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20 avril 2024

J-Y. Moisseron: en Libye, «qui tient l’Etat, tient la rente pétrolière»


Libye

J-Y. Moisseron: en Libye, «qui tient l’Etat, tient la rente pétrolière»

media La fumée de l’incendie du dépôt d’hydrocarbures au-dessus de Tripoli, le 28 juillet 2014. REUTERS/Ismail Zitouny

La Libye plonge chaque jour un peu plus dans le chaos. A Beghazi, les islamistes on t pris le dessus sur larmée. Jean-Yves Moisseron, rédacteur en chef de la revue Maghreb Machrek et chercheur à l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement), revient sur ces derniers évènements. Selon lui, la Libye fait face à « effondrement » et à « une perte totale de crédibilité » des structures étatiques.  Mais il perçoit aussi dans cette crise « des éléments de recomposition d’alliance et de stabilisation du pays ».

RFI : Il y a quelques jours, le gouvernement libyen alertait sur l’effondrement de l’État. Est-ce à quoi on assiste aujourd’hui ?

Jean-Yves Moisseron : C’est effectivement cela. On est en face d’un effondrement de la structure – ce qu’il reste des structures centrales de l’État, qui ont beaucoup peiné à se mettre en place depuis la chute de Kadhafi – avec une perte totale de crédibilité du processus même de construction d’un gouvernement.

L’offensive du général Aftar contre les milices islamistes, à la mi-mai à Benghazi, a-t-elle eu un effet sur cet effondrement de l’État ?

C’est un premier élément qui a effectivement radicalisé les positions contre les islamistes, dans l’est du pays. C’est aussi une phase de crise entre deux milices, les milices de Zintan et les milices de Misrata, qui couvait depuis un an environ et qui aujourd’hui se traduit par des affrontements directement sur Tripoli. Ces deux événements qui précipitent la situation, alors même que le processus électoral a été malmené et ne permet pas de sortir le pays de l’impasse.

Dans cette situation complexe, qui a l’avantage militairement ?

Je pense qu’à long terme il risque d’y avoir un renversement d’alliance. C’est-à-dire que ces milices de Zintan et de Misrata, qui étaient plus ou moins liées dans la chute de Kadhafi, sont en train de s’opposer aujourd’hui. Cela augure, peut-être, d’une alliance avec les tribus, les Warfalla, ou disons le personnel politique qui était engagé dans le régime de Kadhafi, mais qui a été, suite à la loi d’exclusion, plus ou moins marginalisé. Il y a peut-être dans cette crise des éléments de recomposition d’alliance et de stabilisation du pays.

Cette recomposition se ferait-elle au détriment des milices ?

Au détriment des milices de Misrata, et au détriment des islamistes qui aujourd’hui sont de plus en plus critiqués par la population libyenne. Les milices de Misrata, parce qu’elles ont essayé de pousser trop loin leurs avantages. Elles se sont alliées aux islamistes qui, eux-mêmes, sont financés par les pays du Golfe, apparaissent comme des éléments un peu exogènes au jeu politique interne en Libye. Et alors même qu’islamistes et milices de Misrata avaient pris le contrôle de ce qu’il restait des structures de l’État central, qui n’avait pas résolu le problème de sécurité et le problème d’organisation de la distribution de la rente pétrolière.

 

La bataille à laquelle on assiste a pour enjeu le pouvoir, le simple contrôle de la ressource pétrolière, ou les deux ?

Les deux. Parce que, qui tient les structures de l’État central, détient en partie la rente pétrolière et donc dispose des moyens de redistribution qui sont absolument nécessaires. L’économie libyenne et la société libyenne reposent essentiellement sur la ressource pétrolière, ce qui permet une redistribution. C’est-à-dire un partage du gâteau entre les différentes forces politiques. Qui tient le pouvoir tient aussi cette ressource, et donc a les possibilités de construire les consensus politiques essentiellement sur le niveau de répartition de cette rente.

Diriez-vous que l’on voit se réaliser un scénario de « somalisation » de la Libye, à la différence peut-être que la Somalie n’avait pas cette richesse pétrolière ?

La société libyenne est depuis très, très longtemps structurée en factions, en tribus qui sont dans des formes d’opposition latente, larvée, avec des systèmes d’alliance mouvante qui se recomposent. Là-dessus se greffe la nécessité quand même d’un accord politique pour exploiter cette ressource pétrolière.

Il faut savoir que tout le monde, finalement, a à perdre s’il n’y a plus d’exploitation et de sortie du pétrole. Donc, cela pousse au consensus politique entre des groupes relativement organisés et qui ont l’habitude, à la fois de s’opposer, et en même temps de construire des consensus politiques quand c’est nécessaire.

Comment se porte cette exploitation pétrolière aujourd’hui ? Est-elle très au ralenti ?

Elle est n’est pas totalement à l’arrêt, parce que les milices de Zintan, précisément, continuent à contrôler l’exploitation pétrolière tripolitaine. Mais elle a considérablement baissé, notamment au niveau de l’exportation. Donc, les recettes pétrolières qui sont susceptibles d’être obtenues sont considérables et permettraient finalement à tous les Libyens de vivre relativement confortablement. Mais aujourd’hui, ce n’est pas du tout le cas, puisqu’une partie de l’exploitation est arrêtée.

Un incendie ravage toujours deux citernes d’hydrocarbure à Tripoli ce mercredi 30 juillet. Mais auparavant déjà, des pénuries d’essence étaient à signaler. À quoi ressemble le quotidien aujourd’hui en Libye ?

Il est de plus en plus difficile. Il n’y a pas encore de crise alimentaire grave. C’est surtout à Tripoli que les choses sont difficiles, qu’il y a des pénuries. Sinon l’ensemble de l’économie est quand même au ralenti parce qu’elle reposait très largement sur une population étrangère d’Afrique subsaharienne, mais aussi tunisienne, égyptienne, qui, pour beaucoup, est partie du pays.

Depuis quelques mois, les pays voisins, notamment le Niger, ont fait part de leur inquiétude vis-à-vis de l’évolution de la situation en Libye. Y a-t-il un risque de déstabilisation dans la région ?

Kadhafi par son régime maintenait une espèce de stabilisation à la fois sur le territoire libyen, mais aussi sur l’ensemble de la zone sahélienne. Il jouait un rôle de gendarme, de régulation des flux, de limitation des trafics. Depuis la chute de Kadhafi, la Libye est un peu un ventre mou au sein du Sahel et donc on a vu se développer à la fois des trafics, des trafics de drogue, des trafics d’humains. Si cela perdure, si les structures s’effondrent totalement en Libye, il est clair que cela va avoir un rôle de déstabilisation. Et, effectivement, on voit déjà les pays voisins – pas seulement le Niger, mais aussi l’Égypte, l’Algérie – s’inquiéter de cette situation.

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