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28 mars 2024

Esclavage Réparation. Les lumières des capucins et les lueurs des pharisiens


Prologue à l’ouvrage : Esclavage Réparation. Les lumières des capucins et les lueurs des pharisiens

 

sala-molins_ESCLAVAGE_REPARATIONAujourd’hui encore, les effets culturels, économiques 
 et sociaux d’un esclavage pluriséculaire pèsent de tout leur poids sur les épaules et les esprits de la plupart des descendants des esclaves noirs de jadis. Personne ne nie cette évidence.

Le génie français a trouvé des mots définitifs pour régler à jamais la question des réparations dues aux esclaves noirs et à leurs ayants droit pour le travail écrasant et les peines infinies supportées tout le long de l’interminable durée de leur calvaire.

L’Histoire en retient trois, au moins, qui firent loi. 
Et, en supplément, un geste muet qui, par omission, n’en fit pas moins.

IIe République, 1848 : seconde et définitive abolition de l’esclavage dans les îles à sucre de la Grande Nation. Sans nullement envahir les esprits d’alors, passablement indifférents au sort des Noirs aux bouts des bouts du monde, une question de… détail est évoquée. Démunis de tout, que deviendront les Noirs ci-devant esclaves et soudain libres ? On s’en inquiète, on argumente, on discute. Mollement. La justice qui leur ôte les fers et leur octroie citoyenneté ne leur doit-elle pas réparation ? 
Ne doit-elle pas leur distribuer en tout ou en partie les terres qu’ils ont labourées, ensemencées, valorisées avec leurs bras, arrosées de leurs larmes, fertilisées de leur sang ? Le grand Tocqueville, alors conscience de la nation, depuis lors et aujourd’hui référence incontournable de sa morale toute en sagesse, clôt le débat  : « Si les nègres ont droit à devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à n’être pas ruinés par la liberté des nègres. » Les békés dormiront tranquilles, ils ne perdront pas une acre de leurs plantations. Mieux que ça : ils seront dédommagés de la perte de leurs Nègres. Vertueuse IIe  République…

Ve République, 2001 : loi Taubira qualifiant traite et esclavage de « crimes contre l’humanité ». Imprescriptibles donc. La rédaction du texte de la loi voulue par la députée de la Guyane contenait un « article  4 » ainsi rédigé :

« Il est instauré un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime. Les compétences et les missions de ce comité seront fixées par décret du Conseil d’État ».

Les représentants du peuple comprenant que l’article n’était pas une simple enjolivure, ce dernier fut rejeté par la commission des Lois et finit aussi sec dans la poubelle.

Après l’éclat tocquevillien du génie français anéantissant avec panache la question des réparations, le geste muet du législateur à l’antichambre de l’Assemblée dissocie « imprescriptibilité » et « crime contre l’humanité » que le langage des lois annonçait jusque-là d’un seul souffle. L’omission ayant été évoquée et regrettée par deux-trois élus à l’Assemblée, le génie français tonna dans la voix de la garde des Sceaux et ministre de la Justice 
du gouvernement socialiste d’alors la réplique adéquate : « Le gouvernement ne peut se situer dans une perspective d’indemnisation qui, en pratique, serait impossible à organiser. » Deux-trois voix ayant insisté au Sénat sur la nécessité juridique de « réparer », le secrétaire d’État à l’Outre-mer faisait écho aux fortes paroles de sa collègue la garde des Sceaux et souhaitait qu’on ne parlât plus de réparations parce que « l’indemnisation et la réparation posent des problèmes très complexes ».

Indemnisation ? Réparation ? Absurde pour Tocqueville. Hors sujet pour la commission des Lois. Très complexe ou pratiquement impossible pour deux ministres d’un gouvernement socialiste. Chacun avec des mots – ou d’un geste – définitifs, Tocqueville il y a plus d’un siècle et demi, puis une commission des Lois, une garde des Sceaux et un ministre de l’Outre-mer il y a moins de quinze ans : c’est plus qu’il n’en faut pour fonder et établir une « tradition historique ».

Et puisque désormais vérité et tradition historique il y a, à quoi bon perdre son temps à réviser l’amont d’histoire et tradition si bien fondées ?

L’esclavage des Noirs instauré par la monarchie ? 
Le commémorant, la Ve République le condamne et renvoie à la IIe, qui l’abolit. Point final.

« Point final » d’une lecture à contresens ? Non. Point à la ligne. Car cette question des réparations, saugrenue pour la plupart, essentielle si la justice n’est pas un vain mot, a été traitée maintes et maintes fois depuis que des bateaux négriers faisaient la traversée triangulaire amenant de la pacotille des terres de chrétienté vers l’Afrique païenne, déportant des Noirs de l’Afrique aux Amériques, ramenant des Amériques à l’Europe les produits du travail 
des Noirs déportés et réduits à l’esclavage.

Traitée. Et résolue par son évacuation hors débat tantôt en deux phrases péremptoires, tantôt au terme d’interminables kyrielles de ratiocinations et d’alambiqués syllogismes. Négriers et planteurs, évêques et gouverneurs, politiciens et ministres, théologiens et philosophes, traditionalistes et réformistes, révolutionnaires et royalistes discorderont sur la façon dont il convient de tenir – le mot est de Montesquieu – jour après jour les esclaves noirs, d’en finir avec l’esclavage au bout de tel ou tel moratoire sans mettre en danger la paix sociale – c’est l’approche et le souci de Condorcet – ou, au contraire, d’en renforcer et de mieux en réglementer la pratique pour le maintien et le développement de la production et du commerce. Mais ils s’accordent tous pour considérer, quand ils l’évoquent, saugrenue, loufoque, insensée au sens le plus fort du terme la question d’un salaire dû à l’affranchi pour son travail d’esclave. Affranchi, le voilà libre, dit-on ; on ne va tout de même pas pousser le zèle jusqu’à lui remplir les poches en vidant celles des maîtres… Le mot sonore du grand Tocqueville, aussitôt érigé en dogme de foi irréfutable ou en principe politique fondateur, question de goûts, n’était que l’affirmation hautaine d’un consensus tacite reconduit des siècles durant. En harmonieux et immémorial accord avec le droit. Naturellement.

La cause est donc entendue : ni indemnisation ni réparation, telle est la norme imposée en toute véracité par la tradition. Est-ce bien vrai ?

Il ne manque pourtant pas des écervelés qui, bien longtemps après l’abolition de l’esclavage des Noirs, cherchent querelle aux successeurs des esclavagistes de jadis – États, nations, entreprises, lignages – et prétendent contraindre tribunaux et puissants d’aujourd’hui à rouvrir le chapitre clos des réparations. Ils se firent entendre en 2001 à la conférence internationale de Durban. Ils mènent des actions juridiques remarquables, et victorieuses parfois, aux États-Unis. Associés dans le MIR (Mouvement international pour les réparations) ou sous d’autres sigles, ils entendent interpeller judiciairement l’État français, et pas exclusivement. Folie, dit-on, tradition et vérité étant celles que nous avons vues. Folie, martèlent des historiens et des essayistes de haut rang.

Lesquels, par une vaillante série de syllogismes, adorent dénoncer chez les écervelés dont je parle un manque de probité intellectuelle qui s’acoquine bien avec leur ignorance. Vous brocardez, disent les sages aux fous, les faiblesses des grands de la pensée d’antan à l’heure de rendre justice aux Noirs exploités à mort dans l’esclavage ; vous leur cherchez querelle à cause soit de leurs silences, soit de quelque sourdine dans leurs critiques, soit du retors de quelques accommodements passagers des pratiques marchandes aux acquis de la raison ; et les interpellant par-dessus les siècles, vous argumentez contre eux en vous servant des principes, des mots, des valeurs d’aujourd’hui ; mots, valeurs et principes qui, notez-le bien, ne seraient pas aujourd’hui ce qu’ils sont s’ils n’en avaient pas, eux les premiers, posé les prémisses et cueilli les prémices en leur temps, le temps glorieux des Lumières. Pourquoi voulez-vous, insistent les sages, que les penseurs auxquels vous songez aient pu imaginer un seul instant qu’il leur fallait évoquer des réparations dues aux esclaves, cette question, impensable alors, ayant été inventée de toutes pièces en notre saison et ne relevant aucunement des préoccupations morales ou juridiques de leur temps ? À ce compte, pauvres fous que vous êtes, brocardez-les pour n’avoir pas exigé qu’ils bénéficiassent de la Sécurité sociale, des congés payés et du mariage pour tous, PMA et GPA comprises. Assagissez-vous, pauvres drôles, et allez jouer ailleurs : l’anachronisme en histoire est un bien vilain défaut, sermonnent-ils.

Ce qu’ayant péroré, les sages concluent en priant les fous de cesser dare-dare leur tapage indécent.

Ils ont raison, les grondeurs : en histoire, pire qu’un péché mortel, l’anachronisme est un sacrilège. À éviter donc comme la peste. Or, il y a de l’anachronisme à brocarder une pensée communément admise et temporellement datée d’avant-hier en se réclamant, pour ce faire, des critères d’après-demain.

Deux exemples des effets pernicieux produits par ce sacrilège dans le monde, serein ou agité, des historiens.

Le premier. S’étonner aujourd’hui qu’Aristote ait parlé aussi posément que l’on sait de l’existence d’un « esclavage par nature » est d’un ridicule achevé. Chacun sait depuis le berceau que l’esclavage sous toutes les formes étant aussi naturel dans le monde de Platon et d’Aristote que la course quotidienne du soleil dans le ciel grec, nul n’y trouvait à redire. Pourtant, Aristote précise, en parlant de l’esclavage naturel, si naturel que l’affaire est réglée en un demi-paragraphe du « Politique », que «  certains prétendent que l’esclavage naturel n’existe pas » et que, par conséquent, seul le hasard des guerres et brigandages en est la source. Qui sont-ils, ces « certains », dont la postérité doit saluer bien bas la clairvoyance  ? Le grand philosophe ne le dit pas  : sans craindre l’anachronisme, il dit pourtant qu’ils existent… en contradiction avec une opinion générale incontestée et une pensée communément admise, l’une et l’autre temporellement datées.

Le second. Bartolomé de Las Casas. Les Indiens. Controverse de Valladolid. Ordre du roi : on débat sur une question aussi fondamentale, pour la légitimité de l’aventure américaine de la Castille, que celle de l’humanité et la liberté naturelle des Indiens. Le temps est à la dogmatique aristotélicienne et on s’en réclame pour trancher : ni humanité pleine et entière ni liberté naturelle chez les Indiens, plaide l’aristotélicien Sepúlveda. Contre lui, Las Casas a d’autres références et l’emporte : l’Indien est un homme libre. Et le Noir ? Une phrase pour lui, d’un… anachronisme criant, dans le corpus impressionnant des bagarres de l’évêque andalou pour les Indiens : « Les Noirs ? Il en est d’eux comme des Indiens. » Aussi court et définitif que cela : tout comme l’Indien asservi chez lui, le Noir déporté d’ailleurs est un homme libre. A-t-on idée d’avancer pareille bêtise en un temps où elle était tout bonnement impensable ?

Rendons-nous à l’évidence. Quelles que soient les clameurs générales en chaque période, il s’y trouve toujours des grands, ou des petits, des éminents ou des sans-grade qui s’égosillent à s’en faire éclater les poumons en criant à tue-tête leur vérité contre l’opinion régnante. Parcimonieuse, l’Histoire des historiens les entend quand bon lui semble. Elle a le temps…

Le temps est venu d’entendre deux pouilleux de rien du tout. Deux capucins qui, au XVIIe siècle finissant, s’échinent à démontrer fondé en droit ce que des sages du XXIe siècle débutant tiennent pour une lubie de quatre benêts.

Mais avant, puisque l’affaire est en cours, qu’en disent-ils les procureurs aux tribunaux de chez nous ? C’est court, simple et sans appel : traite et esclavage ayant été conformes à la légalité du temps et ces pratiques n’ayant pas contrevenu aux valeurs morales d’alors, il n’y a pas lieu de poursuivre en projetant à distance plus que séculaire des scrupules d’aujourd’hui, qui transforment en délit le vieil et innocent train-train de la navigation, du commerce et du travail d’avant-hier. Des voix s’élevèrent jadis, assurément, contre les excès de l’esclavage, voire contre le système esclavagiste ? Soit. Mais on n’en entend aucune qui ait ajouté à l’exigence de l’«  abolition » une demande de « réparation », totalement inimaginable. Pas d’anachronisme au tribunal. À chaque période sa vérité. Non-lieu donc.

On condamne les plaignants aux frais. Par pure bonté d’âme, on leur épargne une amende pour « injure à magistrats », on raccroche la robe au vestiaire et on rentre à la maison.

Louis Sala-Molins : Esclavage Réparation

Les lumières des capucins et les lueurs des pharisiens

Editions Lignes 2014, 124 pages, 16 euros

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