toutefois, les forces aériennes russes utilisent peu souvent cet appareil – bien qu’il rencontre un grand succès sur le marché mondial du fret »[8].
La Voix de la Libye – Mais cela risque d’être difficile à mettre en place?
Jacques Borde – Techniquement, vous voulez dire ? Non. Assez peu. Il se trouve que l’Armée de l’air russe utilise TOUS ses An-124 au sein du 65ème Régiment de transport aérien, basé à Seshcha. Une seule unité à solliciter. Pas besoin d’être Koutouzov[9] pour y arriver ! Le reste – et c’est, bien sûr, là où le bât russe blesse fortement – est une question d’opportunité politique à saisir. C’est bien pour cela que ne je suggère rien de violent ni de radical à nos amis russes. Seulement de piéger les belliqueux occidentaux à leur propre discours : l’assistance humanitaire à une population assiégée.
La Voix de la Libye – Mais les pays occidentaux vont s’opposer à ce projet ?
Jacques Borde – C’est, en effet, tout à fait prévisible. Mais, alors, il s’agira pour les dirigeants russes de montrer au reste du monde combien ils sont, à la différence de leurs homologues occidentaux, des hommes de paix ! N’est ce pas le Premier ministre russe, Vladimir Poutine, qui nous a affirmé que « …ce sont les civils qui meurent sous les bombes pendant les attaques aériennes » ? Alors qu’il soit enfin en accord avec lui même et impose, enfin, les décisions nécessaires au Président Dimitri Medvedev, à qui il a, si imprudemment, confié les clés du Kremlin…
Mais les choses pourraient s’avérer plus simples que vous le craignez ! Je vous rappelle que les An-124 Ruslan de la société Volga Dnepr sont, notamment, utilisés pour apporter les satellites destinés aux fusées Ariane en Guyane, ce tous les TROIS mois environ. En passant, vous imaginez le moyen de pression dont dispose Moscou, si d’aventure, Paris s’opposait à un projet aussi humanitaire que celui d’un Pont aérien pour Tripoli !
Idem pour les États-Unis qui s’appuient sur la Fédération russe et ses derniers alliés pour la projection de leurs forces en Afghanistan. Vous voyez que l’on ne manque pas d’arguments pour discuter entre gens raisonnables !
La Voix de la Libye – Mais quels rapports entre…
Jacques Borde – Je vous vois venir ! La réponse à votre souci a un nom : linkage. Faire le lien, arbitraire certes, entre deux dossiers n’ayant pas de rapport entre eux. Pas élégant ? Je vous l’accord. Mais, car il y a un mais : c’est un modus operandi… états-unien, je vous le rappelle. C’est en l’invoquant que fut planifiée l’invasion de la Grenade par les États-Unis. Je prépare, d’ailleurs, un livre sur le sujet : Urgent Fury, La Grenade 1983, Ou la Destinée Manifeste US sur le terrain.
Par ailleurs, comme le suggère Hedidh, « Il faudrait peut être éclairer la position des Russes en ajoutant la politique énergétique consistant à réaliser un réseau d’oléoducs et de gazoducs soustraits à l’influence US. et à se positionner en fournisseurs de l’Europe (et de la Chine). Pour cela, ils ont besoin de l’aval de pays proches ou membres de l’OTAN (comme la Turquie) ».
La Voix de la Libye – Cela portera-t-il ?
Jacques Borde – Qui sait ? Mais je vais laisser la conclusion de ce passionnant entretien à Hedidh qui nous dit qu’ « …il est vrai que les gesticulations diplomatique russes ont quelque chose de pitoyable et qu’ils devraient s’inspirer, sinon de la grande retenue diplomatique chinoise, au moins des derniers vers de La mort du Loup : seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse »
Notes
[1] Le maire de Berlin-Ouest.
[2] Le général Lucius D. Clay, le gouverneur militaire US de l’Allemagne.
[3] Le patron de l’United States Air Forces Europe (USAFE).
[4] Le Chief of Plans & Operations de l’US Army, le général Albert Coady Wedemeyer, en tournée d’inspection en Europe à ce moment-là.
[5] Le lieutenant-général William H. Tunner. Avait été en charge du Air Transport Command en Asie du Sud-Est,
[6] Code Otan, Condor.
[7] Russian Air Power, The Ultimate Guide to the Russian AF Today, p.40.
[8] Le renouveau de la puissance aérienne russe, Rapport n° 445/FRS/RUSAERO (25 octobre 2010, Fondation pour la Recherche stratégique.
[9] Mikhaïl Illarionovitch Golenichtchev-Koutouzov. Général en chef des armées de Russie, sous le règne du tsar Alexandre Ier, lors des guerres napoléoniennes. Relevé de ses fonctions suite à la Bataille d’Austerlitz, il s’illustra lors de la campagne de Russie, où sa politique de la terre brûlée força la Grande armée à la retraite.