Dans une rue de Paris, si courte que pour peu elle n’existait pas, assis au fond d’une salle avare de mètres carré, coincé entre un mur et une journaliste du Monde, Isabelle Mandraud, qui joue la meneuse de revue, on sent qu’Abdelhakim Belhadj n’est pas à sa place dans ces coulisses de l’éditeur l’Harmattan. Belhadj, vous le savez, c’est le sphinx libyen, l’avenir du pays, le héros promis par l’Amérique à devenir calife à la place du Colonel, à remplacer Kadhafi sur son trône vert.
Voilà le sauveur d’une nation en lambeaux, héros d’une comédie du bonheur écrite au fil des jours par des journalistes, politologues, hommes d’affaires et politiques. Voilà un barbu appelé au zénith de la destinée et qui s’exprime dans un endroit si minable. Devant un parterre quelconque fait de quelques fans en espérance de scoops, ou prébendes, et de chaisières que l’orientalisme émoustille.
Salut Belhadj, welcome to Paris
On attendait mieux de vous, le « De Gaulle » de Tripoli, pour une première visite dans cette France qui, par la grâce de Nicolas Sarkozy, a « libéré » votre terre. A « Mondafrique », il y a longtemps que nous avons observé ce Napoléon pousser sous Bonaparte. Résumons quelques chapitres d’une vie bien plus agitée qu’un roman russe. Né Barbu, ou presque, Belhadj a 24 ans en 1980, quand en Afghanistan, avec ses amis du jihad, comme Ben Laden, il se bat contre l’empire soviétique avec la bénédiction de la CIA. Les enfants de Marx disparus, Belhadj reste dans le chemin divin, celui du jihad. En Pakistan, en Turquie, au Soudan il occupe des postes stratégiques dans la stratégie des guerriers d’Allah.
Son baroud d’honneur est en Irak où il se bat aux côtés d’Abou Moussa Al-Zarkaoui, le patron de la succursale locale d’Al-Qaïda. La guerre perdue, c’est le repli stratégique vers l’Asie où des millions de paisibles musulmans, en Indonésie et Malaisie par exemple, ont bien besoin que des prêcheurs comme l’imam Belhadj les éclairent sur la nécessité du jihad.
Accroc fatal, en 2003 c’est en Malaisie qu’Abdelhakim est arrêté par la CIA. Transféré, et torturé à Bangkok par des supplétifs de la Central américaine qui n’hésite pas à faire confiance à la sous-traitance, Belhadj soufre mille morts. Mais ne dit rien. Finalement, comme on jette un corps aux chiens, l’imam est renvoyé chez lui, en Libye où une exécution annoncée l’attend. On mesure ici le degré d’humanité de l’exemplaire Amérique, celle du distingué Georges Bush.
A Tripoli, Belhadj change de tortionnaires ce qui ne change pas sa douleur. Finalement les coups et sévices se calment le joueur d’échecs Kadhafi s’imagine que, le jour venu et sa dictature fragilisée, Belhadj peut être un fer au feu pour amadouer les islamistes. Fait incroyable l’imam est rendu à la liberté.
Quand ses frères religieux de Benghazi déclenchent le « printemps libyen », Belhadj est le premier à sauter dans ses rangers. Il a son plan.
Son destin (celui du moment) est devenir le pion, l’homme clé et lige du Qatar. Avec des dollars de Doha plein les poches, avec des hommes et des fusils, avec l’aide d’officiers français et de stratèges de la DGSE, Abdelhakim devient Leclercq, le libérateur de Paris. Bien connu ici, surtout dans la région du Fezzan dont il a arpenté les sables en 1943. Belhadj prend une envergure de généralissime. Selon un scénario imposé par le Qatar, il sera sacré le « libérateur de Tripoli ». La « Révolution » faite, il a la puissance, avec des centaines de miliciens sous les ordres, des armes à plus soif et de l’argent à pleins coffres.
Des fous de Dieu et des fous tout court
Installé dans sa forteresse, c’est maintenant à Belhadj de jouer, à lui de mener à bien le programme dessiné à Washington : devenir le maître. Pas facile. La Libye est un chaos avec un mélange de miliciens cruels et de fous de Dieu. Où les gens raisonnable, et amoureux de la liberté, sont priés d’aller vivre ailleurs ou de ne parler qu’à voix basse. Dans ce contexte, où le Parlement se retrouve régulièrement sous la mitraille avec des Premier ministres kleenex, le malin Belhadj n’a pas une vie politique facile. Il n’est pas seul à vouloir la plus belle part du gâteau libyen. Intelligent et bien conseillé, Abdelhakim a donc jeté la bure du jihadiste pour le costume-cravate et le discours de violence pour celui de raison. D’où l’intérêt de l’entendre à Paris, dans celle salle qui n’est pas à la taille de ses ambitions.
Le discours est parfait. Belhadj a toutes les qualités requises pour diriger un État. Il ment avec l’assurance que réclame le job, il répond aux questions avec calme et intelligence dans une langue de chêne. Cet homme est un roc impossible à dynamiter. Il a, dit-il dans sa besace de chef militaire de Tripoli et de patron du partie Al Watan (le Pays), tous les outils pour réparer la Libye : intégration des miliciens dans l’armée ou la police, et mise en route d’un « dialogue national » qui tienne compte des « toutes les opinions et différences ». Ce Belhdaj, prince de la charia, c’est à la fois, s’il faut le croire, une synthèse du Dalaï Lama et de Gandhi.
Boules puantes
Son calme, nous en sommes les témoins quand deux hommes en colère, des libyens, se lèvent pour hurler leur rage : « Cet homme que vous avez devant vous est un criminel contre l’humanité, un bourreau tortionnaire qui à régné sur un abattoir humain installé dans un hôtel désaffecté lors de la chute de Kadhafi. Assassin ! Assassin ! Criminel ! ». Belhadj, habitué à la mitraille, ne bouge pas un cil, mais on sent qu’il aurait souhaité un autre accueil. En fin de compte les contestateurs du héros quittent la salle. En faisant part de leurs regrets de Kadhafi et en laissant sous leurs chaises un paquet fumant.
Une dame hurle « Attention, ils ont lancé des gaz. » Plein de sang froid, moi aussi, je fais remarquer à quelques voisins que nous ne risquons rien puisqu’une journaliste du Monde est dans la salle et que les collaborateurs de ce quotidien ont été formés au dépistage du sarin… Dans la panique je ne fais rire personne… même si, en fait de gaz, il ne s’agit que de boules puantes ? Puis, honte pour les démocrates, les libyens chahuteurs sont confiés à la police, tels de simples jihadistes. Cette fois la visite du héros tourne à la farce, mais l’acteur reprend son rôle, répond aux dernières questions lancées par la consœur du Monde qui, fait bizarre, joue les attachées de presse du stoïque barbu.
Avec Abdelhakim, la Libye va bientôt gagner l’obscur de l’hiver sans avoir même connu les lumières du printemps.
Jacques-Marie Bourget, publié le 2 mai 2014 dans Mondafrique, sous le titre de « Le jihadiste libyen Belhadj tombe dans une embuscade à Paris »