Mohamed al-Zawahiri, frère cadet du successeur d’Oussama Ben Laden, Ayman, a fait une déclaration particulièrement étonnante au Caire le mois dernier. S’adressant à propos du Mali à cette merveilleuse institution française qu’est le Journal du Dimanche, il a demandé au journal d’avertir la France « et d’appeler le peuple français raisonnable et aux sages de ne pas tomber dans le même piège que les Américains. La France est tenue pour responsable de l’occupation d’un pays musulman. Elle a déclaré la guerre à l’Islam. » La France n’aurait pas pu recevoir d’avertissement plus clair. Et sans surprise, le lendemain, un attentat suicide eut lieu dans la ville occupée de Goa, tandis que, dix jours plus tard très exactement, la France perdait son deuxième soldat au Mali, abattu par des rebelles au cours d’une bataille dans les monts Ifoghas. C’est là, selon la vieille rhétorique usée du Président Hollande, que s’était déroulée une bataille avec des « terroristes » qui étaient « piégés » dans la zone au cours d’une opération qui était dans « sa dernière phase ». La phraséologie est aussi lassante – on pouvait entendre la même dans pratiquement tous les communiqués US durant la guerre en Irak – que l’est l’incompréhension de l’Occident au sujet de la nouvelle Al Qaeda.
Seul le personnage de Pimprenelle de la baronne Orcyz peut lui être comparé. « Ils le cherchent par ici, ils le cherchent par là, ces Frenchies le cherchent partout… » Mais qui cherchent-ils, exactement ? Le dirigeant de quel groupuscule précis d’Al-Qaeda au Mali ? En réalité, nos maîtres et dirigeants ne semblent pas avoir la moindre idée de quoi ils parlent. Il y a quelques semaines, alors que la plupart d’entre nous ne connaissions même pas le nom de la capitale du Mali – avouez-le, chers lecteurs – nous avions tous l’impression que la résurgence d’Al Qaeda se déroulait en Irak, où elle lance des attentats presque quotidiennes contre les Chiites.
Puis est apparu « le spécialiste d’Al Qaeda » (qualifié ainsi par les éditeurs) Gregory Johnsen, avec un livre intitulé « The Last Refuge : Yemen, Al-Qaeda and the Battle for Arabia » (Le dernier refuge : Yémen, Al Qaeda et la bataille pour l’Arabie – NdT). Eh oui, braves gens, c’était l’ancien royaume de la reine de Saba qui avait attiré les durs-à-cuir : le livre ne faisait pas la moindre allusion au Mali. Et puis soudain – nous voilà foudroyés – voilà qu’il s’est avéré que les p’tits gars insaisissables d’Al Qaeda se trouvaient en fait dans le nord de la Syrie (se référer aux déclarations de la La Clinton et de notre propre Ministre britannique des Affaires Etrangères). Inutile de préciser que nous étions de retour au Mail dès le 12 février, lorsqu’Al Qaeda de la Péninsule Arabique (dont le QG est censé se trouver au Yémen, ne l’oublions pas) appela à la djihad au Mali contre les « croisés ». Bon, Al Qaeda avait réussi au moins à désigner une des nations européennes qui a effectivement participé aux Croisades originales. La presse occidentale, comme d’habitude, a répété cette narrative ridicule, en citant la bande habituelle de « spécialistes en terrorisme » à Londres, Paris et un peu partout en Occident.
Mais Dieu merci, nous avons aussi des auteurs arabes tels que Abdel Bari Atwan – qui connaissait le véritable Ben Laden mieux que tout autre journaliste – avec son livre « After Bin Laden : Al-Qa’ida, the Next Generation » (Après Ben Laden : la nouvelle génération d’Al Qaeda – NdT). Atwan – un vieil ami à moi, je précise – explique très exactement la métamorphose d’Al-Qaeda après l’exécution de Ben Laden et rappelle comment en 2005, il avait reçu par courrier électronique un document intitulé « La stratégie d’Al Qaeda jusqu’en 2020 », qui contenait sept « étapes » vers un califat islamiste mondial.
La première étape était de « provoquer l’éléphant américain à envahir des terres musulmanes où il serait plus facile pour les moudjahidin de le combattre. ». Etape 2 : la nation d’Islam se réveillera d’un long sommeil et sera furieuse devant une nouvelle génération de croisés bien décidés à occuper de larges zones du Moyen orient et à voler ses précieuses ressources. « Les graines de haine envers l’Amérique qu’Al Qaeda comptait récolter » dit Atwan, « étaient semées dès les premières bombes sur Bagdad en 2003. » En fait, comme je l’avais souligné après l’invasion, un message indirect de Ben Laden juste après l’aventure du Bush – message ignoré comme d’habitude par la CIA – appelait les membres d’Al Qaeda à coopérer avec les Baasistes haïs contre les forces US. C’était la première fois qu’Al Qaeda appelait à coopérer avec d’autres groupes – d’où la pléthore d’unités d’Al Qaeda qui combattent aux côtés d’autres organisations rebelles en Irak, Yémen, Libye, Algérie, Mali et maintenant en Syrie.
La troisième étape était un conflit entre l’OTAN et Al Qaeda dans le « triangle de l’horreur… en Irak, Syrie et Jordanie ». Au cours de la quatrième étape, « Al Qaeda deviendra un réseau mondial… ce qui facilitera énormément son implantation ». Au cours de la cinquième étape, le budget militaire US « s’écroulera en banqueroute, suivi par un effondrement économique ». La sixième phase est « le renversement des dictateurs Arables détestées. » Et pour finir, « l’ultime clash des civilisations et une grande bataille apocalyptique ». Au fait, Al-Zawahiri cite sans cesse l’ouvrage de l’historien de Yale, Paul Kennedy, « The Rise and Fall of the Great Powers » (La Montée et la Chute des Grandes Puissances – Ndt), qui voit l’effondrement économique comme prémisse à la chute des empires.
Les échecs d’Al Qaeda existent : aucun mouvement en « Palestine », qui est censée se trouver au cœur des préoccupations de Ben Laden et pas vraiment de succès dans le Liban hédoniste – bien qu’Al Qaeda ait tenté de provoquer un soulèvement dans un camp de réfugiés palestinien au nord et qu’il ait des militants dans l’énorme camp Ein al-Helwe à Sidon.
Atwan a écrit un chapitre troublant sur la guerre cybernétique – après tout, Al Qaeda est pratiquement capable de produire autant d’infos que n’importe quel journal – et parle de la possibilité d’une prise de contrôle du trafic aérien, de sites nucléaires, du réseau électrique, de tout ce que vous voulez. Et al-Zawahiri attache une importance particulière au pétrole Libyen. Couper l’acheminement du pétrole vers l’Occident. Cela a déjà été tenté en Arabie Saoudite, bien-sûr.
Atwan, de façon moins convaincante, décortique l’analyse de 2008 de Rand Corporation sur « comment disparaissent les groupes terroristes », une sélection de voeux à la mode CIA : tous les dirigeants sont « dronés » ou assassinés par d’autres moyens, des factions se forment et prennent le contrôle du mouvement et le détruisent, le groupe « rejoint le processus politique » (pensez au « Président » Hamid Karzai et les Taliban). Ben Laden avait une opinion là-dessus. « Vous dites que les Renseignements britanniques ont dit que l’Angleterre (sic) quitterait l’Afghanistan si Al Qaeda s’engageait à ne pas viser ses intérêts, » écrivait-il dans une lettre, un an avant sa propre mort, à un commandant qui n’allait pas tarder à être droné, (la « proposition » britannique avait une part cruelle de vérité). « N’acceptez rien… mais ne fermez pas la porte. »
Ha ! Ainsi, même Ben Laden se serait contenté de moins qu’un califat mondial. Je me demande si Hollande recevra un jour une « proposition » similaire lorsque ses trouffions se seront grillés au Mali. Je pense que non. Je crois encore à ce grand conte de John Wyndham, le Jour des Triffides. Personne ne savait comment se débarrasser de ces plantes mortelles qui envahissaient une terre devenue aveugle. Jusqu’à ce que la fille d’un gardien de phare, dans une dernière tentative pour sauver sa peau, arrose les plantes avec de l’eau de mer et qu’elles meurent.
Alors pourquoi ne pas mettre une fin aux épandages de bombes et d’uranium appauvri sur les peuples du Moyen Orient ? Et cesser d’envoyer nos pauvres armées occuper les terres musulmanes – ce qui est exactement ce que cherche Al Qaeda – et arrêter de corrompre les dirigeants arabes pour qu’ils écrasent leurs peuples. Ne pourrions-nous pas à la place instaurer la justice dans ces terres malheureuses ? Justice pour les Palestiniens, justice pour les Kurdes, justice pour les Sunnites irakiens, justice pour les gens du Sud Liban, justice pour ceux du Cachemire. Si l’Occident se décidait à livrer une véritable « croisade », Al-Qaeda, à l’instar des triffides, disparaîtrait. Les habitants du monde musulman pourraient ensuite décider de leur propre « califat ».
Mais la justice n’est pas faite d’eau salée, et nos maîtres et dirigeants désirent encore gouverner le monde, et il n’y a pas la moindre chance qu’ils mettent en péril leurs statuts, leurs réputations, leurs avenirs politiques, leurs vies pour une idée aussi farfelue. « La guerre contre le terrorisme » est la nouvelle religion de l’Occident – et comment peut-il en être autrement lorsque le Ministre de l’Intérieur français déclare « Il y a un fascisme islamiste qui monte un peu partout » ?
Le plus triste, c’est que nous sommes incapables de voir l’évidence : Al Qaeda a échoué à récupérer le soulèvement arabe ; aucun portrait de Ben Laden et aucun drapeau d’Al Qaeda n’a été brandi par les millions de manifestants dans les rues des capitales arabes. Mais peu importe, car il nous faut encore jouer avec le mythe des partis islamistes élus qui seraient des couvertures d’Al Qaeda, et que – caché dans les profondeurs – le monde islamique est véritablement dans un « clash des civilisations » avec nous, que nous devons les craindre et les haïr.
Et donc la guerre se poursuit. Qu’avait donc déclaré déjà, le magnifique Leon Panetta – mon secrétaire à la Défense US préféré – à Kaboul, il y a 18 mois ? « Nous sommes sur le point d’infliger une défaite stratégique à Al Qaeda. » Et à Londres, il y a quelques jours ? Il a appelé à exercer une « pression sans failles » sur le groupe. Est-ce que c’est le service de presse d’Al Qaeda qui écrit ses discours ? Ou y a-t-il une volonté obscure et cachée que nous partagerions avec Al Qaeda ? Une volonté partagée au plus profond de nos âmes respectives : celle de poursuivre la guerre.
Robert Fisk
http://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/war-on-t…
Traduction « les salauds finissent toujours par s’entendre » par VD pour le Grand Soir avec probablement les fautes et coquilles habituelles.