Aller à…
RSS Feed

28 mars 2024

Sarkozy et la Libye: « Des dizaines de millions d’euros en plusieurs versements »


L’express

Sarkozy et la Libye: « Des dizaines de millions d’euros en plusieurs versements »

Propos recueillis par Michel Despratx et Geoffrey Le Guilcher, publié le

Selon Ahmed Kadhaf al-Dam, c’est un « comité spécial », sous l’autorité directe de son cousin Muammar Kadhafi, qui aurait été chargé d’aider le candidat Sarkozy.

Sarkozy et la Libye: "Des dizaines de millions d'euros en plusieurs versements"

Le 25 juillet 2007, le colonel Kadhafi reçoit à Tripoli Nicolas Sarkozy, en compagnie de Rama Yade et de Claude Guéant (à g.).

 

REUTERS/Pascal Rossignol

 

Des juges enquêtent en France pour savoir si Kadhafi a financé Nicolas Sarkozy pour sa campagne électorale de 2007. L’a-t-il fait?

ADVERTISEMENT

Ahmed Khadaf al-Dam: Il l’a fait. Mais, sachez-le, la corruption d’un futur président ou d’un parti politique étranger n’a rien d’exceptionnel. Beaucoup de pays y ont recours; pas seulement la Libye. C’est une façon de contrôler l’avenir.

Nicolas Sarkozy, lui, conteste ces accusations. Comment avez-vous été informé de ce supposé financement politique?

Je l’ai appris de la bouche du colonel lui-même.

Quand?

En octobre 2005, à Tripoli. Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, avait débarqué en visite officielle pour nous vendre des armes et du matériel de surveillance. Il avait retrouvé Kadhafi sous la tente pour discuter en tête à tête. Quand il est reparti à l’aéroport, j’ai rejoint Muammar. Nous sommes sortis nous promener dans le jardin et il m’a parlé de Nicolas Sarkozy.

Que vous a dit le colonel Kadhafi sur Nicolas Sarkozy?

Il m’a expliqué que Sarkozy lui avait déclaré son intention de se présenter à l’élection présidentielle.

C’est curieux, parce que Nicolas Sarkozy a annoncé sa candidature un an plus tard, en novembre 2006…

Comme je vous le dis, Muammar me l’a révélée en 2005. Il était enchanté du dialogue avec votre futur président. Il admirait son enthousiasme, son ambition. La Libye, à l’époque, se battait depuis longtemps pour construire une nouvelle entité politique : les « Etats-Unis d’Afrique ». Muammar m’expliquait que nous ne pourrions jamais construire une puissance africaine autonome si nous n’instaurions pas d’excellentes relations avec la France. Il me disait ceci : « Nous devons aider Sarkozy à devenir président. Il nous faut un ami à l’Elysée. »

Comment comptait-il l’aider?

De toutes les manières possibles, afin qu’il puisse gagner cette élection.

A-t-il parlé d’argent?

Oui. Muammar parlait d’un soutien financier. Il parlait en même temps d’un soutien politique et d’un soutien médiatique. Il était prêt à engager tous les moyens pour que Sarkozy soit élu.

Un « soutien financier » de combien?

Muammar ne m’a rien dit sur les montants au cours de cette conversation.

Avez-vous connu ces montants par la suite?

Pas dans la précision. Mais il s’agit de dizaines de millions d’euros, distribués en plusieurs versements à partir de 2005-2006.

Avez-vous eu confirmation par d’autres sources?

Après ma discussion avec Muammar, plusieurs sources m’ont confirmé ces financements secrets.

Combien de sources?

Vous pouvez les compter sur les doigts d’une main. Il s’agit de hauts responsables de l’appareil d’Etat et de dirigeants des services secrets libyens. Je ne citerai pas leurs noms.

Pourquoi?

Parce que ces hommes sont aujourd’hui exilés à l’étranger et ils ne veulent pas subir le même sort que notre ancien et dernier Premier ministre, Baghdadi al-Mahmoudi. En 2011, ce dernier se trouvait réfugié en Tunisie et il avait commencé à parler de l’argent donné par Kadhafi à Nicolas Sarkozy. Le nouveau régime de Tripoli, ami de la France de Sarkozy, avait aussitôt réagi. Il avait manoeuvré et payé des millions pour que la Tunisie extrade cet encombrant témoin. Baghdadi al-Mahmoudi a fini prisonnier en Libye et réduit au silence.

Savez-vous qui s’occupait des transactions que vous évoquez?

Kadhafi avait mis en place un comité spécial, composé de trois personnes chargées de faciliter le processus. Il y avait le Premier ministre dont je viens de vous parler, Baghdadi al-Mahmoudi; le chef du renseignement extérieur, Moussa Koussa; et enfin notre ministre des Affaires étrangères de l’époque, Abderrahmane Chalgham [NDLR: en février 2011, ambassadeur de la Libye à l’ONU, il dénonce la répression du régime et le Conseil national de transition le maintient dans ses fonctions] (1).

Pourquoi ces trois hommes?

Ils étaient concernés par les affaires étrangères et par l’entente francolibyenne. Kadhafi accordait de l’importance à ce projet de financer l’élection de Nicolas Sarkozy. Il fallait le confier à des personnalités de premier plan.

Bashir Saleh, ancien directeur du cabinet de Kadhafi et gestionnaire du fonds libyen d’investissement pour l’Afrique, le LAP, a été présenté comme l’un des principaux acteurs de ce financement supposé. Selon vous, quel rôle a-t-il pu jouer?

Tout ce que je sais de Bashir Saleh dans cette histoire, c’est qu’il était très informé. En tant que directeur du cabinet de Muammar, il connaissait les sommes exactes qui ont été versées aux Français. Il était au courant de toutes les démarches du comité spécial. Les notes que rédigeait ce comité pour informer Muammar passaient par lui. Cependant, jamais il n’a été décideur au sein de ce comité, dont les véritables têtes étaient Moussa Koussa et notre Premier ministre, Baghdadi al-Mahmoudi.

Savez-vous comment travaillait ce « comité spécial » chargé d’après vous du financement de la campagne électorale française de 2007?

Al-Mahmoudi, Koussa et Chalgham s’occupaient d’examiner les demandes de Sarkozy et de son équipe. Ils rencontraient les émissaires français puis transmettaient chaque demande au colonel. Ce dernier disait oui ou non. L’ordre final de délivrer l’argent devait toujours sortir du bureau du colonel. Après le feu vert, le comité spécial gérait les procédures de versement.

Comment s’effectuaient les versements dont vous parlez?

Plusieurs fois, des Libyens appointés par le comité spécial se sont rendus au guichet d’une banque européenne où nous avions des fonds. Ils y retiraient plusieurs millions d’euros en liquide. Ces retraits s’effectuaient sans encombre : personne ne demandait des comptes à des diplomates ou à des personnalités du régime qui retiraient de l’argent. Une fois, notre Premier ministre, Baghdadi al-Mahmoudi, a lui-même emmené une délégation dans une capi – tale européenne, et ce sont ses émissaires qui ont retiré le cash. Ils ont rempli une valise, ils ont retrouvé dans un hôtel des émissaires de M. Sarkozy, et ces derniers sont repartis en traînant la valise.

Existe-t-il des preuves de ces transactions?

Plusieurs remises de cash ont fait l’objet d’enregistrements audio, ou vidéo, dans lesquels on entend les propos échangés. Imaginez les archives de l’Etat libyen : quarante-trois ans de relations avec le monde, d’enregistrements audio et vidéo de conversations secrètes entre Kadhafi et plusieurs dirigeants de la planète. En 2011, les avions français les ont bombardées. Quantité de preuves ont été détruites. Certaines ont été volées et sorties du pays par des insurgés protégés par l’Otan et par les troupes de Sarkozy. Mais d’autres ont pu être sauvées par des fidèles et cachées en lieu sûr.

Connaissez-vous le document libyen publié par Mediapart, qui affirme que Kadhafi a financé la campagne de Sarkozy pour 50 millions d’euros?

Oui. Je l’ai vu.

Que pouvez-vous en dire?

Ce document est un faux. Dès que j’en ai eu connaissance, j’ai demandé à de hauts responsables des services de renseignement et des Affaires étrangères qui nous sont restés fidèles de l’examiner et de m’informer sur son authenticité. Après recherches et examen, on m’a informé que ce document est un faux. La procédure qu’il décrit n’est pas celle qu’ils ont l’habitude d’utiliser. (2)

Quelles sont ces sources qui vous ont informé?

Je ne peux pas dire leurs noms. Certains travaillent toujours dans l’administration libyenne, ils sont soumis au devoir de réserve.

Selon vous, quel était le « deal » entre Nicolas Sarkozy et Muammar Kadhafi?

Sarkozy avait promis à Muammar que, s’il devenait président, il l’aiderait à réaliser son rêve panafricain. Muammar préparait les « Etats-Unis d’Afrique », union économique, monétaire et politique que viendrait soutenir un « plan Marshall » pour l’Afrique : 100 milliards de dollars de commandes à l’Europe pour équiper et développer le continent, avec la part du lion pour les entreprises françaises. Assuré du soutien de Sarkozy, Kadhafi a accéléré son programme. Il s’est lancé dans un voyage de 30 000 kilomètres en voiture pour rencontrer les dirigeants du continent et les emmener dans son projet panafricain.

En mai 2007, Sarkozy devient président, l’idylle franco-libyenne s’épanouit avec la libération des infirmières bulgares, la signature, à Tripoli, de contrats commerciaux et, enfin, notre grande visite de décembre à Paris, où nous plantons la tente bédouine dans les jardins de l’hôtel de Marigny. Mais là, sans qu’on le voie venir, Sarkozy nous enfonce un couteau dans le dos.

C’est-à-dire?

Souvenez-vous. Le jour où nous débarquons à Paris, Rama Yade déclare aux journaux que la France n’est pas « un paillasson sur lequel Kadhafi peut venir s’essuyer les pieds du sang de ses forfaits ». Quand Muammar s’est fait rapporter la tirade, j’étais avec lui, sous la tente. Il était vert de rage. « Sarkozy est un traître ! Je viens en ami, il me trahit ! Les Français, décidément, ne changeront pas ! » La presse française a commenté que Rama Yade avait agi d’elle-même. Mais je vous pose la question : la petite Rama Yade avait-elle le pouvoir de menacer ainsi 12 milliards d’euros de contrats pour les entreprises françaises ? En politique, c’est impossible.

Cinq mois plus tôt, en juillet, Rama Yade accompagnait Sarkozy dans son voyage à Tripoli pour signer des contrats franco-libyens. Tout le monde se souvient d’elle, qui plaisantait et riait avec Kadhafi. D’elle, aussi, qui n’a pas prononcé un seul mot sur les droits de l’homme en Libye, alors même qu’elle était secrétaire d’Etat aux Droits de l’homme! Donc, Muammar a compris que Sarkozy le trahissait, puis il a dit ceci : « On termine cette visite officielle, comme prévu, puis on rentre en Libye. Mais la France, c’est fini. »

D’autres dignitaires du régime kadhafiste, à savoir l’ex-Premier ministre Baghdadi al-Mahmoudi, l’ancien interprète personnel de KadhafiMoftah Missouri, notamment, ont déjà fait état d’un financement par la Libye de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Pourquoi sortez-vous du bois seulement maintenant?

Tout simplement parce que vous me le demandez. Pour moi, cette question n’est pas essentielle pour la population libyenne et l’avenir de mon pays.

Seriez-vous prêt à en témoigner devant la justice française?

Non. Ce n’est pas mon affaire. Si des hommes doivent témoigner, ce sont ceux qui ont donné l’argent. Je pense qu’ils le feront dans un proche avenir.

Aujourd’hui, la Libye vous recherche. Elle vous accuse d’avoir détourné de l’argent.

Je réfute cette accusation. Mon avocat français a lu le dossier d’accusation. Il est vide ! Je n’ai pas de sang sur les mains. Je suis le premier à avoir démissionné, je n’ai pas pris part à la répression. Mais le gouvernement libyen est prêt à tout pour me récupérer. Il a proposé aux Egyptiens de m’acheter 2 milliards de dollars. Le Livre Guinness des records a écrit qu’il s’agissait de la plus grosse rançon jamais proposée dans l’Histoire! Si le gouvernement de Tripoli veut m’emprisonner, c’est parce qu’il craint que je ne prenne part à la future lutte politique en Libye.

Comment vous, ancien kadhafiste, pourriez-vous jouer demain le moindre rôle en Libye?

En proposant un scénario de réconciliation. Regardez ce qui se passe : la Libye est en guerre. C’est non pas une guerre entre milices et forces gouvernementales, mais entre émirs fondamentalistes, qui veulent mettre la main sur Tripoli et Benghazi. Les islamistes ont perdu les dernières élections au Parlement, alors ils ont pris les armes pour continuer à arracher des morceaux du gâteau.

A Benghazi, où les islamistes d’Ansar al-Charia font la loi, des chancelleries occidentales, y compris le consulat français, sont frappées par des attentats. 3000 personnes ont été tuées. Plus de 16000 prisonniers politiques sont en détention sans jugement et, pour la moitié d’entre eux, leurs familles ignorent s’ils sont vivants ou morts. Le même scénario est en train de se répéter à Tripoli, qui se vide lentement de ses habitants.

Cette guerre va s’éterniser si on ne constitue pas, en Libye, un gouvernement national et une armée capable de désarmer les milices. Il existe un moyen, aujourd’hui, de rassembler les Libyens. Il faut passer par une entité qui survivra, chez nous, à toutes les aventures politiques : les tribus. Il y en a une centaine. Leurs chefs sont écoutés et ils ont derrière eux la majorité de la population du pays. Je les reçois ici, au Caire, et nous avons créé, le 25 mai dernier, un Conseil suprême des tribus, dont voici le programme : désarmer les milices; les remplacer par une police et une armée; faire rentrer au pays les 2,5 millions de Libyens réfugiés à l’étranger; instaurer un dialogue national pour fixer une nouvelle Constitution. Pour ce dialogue, nous n’excluons personne, même ceux qui ont fait appel à des forces étrangères pour détruire la Libye.

Discutez-vous, en ce moment, avec la France?

Il le faudrait. Mais la France continue de mener une politique agressive à l’égard de la Libye. Elle essaie d’imposer ses hommes à Tripoli ; elle reçoit au Quai d’Orsay des anciens combattants d’Afghanistan qui ont été prisonniers à Guantanamo et qui ambitionnent aujourd’hui de gouverner le pays.

Au lieu d’aider à installer une démocratie, elle envoie à Misrata ou à Benghazi des délégations d’hommes d’affaires qui viennent disputer des miettes de contrats aux Britanniques et aux Américains, comme si le seul problème de la France en Libye était de signer des contrats commerciaux. Cela ne mènera nulle part.

Qu’attendez-vous de la France?

Qu’elle soutienne notre plan de dialogue et de réconciliation. S’il échoue, même vos villes souffriront de l’installation en Libye d’un foyer permanent de combattants islamistes. La menace est sérieuse : à l’instant où je vous parle, des émirs font entrer en Libye des djihadistes aguerris en Syrie et en Afghanistan. Je sais, de mes agents sur le terrain, que des blindés et des munitions sont depuis peu débarqués d’avions ukrainiens sur la base militaire d’Al-Khoulab, dans le sud du pays. C’est le ministère de la Défense libyen, dirigé par Khaled al-Sharif, ex-membre d’Al-Qaeda en Afghanistan dans les années 2000, qui organise ces livraisons secrètes. Ces armes vont directement aux milices isla – mistes de Benghazi et de l’Est libyen.

La France, dites-vous, a détruit votre Etat. Vous lui demandez de jouer un rôle dans la Libye de demain. Est-ce bien cohérent?

La France n’est pas une seule personne, c’est une nation. Celui qui a détruit la Libye, c’est Sarkozy. Il n’a rien écouté quand, avec Muammar, nous lui avons expliqué que les islamistes n’étaient pas les héros démocrates d’un printemps arabe : il les a financés, il les a équipés militairement, puis a lancé sur la Libye une offensive qui a tué des dizaines de milliers de soldats et 4000civils, a provoqué l’exil de millions de Libyens, a transformé la région en foyer djihadiste. Le peuple libyen ne lui pardonne pas ce désastre et ces morts. M.Sarkozy a une double responsabilité : morale et pénale. Al’heure où je vous parle, un groupe d’avocats internationaux réunit les éléments qui permettront d’instruire une plainte contre lui.

Auprès de quel tribunal?

Devant la Cour pénale internationale, à La Haye, qui juge les individus ayant commis des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou des crimes d’agression.

Qui est à l’origine de cette plainte?

Notre Conseil suprême des tribus, et des familles libyennes qui ont perdu des parents et des enfants dans les bombardements. Nous sommes en train de réunir des milliers de signatures en faveur de cette plainte. Je dois vous annoncer aussi que, contre Nicolas Sarkozy, les membres encore vivants de la famille Kadhafi vont porter plainte au pénal pour assassinat.

Quand sera déposée cette plainte?

Bientôt. Les avocats sont en train de préparer le dossier d’accusation.

(1) Les auteurs de cet entretien ont vainement cherché à faire réagir Abderrahmane Chalgham, désormais installé à l’étranger. Moussa Koussa, qui vit lui aussi hors de Libye, n’a pu être joint. En 2012, lors de la publication d’un document par Mediapart, il avait déclaré, au sujet du supposé soutien financier libyen à Nicolas Sarkzy : « Il est clair que tout ce qui se dit est sans fondement. La question ne mérite pas que l’on s’y arrête. » Le troisième homme, Baghdadi al-Mahmoudi, parle, lui, d’un financement.

(2) Interrogé au sujet de ces déclarations de Ahmed Khadaf al-Dam, Mediapart répond : « Après deux années d’enquête, la justice n’a pas trouvé un seul élément concret qui est venu contredire l’authenticité du document, laquelle a par ailleurs été confirmée par le diplomate et ancien traducteur de Kadhafi, Moftah Missouri. »

Partager

Plus d’histoires deLibye