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19 avril 2024

Transformé-e en autre, possédé-e et utilisé-e


Nouvel article sur Entre les lignes entre les mots

Transformé-e en autre, possédé-e et utilisé-e

by entreleslignesentrelesmots

14Qu’est ce que l’esclavage ? Cette question est cœur des analyses d’Olivier Grenouilleau, « Comment en effet analyser un objet si l’on ne sait pas en quoi il consiste ? ». Circonscrire cet objet nécessite de le discuter et de comparer les situations à travers les temps et les lieux, afin d’en faire ressortir les caractéristiques principales, caractéristiques qui le sépare d’autres formes d’exploitation ou dépendance, « toute forme d’exploitation de l’homme ou de dépendance n’est pas forcément assimilable à l’esclavage ».

Et si les esclaves et les systèmes esclavagistes furent variés, il ne saurait y avoir d’esclavage « doux », de relativisme en la matière. « Toute forme d’esclavage constitue une atteinte intolérable aux droits élémentaires de tout homme ». Je note, une fois de plus, l’utilisation du terme « homme » pour être humain, j’y reviendrai en fin de note.

Esclavage. L’auteur propose de replacer « concrètement l’esclave au cœur de l’analyse », de penser « la définition de l’esclavage à partir de celle de l’esclave » et d’en avoir une « approche systémique ».

L’auteur choisit un ordre de présentation, qui pour être atypique n’en est pas moins cohérent avec son projet :

  • Première partie : Miroirs déformants

  • Partie II : Éléments de définition

  • Partie III : Dynamique

Je n’aborde que certains points de la riche argumentation.

La première partie est consacrée aux dires sur l’esclavage, aux justifications et discours scientifiques, à la rhétorique abolitionnisme, aux variations argumentaires… Olivier Grenouilleau met en garde, « Il nous faut en effet oublier d’emblée l’idée selon laquelle esclavage et modernité auraient été antinomiques ». L’esclavage a d’abord été approché avec une vision déterministe et naturaliste. Vision souvent partagée par le abolitionnistes « Les définitions de l’esclavage forgées sous l’influence des abolitionnistes ne rejettent donc pas la naturalité. Simplement, mais cela est déterminant, elles se cristallisent à un moment où cette dernière tend en de nombreux domaines à être redéfinie »

L’infâme institution sera considérée comme un obstacle au progrès. Une sorte d’archaïsme en quelque sorte… Je souligne que cette caractérisation reste, pour certain-ne-s, toujours d’actualité dans nombre de rapports sociaux, non historicisés.

L’auteur parle de l’émergence des « droits de l’homme », de liberté, et analyse les argumentaires, entre autres, autour de « l’esclavage comme contraire absolu de l’idée de liberté », de « forme d’exploitation contraire aux droits de l’homme », de la réduction dans les discours de l’esclave au travailleur. Il détaille les appréciations autour de l’ordre esclavagiste versus l’ordre industriel, autour de l’esclave – le travailleur – le pauvre et indique que « la figure du prolétaire sert à édulcorer celle de l’esclave ». Il est en effet illusoire de rabattre la situation prolétarienne sur celle de l’esclave, ou vice versa, il faut en analyser les différences, souligner les nouvelles contradictions entre l’ordre d’exploitation et les droits des êtres humains. Je souligne que cette approche, comme le souligne dans la troisième partie aussi l’auteur, rencontre nécessairement le problème de l’inclusion du droit de la propriété dans les « droits de l’homme ». L’auteur poursuit sur l’esclavage domestique, sur les comparaisons entre esclave et domestique, leur proximité longtemps admise, sur la « macule servile » marquant les individu-e-s très longtemps après la fin légale de l’esclavage.

Olivier Grenouilleau poursuit avec les jeux de miroirs, les comparaisons inadéquates, la concurrence entre les porteurs/porteuses de différentes « mémoires traumatiques », les représentations (les civilisation n’ont ni vertus ni vices) et leur polarisation plus particulière par certaines périodes historiques. « Arrêtons-nous ici pour l’instant, à ce mouvement pendulaire nous ayant fait passer, en un siècle, d’une perception raciste et idyllique de l’esclavage américain à une analyse historique de sa véritable et cruelle nature, réduite, en termes d’opinion commune, à la figure d’un mal subsumant toutes les autres formes d’esclavages anciens ».

L’auteur revient sur les esclavages dans les différentes parties du monde, sur la colonisation, sur les constructions « scientifiques » (dont ceux des anthropologues et des ethnologues) et politiques, sur l’invention de traditions, sur les classements visant à justifier les pratiques. « On voit comment l’érection d’un modèle répulsif englobant – l’esclavage américain – a pour conséquence l’adoucissement d’autres formes d’esclavage, voire leur disparition de la nomenclature esclavagiste ». J’ajoute que d’autres « modèle répulsif englobant » dominent actuellement, comme dans l’étude des génocides, rendant difficile les études comparatives et historiques, et empêchant de penser politiquement les constructions sociales.

Dans la seconde partie, Olivier Grenouilleau donnent des éléments de définition. L’auteur aborde l’esclave comme « autre », en soulignant « Il s’agit de faire croire que l’on est esclave alors qu’on le devient ». Il parle de l’esclavage pénal, de l’esclavage pour dette, des personnes vendues par leurs parents, du « protoracisme » touchant les catégories défavorisées socialement, des effets de l’extranéité, des positions religieuses, de ségrégation, de racisme, « Le racisme est ainsi potentiellement toujours présent en matière d’esclavage »…. L’esclavage comme forme d’institutionnalisation de la différence, de l’exploitation et de la ségrégation…

L’auteur poursuit avec l’esclave comme être humain possédé par un autre et parle de propriété, de possession, d’utilité, d’aliénabilité, de marchandisation des être humains en tant que tels, de transmission héréditaire, de « non-dissociation entre l’exploitation de certaines facultés et celle d’un individu donné ». Il indique que l’on ne peut aborder l’esclavage uniquement à travers « le prisme du travail et de la liberté ».

Dans un chapitre « La question à poser de l’utilité relative de l’esclavage », Olivier Grenouilleau passe en revue six autres formes d’exploitation : les dépendances communautaires, l’engagement, le péonage, le travail forcé, le salariat et le clientélisme. Il aborde onze points d’observation : la nature de l’exploitation, individuelle ou collective, le mode d’entrée dans le système, sa durée, le degré d’aliénation possible de l’individu, l’avantage recherché par la personne en situation dominante, la nature du rapport exploiteur/exploité/employé, les tensions induites par l’exploitation, le coût d’encadrement du système, son coût de reproduction, son extension dans le temps et dans l’espace.

J’indique, sans m’y arrêter ici, que l’utilisation des termes « travail » et « exploitation » non historicisés pose problème. Les notions de travail et d’exploitation devraient être elles-mêmes interrogées, sauf à en avoir une conception essentialiste… 

La mise en relation, au delà de la remarque précédente, permet de faire ressortir des dimensions communes ou non entre les exploitations présentées. Je parlerai, en fin note, du biais introduit, en absence de prise en compte de la confiscation/exploitation du travail des femmes par les hommes.

Olivier Grenouilleau poursuit par l’analyse de l’utilité, des liens avec le pouvoir d’État, l’institutionnalisation de l’esclavage, des charges exercées par certains esclaves et des grandes révoltes. « Possession de son maître, l’esclave lui est toujours utile, quelle que soit la tâche qui lui étant confiée. Cette utilité de l’esclave, qu’il importe de mesurer non pas dans l’absolu, mais dans le contexte des sociétés où l’esclavage est pratiqué, constitue le second de nos éléments définissants de l’esclave »

Si l’esclave est un être humain possédé par un autre, il est aussi un être humain « en sursis ». Un être humain rejeté de l’humanité des êtres humains, une contradiction, « le fait de rejeter l’esclave hors du monde des autres hommes tout en le reconnaissant néanmoins, simultanément, comme un homme à part entière ». Une humanité dépouillée, une désocialisation, une exclusion du groupe d’origine, la dénégation de sa capacité d’agir sur sa propre vie, un renvoi du coté de l’animalité…

L’auteur insiste sur la violence exercée sur les êtres humains et leurs corps, sur les processus de réification, sur la place du marché, sur les représentations/constructions des « autres », sur le fait que « l’esclave demeure un homme »… L’esclave est « un homme frontière ».

Dans la troisième partie, Olivier Grenouilleau pose des questions sur les origines historiques de l’esclavage et comment l’esclavage peut devenir un mode d’exploitation important, voire principal, dans certaines sociétés. L’auteur analyse les approches évolutionnistes, fonctionnalistes ou transitionnelles pour mettre l’accent sur la combinaison d’éléments, le « dépassement » de contradictions internes aux sociétés ou l’imbrication de logiques différenciées.

Il souligne que les sociétés esclavagistes ne peuvent être abordées uniquement par l’économique et le quantitatif. Il poursuit par la reproduction de ces sociétés en soulignant le nécessaire caractère systémique de l’approche.

Esclavage et sortie de l’esclavage. L’affranchissement pose la question du consentement, de l’arbitraire du maître. L’auteur montre son lien avec le maintien du système. Il discute de la contrainte versus l’autonomie et de la capacité des esclaves à constituer des espace d’autonomie, des religions des esclaves, des métissages, des processus de créolisation…

Olivier Grenouilleau termine par les résistances des esclaves, les fuites, le marronnage, les révoltes et la fin des sociétés esclavagistes. Il indique « le seul moyen d’en finir vraiment avec l’esclavage consiste donc à l’abolir », tout en indiquant que les mesures abolitionnistes ne sont pas suffisantes. L’auteur soulève quelques paradoxes sur les « libres » propriétaires d’esclaves, sur abolitionnisme au moment de l’apogée du système colonial…

Plus discutable me semble son opinion sur l’importance des réformes dans les processus.

En conclusion, Olivier Grenouilleau revient sur les questions posées le long du livre, sur l’esclave d’abord « un autre ou celui transformé en un autre », sur les liens complexes mais intrinsèques entre esclavage, ségrégation et racisme, sur la possession par le maître et l’arbitraire total qui en découle…

Comparant différentes formes d’exploitation, l’auteur omet celle que les hommes exercent sur les femmes, sous des formes diverses dans toutes les sociétés. Comment faire une histoire globale sans prendre en compte les apports des féministes, le concept de genre, les rapports sociaux de sexe, les divisions sexuelles et leur hiérarchie ? D’ailleurs l’auteur cite par exemple, pour Athènes, le rite de katachysmata et sa proximité avec les pratiques d’entrée de la jeune mariée dans la maison des parents de son époux.

Qu’en est-il donc du sexe de l’esclavage ?

Du même auteur : Les traites négrières, Gallimard : Bibliothèque des Histoires 2004, réédition en Folio Histoire 2006, Essai d’histoire globale sur l’infâme trafic d’hommes et femmes noir-e-s

Compléments possibles :

Association Sortir du colonialisme : De l’esclavage aux réparations,les textes clés d’hier et d’aujourd’hui, Les Petits matins 2013, Le colonialisme et l’impérialisme ne sont pas quittes avec nous…

Catherine Coquery-Vidrovitch & Eric Mesnard : Être esclave. Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle, La Découverte, Paris 2013, Les principales actrices et les principaux acteurs de cette histoire furent… les esclaves

Olivier Grenouilleau : Qu’est-ce que l’esclavage . Une histoire globale

Éditions Gallimard, Paris 2014, 410 pages, 23,50 euros

Didier Epsztajn

entreleslignesentrelesmots | 9 juillet 2014 à 6 h 24 min | Catégories: Histoire | URL: http://wp.me/pRE4U-3Tu
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