« Si un mort israélien vaut plusieurs morts palestiniens, combien faut-il de cadavres congolais pour un linceul gazaoui ? C’est un bête entrefilet de quelques lignes, une dépêche AFP que personne ne s’est donné la peine de réécrire ou de compléter. […] 271 personnes auraient été tuées depuis le 25 décembre 2008 en République démocratique du Congo par les hommes de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA en anglais), un groupe venu d’Ouganda et en route pour la République centrafricaine. »
Lire « Gaza l’insoumise, creuset du nationalisme palestinien », et « Une question d’“équilibre” » dans Le Monde diplomatique d’août 2014, en kiosques.
Voilà ce qu’écrivait le journaliste Hugues Serraf durant l’attaque israélienne contre Gaza. L’interrogation est légitime, même si la conclusion est problématique :
« Comprendre comment Israël est devenu le méchant idéal ; celui que vous adorerez haïr sans retenue puisque sans risque d’être contredit autrement que par un « sioniste » ; celui dont vous comparerez systématiquement les crapuleries à celles des nazis […] Cette spécificité des réactions à ce qui touche Israël a peut-être des ressorts raisonnables que je suis honnêtement incapable de saisir. Peut-être est-il réellement possible de décréter que le conflit avec les Palestiniens est plus grave, plus intense, plus tragique — bref, plus tout et n’importe quoi que tout et n’importe quoi. Il faudra me le démontrer. »
Essayons de le « démontrer », même si, sous sa feinte naïveté, l’opinion de Serraf semble arrêtée : c’est l’antisémitisme qui expliquerait cette « fixation » sur la Palestine, laquelle permettrait d’exprimer, sans honte et sans remords, cette « haine éternelle » à l’égard des juifs. La Palestine serait-elle le nouveau nom de l’antisémitisme ?
La place de la Palestine au coeur de la Terre sainte et d’un Proche-Orient riche en pétrole explique, en partie, le fait qu’elle ait souvent occupé, au moins depuis 1967, la Une de l’actualité. Pourtant, cette cause n’a longtemps suscité que peu d’indignation. Ni les millions de réfugiés parqués dans des camps, ni le naufrage de tout un peuple en 1948-1949 n’ont ému l’Europe, traumatisée par la Seconde Guerre mondiale. Après 1967, si la mobilisation de quelques groupes d’extrême gauche européens en faveur des fedayins s’inscrivit dans la solidarité mondiale antiimpérialiste, dans l’exaltation de la « lutte armée » et dans le grand rêve de révolution, elle se limita à des cercles peu influents. Il fallut l’invasion israélienne du Liban en 1982 et le déclenchement de « la révolte des pierres » — la première Intifada — en 1987 pour que la solidarité avec la Palestine déborde les groupes militants.
Le numéro des Temps modernes publié au moment de la guerre de juin 1967 illustrait le malaise de la gauche française, y compris de ceux qui s’étaient engagés ardemment dans le combat pour l’indépendance algérienne et, plus largement, pour la décolonisation. Dans sa préface à la revue, Jean-Paul Sartre ne dissimulait pas son embarras :
« Je voulais seulement rappeler qu’il y a, chez beaucoup d’entre nous, cette détermination affective qui n’est pas, pour autant, un trait sans importance de notre subjectivité mais un effet général de circonstances historiques et parfaitement objectives que nous ne sommes pas près d’oublier. Ainsi sommes-nous allergiques à tout ce qui pourrait, de près ou de loin, ressembler à de l’antisémitisme. À quoi nombre d’Arabes répondront : « Nous ne sommes pas antisémites, mais anti-israéliens. » Sans doute ont-ils raison : mais peuvent-ils empêcher que ces Israéliens pour nous ne soient aussi des Juifs ? »
On ne peut mieux résumer les réticences de la gauche européenne vis-à-vis de la cause palestinienne.
Réticences qui confinent à l’aveuglement : les Palestiniens en tant que tels ne sont même pas évoqués en 1967, alors que la menace sur Israël, peinte dans les termes les plus alarmistes dans les années 1960, perdait toute consistance réelle : le pays, appuyé par les Etats-Unis, pouvait vaincre toutes les armées arabes réunies. En Europe, comme l’expliquait Sartre, on percevait ce conflit à travers les persécutions antisémites et « la légitime aspiration à une patrie du peuple juif », chassé de ses terres deux mille ans plus tôt.
On peut alors, avant de revenir sur la question de l’antisémitisme, reformuler l’interrogation de Serraf et se demander plutôt pourquoi, après une si longue période de discrétion, la Palestine est devenue, comme l’énonçait le philosophe Etienne Balibar, une « cause universelle » ; pourquoi, en janvier 2009, des paysans latino-américains, mais aussi de jeunes Français et des vétérans de la lutte anti-apartheid sud-africains, sont descendus dans la rue pour dénoncer l’agression israélienne contre Gaza. Pour quelle raison une cause mobilise-t-elle, à un moment donné, les opinions de tous les continents ?
A partir des années 1960, le Vietnam (plus largement l’Indochine) puis l’Afrique du Sud ont occupé une place privilégiée dans l’actualité internationale. Etait-ce justifié ? Les Etats-Unis expliquaient alors que le communisme portait la responsabilité de crimes bien plus graves que leur intervention au Vietnam. Le régime de l’apartheid, pour sa part, prétendait que l’on comptait moins de morts en Afrique du Sud que sous telle ou telle dictature du continent africain. L’assassinat du militant étudiant Steve Biko par les policiers de l’apartheid en septembre 1977, un an après les émeutes de Soweto, a suscité plus d’indignation que l’élimination à la même époque de milliers d’opposants par le dictateur éthiopien Haile Mariam Mengistu. C’est le même argument que reprend Serraf quand il explique que le conflit israélo-palestinien est bien moins meurtrier que les « petites guerre » aux confins de l’Ouganda et de la République démocratique du Congo.
Il n’empêche. Qu’on s’en désole ou pas, l’opinion publique internationale ne mesure pas ses réactions à la seule aune d’une comptabilité macabre. Car elle est sensible aussi à la portée symbolique des situations. A un moment donné, un conflit peut en effet exprimer la « vérité » d’une époque, dépasser le cadre étroit de sa localisation géographique pour gagner une signification universelle. Malgré leurs dissemblances, le Vietnam, l’Afrique du Sud et la Palestine se situent tous trois sur la ligne de faille entre Nord et Sud. L’histoire du siècle passé a certes été marquée par les deux guerres mondiales, par l’émergence, l’apogée et la chute du communisme et par l’affirmation de la puissance des Etats-Unis. Mais, comme nous l’avons montré au fil des chapitres précédents, elle a aussi vu s’émanciper du joug colonial la grande majorité de la population mondiale, qui a cherché à conquérir le droit de décider elle-même de son destin. Le Vietnam a symbolisé la lutte d’un petit peuple du Tiers Monde contre la principale puissance du Nord ; l’Afrique du Sud a illustré la révolte contre un système ségrégationniste dominé par les Blancs ; ultime survivance du « colonialisme de peuplement » européen, la Palestine cristallise les aspirations à un monde qui aura tourné la page de deux siècles de domination de l’Occident…
De quoi la Palestine est-elle devenue le nom ?
D’abord, de la domination coloniale de l’Occident. Ensuite, d’une injustice persistante, marquée par une violation permanente du droit international. Enfin, d’une logique de « deux poids, deux mesures », appliquée par les gouvernements, relayée par les Nations unies et théorisée par bon nombre d’intellectuels occidentaux. Au croisement de l’Orient et de l’Occident, du Sud et du Nord, la Palestine symbolise à la fois le monde ancien, marqué par l’hégémonie du Nord, et la gestation d’un monde nouveau fondé sur le principe de l’égalité entre les peuples.
Serraf a raison. La couverture de l’affrontement israélo-palestinien obéit à des règles différentes de celles qui prévalent pour les autres conflits, et Israël est jugé selon des principes spéciaux. En effet, quel autre exemple connaît-on d’une occupation condamnée depuis plus de quarante ans par les Nations unies sans résultats ni sanctions ? Quel autre cas existe-t-il de puissance conquérante pouvant installer plus de 500 000 colons dans les territoires qu’elle occupe (politique qui, en droit international, constitue un « crime de guerre ») sans que la communauté internationale émette autre chose que des condamnations verbales, sans effet ni suite ?