En apprenant que Nicolas Sarkozy allait faire une conférence à Abou Dhabi, les susceptibles dirigeants du Qatar ont dû froncer les sourcils. Depuis des mois, le Qatar et les Emirats arabes unis se vouent en effet une hostilité manifeste et une récente médiation de Riyad a même échoué. Motif de discorde, plus sérieuse que les disputes habituelles entre émirats sur quelques arpents sablonneux : les Frères musulmans. Doha les adore et a donné carte blanche à leur leader spirituel, le prédicateur haineux Youssef al-Qaradawi. Les Emirats arabes unis les haïssent au point de les jeter dans des culs-de-basse-fosse.

Dans l’esprit assez complotiste des dirigeants du Golfe, on doit dès lors se demander si l’ancien président ne fait pas quelques infidélités aux dirigeants du Qatar, pays avec lequel il a toujours marché la main dans la main depuis l’époque où il était… ministre de l’Intérieur. Au point de toujours faire assaut de prévenances, voire de révérences, envers le richissime émirat. En novembre 2008, il avait un aller-retour à Doha pour s’adresser à une obscure conférence des Nations unies pour préparer ses amis qataris à ce que sa prochaine visite dans le Golfe Persique ne passerait pas par là. C’est avec l’ancien Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, Hamad ben Jassem ben Jaber, alias HBJ – aujourd’hui retiré des affaires du côté de Londres mais toujours puissant dans l’ombre -, que le courant passait tout particulièrement. «Un vrai copain», indique un spécialiste du monde arabe. Or, ce HBJ, c’est aussi le grand trésorier de l’émirat, puisqu’il gère la Qatar Investment Authority (QIA). Et c’est encore lui qui incarna, jusqu’en 2013, date de sa mise à l’écart, les liaisons dangereuses du Qatar avec ces grands amis de la démocratie que sont les factions radicales syriennes. Ou encore Rachid Ghannouchi, le chef des islamistes tunisiens, et Abdelhakim Belhaj, le gouverneur de Tripoli qui fut détenu par la CIA pour ses liens avec Al-Qaeda.

Hameçon. Au départ, le Qatar n’avait pas ciblé spécifiquement Nicolas Sarkozy. Mais se faire des amis en Occident est dans l’ADN de l’émirat, qui, dans les pays arabes, arrive en troisième position pour le lobbying après les Palestiniens et le lobby pro-irakien sous Saddam Hussein. «Les Qataris ont essayé d’avoir des relations avec des personnalités aussi différentes que Rocard et, surtout Villepin [l’émir fut même client de son cabinet d’avocat, ndlr]», souligne le même spécialiste. Peu importe, donc, la couleur politique, pourvu qu’elle soit au pouvoir ou proche. Elle correspond aussi, cette politique, au souci de l’émirat de contrer Riyad avec une diplomatie surdimensionnée par rapport à ses 200 000 habitants (titulaires de la nationalité qatarie). Dans cette pêche au gros, c’est Nicolas Sarkozy qui va mordre à l’hameçon.

En fait, cette amitié avec la famille régnant Al-Thani est un pied de nez à la géopolitique. Au lendemain de son élection, Mitterrand avait fait sa première visite officielle en Arabie Saoudite. Jacques Chirac courtisait également le roi Fahd, qu’il visitait avant l’émir Hamad. C’est vrai que même s’il a d’immenses réserves gazières sources de richesses fabuleuses, le colosse -fût-il aux pieds fragiles – du Golfe, c’est le royaume. Mais l’intrépidité de la diplomatie qatarie, rendue visible par la chaîne d’informations Al-Jezira, les déclarations enflammées de HBJ plaisent au président français. Elles sont comme un écho à ses propres actes et paroles. D’où cette virevolte stratégique. Foin des mirages saoudiens, l’émir Hamad al-Thani (1) sera le premier chef d’Etat étranger reçu à déjeuner à l’Elysée, le 30 mai 2007. Un repas qui rapportera peu après 16 milliards de dollars (14 milliards d’euros) ; l’achat de 80 Airbus A350.

Il y a d’ailleurs du meurtre rituel dans cette nouvelle alliance. Ce faisant, Sarkozy a tué à la fois Mitterrand, le défunt adversaire, et Chirac, le père. Cheikh Hamad, de son côté, avait déposé, puis exilé son père pour prendre sa place. Désormais, l’émirat va remplacer l’Egypte et l’Arabie Saoudite comme pilier de la politique française au Moyen-Orient. Et imprimer sa vision diplomatique du monde arabe à la République. HBJ plaide pour la réconciliation de la France avec Bachar al-Assad, l’assassin présumé de l’ex-Premier ministre libanais Rafic Hariri, dont Chirac est l’ami. C’est Claude Guéant, promu secrétaire général de l’Elysée, qui est chargé de renouer les contacts. Le 14 juillet 2008, c’est fait. Le raïs plastronne sans vergogne à la tribune officielle à côté de l’émir. Après l’insurrection syrienne, quand le Qatar se fâchera avec le régime baasiste, la France suivra le même chemin.

Plus-values. Entre-temps, le Qatar a rendu des services. Il a payé la rançon de 461 millions de dollars (407 millions d’euros) exigée par Kadhafi pour la libération, en 2007, des infirmières bulgares. Une question, en revanche, reste sans réponse : l’émirat a-t-il aussi payé, comme l’affirment certains dirigeants du Golfe, le divorce de Sarkozy avec Cécilia ? L’Elysée avait démenti. Sous Sarkozy, la France va devenir l’objet de toutes les convoitises des investisseurs qataris.

C’est d’autant plus tentant que Paris a exonéré la famille royale de tout impôt sur ses plus-values immobilières. Tout se passe sous l’œil avisé de Claude Guéant qui tient la liste des emplettes possibles pour ses amis qataris. Conséquence : la Qatar Investment Authority prend 6% de Vinci, 5% de Veolia. Le tableau de chasse des Qataris ne s’arrête pas là. Dans le football, c’est l’héritier de la famille royale, Tamim ben Hamad al-Thani, qui rachète 70% des parts du PSG – auparavant, il a été élevé à la dignité de grand officier de la Légion d’honneur par… le président français. «Vous, les Français, vous vous focalisez sur les achats que le Qatar fait chez vous. Mais ouvrez les yeux : l’émirat en fait d’autres plus importants dans certains pays européens», s’étonne un diplomate libanais travaillant pour l’émirat.

Mais avec les attentats de Paris, l’importance prise par le Qatar passe moins bien. S’il est vrai que l’émirat n’a jamais financé l’Etat islamique ou Al-Qaeda, ses accointances avec certains groupes qui professent une idéologie voisine inquiètent. Sans parler de l’alliance informelle avec les Frères musulmans, dont Doha s’est fait le défenseur.

1) Il a abdiqué le 25 juin 2013 au profit de son fils Tamin.