Le jour où j’ai rencontré Houmy : le conflit entre Israël et Palestine à travers un chat
10 janvier 2014
Nouvel OBS
Arno Klarsfeld (Un texte révélateur)
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Le jour où j’ai rencontré Houmy : le conflit entre Israël et Palestine à travers un chat
Certains sages affirment que pour connaitre la vie, il faut savoir voyager à travers le savoir, les paysages et les hommes. J’ajouterais qu’il faut aussi avoir eu une relation avec un animal. Ils sont des amis, des frères, des soeurs, des enfants… Ils offrent une vaste palette de sentiments et d’émotions.
De la vie, je retiens jusqu’à présent que la plupart des activités ou des délassements sont assez décevants sauf le sport, la soif de culture, la fréquentation d’amis sincères, l’amour d’une fille, celui de ses parents et des animaux. Dans le Reich, une loi interdisait aux Juifs de posséder des animaux et d’acheter des fleurs.
La nuit, les chats règnent sur Jérusalem
La première fois que je rencontrais Houmy, j’étais soldat à Jérusalem. On dit que les soldats n’ont pas de conscience et ne font qu’obéir aux ordres. C’est un peu vrai. J’ignorais si j’accomplissais le bien mais je tâchais de causer le moins de mal possible. Au bout d’un an, on m’avait prêté un petit studio dans le centre ville et comme la base proche de Beethleem n’était guère éloignée, un soir sur deux je pouvais dormir chez moi.
Lorsque l’homme croyait la Terre plate, Jérusalem en était le centre. Aujourd’hui qu’elle est ronde, Jérusalem est au centre du monde. Jérusalem est un paradoxe : une ville sainte d’une beauté altière qui murmure au divin et agit en guerrière… Paradoxe. Le ciel haut et clair, la lumière blanche qui inonde les pierres, la quiétude des maisons, des rues ombragées et les tragédies passées et présentes…
Le vendredi soir, lorsque retentit le schofar [1] annonçant l’entrée du shabbat, Jérusalem est déjà somnolente. Ses rues appartiennent alors aux chats, peuple quadrupède, autochtone, semi-sauvage et de confession indéterminée.
Les chattes partent en promenade, suivies dans une queue-leu-leu indisciplinée de leur minuscule et trépidante progéniture. Les matous patrouillent leur territoire, le pas assuré, la queue haute et fière et marquent de leur odeur d’imperceptibles postes-frontière. Chaque espèce sacralise son bout de terre.
Le chat est assuré de trouver sa place au paradis musulman
Les chats de Jérusalem sont à part. Ils ont eu à survivre dans un milieu où ils n’étaient pas les bienvenus mais où on les laisse vivre parce qu’ils ont toujours été là. Les Juifs aussi ont toujours été là à Jérusalem, d’ailleurs. Mais les chats, contrairement aux Juifs, n’ont pas d’Etat indépendant et sont demeurés craintifs.
Dans le Coran, il est dit que le prophète Mahomet aurait préféré couper la manche de son vêtement plutôt que de réveiller sa chatte « Muezza » qui dormait dessus. Elle le remercia alors par une révérence et Mahomet accorda aux chats le don de toujours retomber sur leurs pattes.
Le chat est assuré de trouver sa place au Paradis musulman. Je ne crois pas que Jésus avait un chat, ni le roi David, Salomon ou Samsom, mais la religion juive prêche aussi la compassion envers les animaux qui, eux aussi, doivent pouvoir se reposer le jour du shabath. Le Talmud dénie même le droit de posséder un animal à qui ne peut le nourrir convenablement.
J’ai arraché Houmy de son territoire, il était terrifié
La première fois que j’ai aperçu Houmy, il habitait dans la cave d’une bâtisse édifiée au début du vingtième siècle dont la façade et la grille donnaient sur un terrain de terre servant de parking.
Agé de quelques semaines, les deux pattes posées antérieures posées sur la grille, des grands yeux bleus, curieux et purs, il attendait le retour maternel.
Je me suis approché et aussitôt, il a fui au fond de son réduit.
Le lendemain, je suis repassé et je l’ai vu à quelques mètres en dehors de sa cachette, sa mère à ses côtés. Je me suis avancé, sa mère a tenté une diversion tandis que, coupé de sa retraite habituelle, il décidait de fuir, une petite boule de poils roux, vers un tas de fagots entreposés les uns sur les autres.
J’ai attendu devant, il n’en est pas sorti et je suis reparti.
Le surlendemain, à nouveau, il était dehors, sa mère était absente. Il sommeillait. Je me suis approché en silence, pas après pas. Quand il a pris conscience du danger, il était acculé. Je me suis saisi de lui. Il a miaulé, craché, griffé. Je l’ai entouré d’un tee-shirt pour éviter d’avoir les mains en sang et je l’ai pris chez moi sans vouloir penser ni à sa peine, ni à celle de sa mère.
Une fois libre dans le studio, il s’est précipité vers la porte fenêtre, se heurtant au carreau, ne sachant pas encore distinguer entre l’illusion et la réalité. Quand je m’approchais, il crachait, se tenait replié dans un angle, les yeux l’autre jour si purs aujourd’hui emplis de terreur et d’incompréhension.
Je lui ai donné du thon ramené du réfectoire de la base. Il a apprécié la nourriture militaire, la mangeant avec avidité. Mais une fois rassasié, il a repris ses miaulements, tournant son regard vers la fenêtre appelant sa mère sans relâche.
Deux heures ont passé, il n’a pas cessé.
J’avais des frissons de honte. Je l’ai à nouveau entouré de mon tee-shirt et l’ai reconduit à sa cachette et à sa mère qui le cherchait fébrilement. J’ai été à la fois ému par cet amour et plein de rancœur qu’il ne veuille pas s’attacher à moi.
Jusqu’au jour où il m’a accepté, enfin
Le lendemain, il était à la même place et dormait. Sachant que j’accomplissais le mal, pensant à sa mère et à sa tristesse mais poussé par une pulsion plus forte, je me suis à nouveau saisi de lui. Je l’ai nourri, à nouveau il a mangé. Il était midi je suis parti pour la base.
Quand je suis revenu vers dix heures et demi, je ne l’ai pas vu. La fenêtre de la cuisine était restée entrebaillée. Je me suis dis qu’il avait accompli le saut du premier étage.
Après une nouvelle inspection, je l’ai retrouvé caché derrière le frigidaire tremblant. Je me suis mis au lit, non sans lui avoir préparé une assiette composée de blanc de poulet, de thon et de fromage. Au milieu de la nuit, il s’est glissé dans mon lit et s’est allongé près de mon visage.
Deux semaines passèrent. Nous nous familiarisons l’un à l’autre. Il courait après les boules en papier, les petites souris, prenait le soleil sur le balcon et le soir, dès que j’éteignais les lumières, il sautait sur le lit et venait dormir allongé près de ma tête. Il avait un ventre doux gonflé.
Il sort de son territoire mais ne peut y rentrer
On dit que les animaux n’ont pas de conscience. C’est ce qu’on dit. Les religieux le disent. On disait bien que les femmes n’avaient pas d’âme. Les scientifiques écrivent, étudient, sacrifient, expérimentent mais ne savent pas. Ou pas vraiment. Ou pas encore.
On dit aussi que les chats roux sont agressifs, on disait aussi que les rouquins étaient des créatures du diable. On dit que seuls les hommes sont philosophes.
Houmy aussi se posait des questions métaphysiques : d’où vient l’eau qui coule du robinet et où s’écoule-t-elle ? Pourquoi l’eau du robinet mouille alors que celle qu’il boit ne me mouille pas. Sa frustration à trouver des réponses ne le décourage pas et si lui ne comprend pas, peut-être qu’une autre génération y parviendra.
Une fois Houmy est sorti de l’appartement, il a monté un étage, s’est trouvé devant une porte similaire et il a miaulé, désemparé. Il ne comprend pas qu’en sortant de son territoire, il ne puisse pas y pénétrer à nouveau par une autre entrée qu’il devrait savoir être différente mais qui y ressemble. Le monde est l’univers clos de l’appartement, il sait que quelque chose d’autre existe mais ne parvient pas à se le représenter. Il bute devant la porte et son incompréhension.
Je crois que les astronomes font encore face au même problème.
L’impression dévastatrice de l’avoir trahi
J’ai ramené Houmy à Paris avec Malka, ce qui signifie « reine » en hébreu – et en arabe aussi d’ailleurs. Est-elle juive ou palestinienne ? Je ne sais pas. Elle non plus d’ailleurs puisqu’elle ne doit pas distinguer entre l’est et l’ouest. Là où elle est née, on parlait surtout l’hébreu. Elle dépendait de la majestueuse poubelle rehov Shamkham, peu avant rehov King-George, l’artère principale du centre ville. Cette poubelle est un trésor car elle est alimentée par les restes des cafés et restaurants des rues mitoyennes.
Houmy a vécu encore trois ans. Il est mort en avril 2007 en tombant du 5e étage. Cela a été un des jours les plus tristes car il avait été le premier être vivant dépendant entièrement de moi et quelque part, j’aurais toujours en moi cette impression dévastatrice de l’avoir trahi.