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6 octobre 2024

Tawargha, cette ville libyenne qui regrette Kadhafi


Tawargha, cette ville libyenne qui regrette Kadhafi

Les affrontements incessants entre les villes de Tawargha et de Misrata, dans l’est de la Libye, illustrent la fragilité du processus de réconciliation dans le pays.

Avec ses amis, Abdal Omar passe ses journée à l’ombre du camp en rêvant de Tawargha

Accusés d’avoir commis des crimes haineux pendant le siège de Misrata, les habitants de la ville voisine de Tawargha, dans l’est libyen sont aujourd’hui victimes de dures représailles. L’histoire de ces deux villes ennemies montre à quel point les espoirs de réconciliation nationale restent fragiles en Libye.

Les gens de Misrata l’appellent le «musée des martyrs». Au cœur de la ville dévastée par la guerre, c’est plutôt le musée des horreurs. Des photos d’enfants blessés et de corps mutilés accueillent les visiteurs. Les murs sont tapissés de portraits de rebelles morts au combat.

Misrata n’avait guère besoin de ce musée; la rue principale témoigne à elle seule de la férocité du siège qui a coupé la ville du reste du monde pendant trois mois, au printemps dernier. Partout, des immeubles éventrés, criblés de balles ou ravagés par les obus rappellent la sale guerre.

Le musée n’expose pas seulement les souffrances de la ville; il célèbre le triomphe des vainqueurs —et témoigne d’une haine féroce envers les vaincus.

On y entre en s’essuyant les pieds sur un portrait de Mouammar Kadhafi. A l’intérieur, le « dictateur » est représenté par un singe de peluche crucifié; son fils Saif al Islam, par une poupée pendue.

Autour de cet étalage lugubre, des dizaines de photos des «traîtres» de Tawargha, une ville loyale à Kadhafi située à une cinquantaine de kilomètres de Misrata.

«Ils étaient nos voisins. Ils nous ont trahis. Ils ont torturé nos hommes, pillé nos maisons et violé nos filles. Nous ne pourrons jamais leur pardonner», peste Mohamed Bashir Shanaba, responsable du musée.

Après le siège, les combattants de Misrata ont fondu sur Tawargha. Ils ont chassé les 30.000 habitants et ont réduit la ville en ruines. Depuis, ces milliers de Libyens à la peau noire s’entassent dans des camps de réfugiés, terrorisés par la menace constante d’une terrible vendetta.

Leur sort n’émeut personne à Misrata. Et montre à quel point la justice des vainqueurs peut être brutale dans la nouvelle Libye.

Le siège de Misrata

Oum Halima Saliman Khader habitait une grande maison plantée dans un champ d’oliviers, sur la route reliant Misrata et Tawargha. Un matin de mars 2011, des dizaines d’hommes armés jusqu’aux dents ont encerclé la maison.

Ces hommes venaient de Tawargha.

«Ils ont brisé les vitres, les portes. Ils ont menacé de tuer mes garçons», raconte-t-elle. Ses deux frères, qui habitaient non loin, ont tenté de lui porter secours; ils ont été abattus dans la rue.

«Ils nous ont dit que nous étions des rats et qu’ils allaient détruire Misrata, l’effacer de la carte», poursuit son mari, Mohamed Ahmed Abubakir Eissa.

Persuadé qu’il serait bientôt tué, il a réussi à obtenir un sursis pour dire au revoir à ses proches. Pendant que les hommes attendaient dehors, il a pris la fuite avec sa famille à travers le champ d’oliviers.

Aujourd’hui, sa maison est en ruines.

«Ils ont tout volé; l’or, les meubles, même les lampes au plafond. Puis ils ont mis le feu.»

Pendant trois mois, l’endroit a servi de base aux troupes de Kadhafi.

«Ils attaquaient Misrata à partir de chez moi», se désole M. Eissa.

Le siège a été très dur, raconte Mohamed Fortia, un médecin chargé d’organiser les secours.

«Misrata était prise en étau entre la mer et un chapelet de villes loyales à Kadhafi. Mais la plupart des combattants venaient de Tawargha. Ce n’étaient pas des hommes contre des hommes. C’était une ville contre une ville.»

La fuite des gens de Tawargha

Appuyés par les frappes de l’OTAN, les rebelles de Misrata ont brisé le siège de leur ville. Ailleurs, la guerre n’était pas terminée. Alors, les rebelles ont pris la route de la capitale, Tripoli, où se terrait le dictateur. Mais ils se sont d’abord arrêtés à Tawargha.

Le 9 août, les habitants ont été jetés sur la route de l’exil. Parmi eux, Mabrouk Mohamed:

«On pensait que ce serait pour deux ou trois jours, comme pour les autres villes libérées. Mais on a vite compris que les combattants nous pourchassaient. Ils ne voulaient pas nous libérer. Ils voulaient nous tuer et détruire notre ville.»

Omar Moubarak a entassé sa famille dans trois voitures avant de quitter sa maison à toute vitesse.

«Les rebelles tiraient des roquettes sur notre convoi. L’une d’elle est tombée sur notre voiture. Ma mère a été tuée sur le coup.»

Il a tenté de ramener le corps de sa mère à Tawargha pour l’enterrer. Les balles sifflaient au-dessus de sa tête. L’homme qui l’accompagnait a été blessé. Ils ont fui. Autour de lui, des milliers de personnes fuyaient aussi, à pied.

«C’était le ramadan et il faisait chaud. Des vieillards et des enfants n’ont pas tenu le coup. Ils sont morts sur la route.»

Aujourd’hui, Tawargha n’est plus qu’une ville fantôme. Toutes les maisons ont été pillées et incendiées. Dans le silence pesant, il règne une atmosphère de fin du monde. Au milieu des rues désertes, des carcasses de voitures calcinées. Et partout, des graffitis:

«Traîtres, esclaves, animaux.»

Aux portes de la ville, le mot «Tawargha» a été effacé d’un panneau routier. On l’a remplacé par «Nouvelle Misrata».

Une vie de misère

Les gens de Tawargha survivent aujourd’hui dans des camps improvisés à travers le pays. A Tripoli, un millier d’entre eux ont trouvé refuge dans les baraquements de tôle destinés aux ouvriers chinois d’un chantier abandonné depuis le soulèvement.

Des familles s’entassent dans des pièces minuscules, séparées par de simples draps. Entourée de ses dix enfants, Mosaid Mohammed raconte que son mari a été arrêté le 16 novembre par des miliciens de Misrata. Elle ne l’a jamais revu.

«On nous a dit qu’il était mort.»

Ses enfants ont dessiné sur les murs de la pièce sans meubles. Un Mickey, un ours, un papillon. Et un homme enchaîné, boulets aux pieds. «C’est mon père», explique une fillette.

Même ici, les réfugiés ne sont pas en sécurité.

«Les miliciens de Misrata ont continué à pourchasser et à terroriser les habitants de Tawarga partout en Libye», constate Amnesty International.

L’ONG note que «des centaines d’habitants de Tawargha ont été arrêtés par des miliciens de Misrata dans la capitale et dans d’autres villes. Ils ont été amenés à Misrata où ils ont été détenus de façon arbitraire et torturés. Certains sont morts en détention et d’autres sont portés disparus».

«Nous ne pouvons pas aller au marché, à la mosquée. C’est trop dangereux, dit Mabrouk Mohamed. Quand les gens me demandent si je suis de Tawargha, je réponds: non, non, je suis du Niger…»

Il soutenait Kadhafi avant la révolution, «comme tout le monde en Libye», souligne l’enseignant. Il regrette la chute de l’ancien régime.

«Kadhafi ne nous a rien fait. En 42 ans de règne, il n’a tué personne à Tawargha. Depuis la révolution, des centaines d’entre nous ont été tués. Nous vivons dans la peur. Nous n’avons plus rien.»

Les perdants sans voix

Le 6 février, des miliciens de Misrata ont mené un raid dans les locaux désaffectés de la marine de Janzour, en banlieue de Tripoli, où sont réfugiés 2.400 habitants de Tawargha.

«Les hommes étaient armés, mais nous savions qu’ils n’étaient pas des militaires. Ils venaient de Misrata. Alors, nous leur avons lancé des pierres. Ils ont riposté en tirant sur la foule, tuant un vieil homme et une vieille femme», raconte Alis Harous, un responsable du camp.

Pour protester contre ces meurtres, les gens ont décidé de marcher jusqu’au centre-ville de Tripoli. Ils ne se sont jamais rendus: les miliciens les ont rattrapés à bord de leurs camionnettes. Et se sont mis à tirer sans distinction sur les manifestants.

C’était la panique générale.

«Les tirs venaient de tous les côtés. Les tireurs nous insultaient. Ils criaient: retournez chez vous, vous êtes des esclaves», dit Jamal Mohamed, qui a reçu une balle dans le ventre.

Quand son frère Nasraddine s’est écroulé dans la rue, Hamala Mohamed et sa soeur se sont précipitées à son secours.

«Ils nous ont tiré dessus. Ma soeur a reçu une balle dans la jambe et moi, dans le dos. Nous avons crié à l’aide, mais le milicien nous criait: les nègres, vous vouliez Kadhafi, vous allez mourir comme lui!»

Nasraddine, 21 ans, n’a pas survécu. Six autres personnes ont été tuées ce jour-là, dont trois enfants. Hanin, 12 ans, a été atteinte d’une balle au cou. Frej, 15 ans, et Mahjub, 13 ans, ont été pourchassés jusqu’à la plage, non loin, où ils ont été abattus.

Leurs meurtriers sont connus; ils ont même été filmés. Pourtant, ils n’ont jamais été inquiétés.

«Il n’y a pas de justice. Nous n’avons aucun soutien du gouvernement et les médias colportent des mensonges à notre sujet», constate amèrement Atia Saleh, le père de Mahjub.

«Nous dépendons des ONG internationales pour survivre. En Libye, désormais, tout le monde est contre nous.»

Mathieu Galtier

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