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29 mars 2024

Comment l' »État islamique » s’est installé aux portes de l’Europe


lundi 16 février 2015

Comment l' »État islamique » s’est installé aux portes de l’Europe

« Aujourd’hui, nous sommes au sud de Rome, sur la terre musulmane de la Libye. » Couteau à la main, le djihadiste assène son message de haine à la caméra. Derrière lui, une vingtaine d’hommes en combinaison orange, alignés sur une plage les mains menottées, viennent d’être décapités sans pitié. Ces vingt Égyptiens coptes (de confession chrétienne), enlevés le mois dernier en Libye, sont les dernières victimes en date de l’organisation État islamique (EI). Et leurs bourreaux de signer, par cette vidéo atroce, le coup le plus retentissant de l’EI en dehors des frontières de leur califat autoproclamé en Irak et en Syrie.
La création d’une branche de l’EI en Libye date du 31 octobre dernier, date à laquelle la milice du Conseil consultatif de la jeunesse islamique a prêté allégeance à Abou Bakr al-Baghadi, « calife » de l’organisation djihadiste. « Le groupe a été créé début 2014, après le retour au pays de djihadistes libyens qui avaient combattu en Syrie, pour étendre le califat », explique Romain Caillet, chercheur et consultant sur les questions islamistes au cabinet NGC Consulting. « Il répondait ainsi aux consignes de l’EI, qui a appelé les musulmans européens et africains à émigrer en Libye, un territoire plus proche de chez eux » que l’Irak ou la Syrie.
Depuis la proclamation de son « califat » en juillet dernier, Abou Bakr al-Baghdadi a reconnu cinq autres branches de l’EI : en Égypte (dans le Sinaï), en Libye, en Algérie, au Yémen et en Arabie saoudite. Mais c’est en Libye que l’organisation contrôle de véritables territoires, à travers trois régions, notamment les villes de Syrte, située à 500 kilomètres à l’est de Tripoli, et de Derna, à 1 300 kilomètres à l’est de la capitale. « En tant qu’ancien fief de Kadhafi, Syrte a été laminée après la révolution de 2011 », rappelle Patrick Haimzadeh*, ancien diplomate en Libye. « Sociologiquement, la ville n’a pas bénéficié de l’émergence des brigades révolutionnaires. L’absence étatique est encore plus criante que dans les autres régions de Libye. » Un vide gouvernemental qui a fait le jeu de l’organisation État islamique.
La donne est différente dans la ville de Derna, qui était déjà un bastion djihadiste connu sous l’ancien président libyen. « La révolution de 2011 a accentué le retour de djihadistes en Libye », poursuit Patrick Haimzadeh. « Et le relief très enclavé – avec nombre de grottes – de la ville leur fournit un terrain idéal pour s’y implanter. » D’après les témoins sur place, l’organisation État islamique y a progressivement appliqué la charia – la loi coranique – grâce à la mise en place de tribunaux islamiques, mais aussi à une police islamique circulant dans la ville en pick-up.
En août, le groupe a exécuté dans un stade un homme accusé de meurtre. Le 11 novembre, ce sont trois jeunes militants politiques qui ont été décapités. « La majorité des Libyens sont pour l’application de la charia », rappelle l’ancien diplomate Patrick Haimzadeh. « Mais ils rejettent catégoriquement l’EI et ses pratiques sauvages. » Si le noyau dur du groupe est libyen, beaucoup de combattants étrangers sont venus s’y greffer : des islamistes égyptiens qui ont fui la répression implacable du nouveau président al-Sissi, mais aussi de jeunes Africains désoeuvrés.
Dans leur vidéo de propagande, les djihadistes libyens de l’EI convertissent à l’islam de jeunes Africains chrétiens. « Ils trouvent chez ces adolescents perdus, coincés entre l’Europe et leur pays d’origine, une main-d’oeuvre très bon marché », souligne Patrick Haimzadeh. Et des recrues dociles pour alimenter les rangs du Jihad. À en croire le général américain David Rodriguez, responsable du commandement militaire américain en Afrique, l’EI disposerait désormais de camps d’entraînement dans l’est de la Libye. Des zones à « une heure de vol seulement » de l’Europe, qui pourraient bientôt « servir de base arrière à des attentats » sur le vieux continent, s’alarme l’ambassadeur libyen aux Émirats arabes unis, Aref Ali Nayed. « Pour l’heure, estime toutefois le spécialiste Romain Caillet, l’objectif premier de l’EI en Libye est d’étendre son territoire, pour prendre le contrôle des puits de pétrole », en nombre dans l’est libyen.
Le fulgurant essor de l’EI en Libye s’explique en partie par l’anarchie qui règne dans le pays. Depuis l’été dernier, la Libye possède tout simplement deux gouvernements concurrents ! Le premier, le seul reconnu par la communauté internationale, est dominé par les libéraux. Il a été désigné par la Chambre des représentants, assemblée issue des élections du 25 juin 2014. Mais son autorité est décriée par le Congrès général national, l’ancien Parlement libyen, où les islamistes demeurent majoritaires. Ainsi, en août 2014, ces derniers ont désigné leur propre exécutif.
Chaque gouvernement possède ses forces militaires. Le pouvoir « officiel » repose sur les forces du général Haftar. Depuis mai 2014, cet ancien militaire de Kadhafi est engagé dans une vaste opération, baptisée Dignité, visant à reconquérir l’est du pays aux milices islamistes. Forgeant sa légitimité sur la lutte contre le terrorisme, ce haut gradé de 71 ans s’appuie notamment sur d’anciens éléments de l’armée de Muammar Kadhafi, ainsi que les brigades prolibérales de Zintan (sud-ouest de Tripoli). Et bénéficie du soutien des aviations égyptienne et émiratie, qui ont mené en 2014 plusieurs raids secrets contre les forces islamistes.
Surfant au contraire sur la légitimité révolutionnaire, les milices islamistes se sont réunies au sein de la coalition Fajr Libya (Aube de la Libye). Cette force, qui repose notamment sur les puissantes milices de Misrata (est de Tripoli), s’est emparée en août dernier de la capitale où elle a installé son propre gouvernement et réhabilité l’ancien Parlement. Contrôlant désormais les plus grandes villes du pays (Tripoli, Benghazi, Misrata), ces islamistes sont pointés du doigt pour leurs liens flous avec la puissante milice djihadiste Ansar Asharia, liée à al-Qaida. Cela ne les empêche pourtant pas d’être également attaqués par l’EI. « Aux yeux des djihadistes, tous ceux qui ne sont pas pour le califat sont des apostats », indique Patrick Haimzadeh. Et l’ancien diplomate de regretter que « les deux camps – celui du général Haftar comme les islamistes de Fajr Libya – aient fait passer leur lutte politique avant leur combat contre l’EI », relativement épargné au cours de l’année écoulée.
C’est seule que l’Égypte s’est fait justice lundi, en menant des raids aériens contre les positions de l’EI en Libye. Mais pour Le Caire, seule une « intervention ferme » de la communauté internationale pourra enrayer la progression des djihadistes en Libye. Pays européen le plus proche de la Libye et cultivant avec elle des liens tant historiques qu’économiques, l’Italie s’est dite prête à mobiliser 5 000 militaires dans le cadre d’une coalition internationale. Une initiative que beaucoup considèrent comme extrêmement risquée. « C’est justement ce que cherchent les djihadistes de l’EI qui souhaitent revêtir le costume d’héritiers de la résistance au colonialisme », pointe le spécialiste Romain Caillet.
De son côté, l’ancien diplomate Patrick Haimzadeh estime qu’une intervention étrangère en Libye ne ferait qu’ajouter au chaos en vigueur depuis la chute de Muammar Kadhafi. « Ce n’est pas 5 000 soldats qu’il faudrait mais un million, car il y a aujourd’hui en Libye près de 300 000 hommes armés », affirme-t-il. « La seule voie de sortie de crise est celle de la reconstruction de l’État libyen, avec l’intégration des chefs de milice suite à un accord politique. » Le scénario d’un Irak bis aux portes de l’Europe n’a jamais semblé aussi réel.

(16-02-2015 – Armin Arefi)

(*) Patrick Haimzadeh, auteur de Au coeur de la Libye de Kadhafi (éditions JC Lattès).

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