Aller à…
RSS Feed

19 avril 2024

Ces banques françaises qui soutiennent le développement du gaz de schiste


Investissement responsable ?

Ces banques françaises qui soutiennent le développement du gaz de schiste

par Olivier Petitjean

Si les problèmes environnementaux associés à la fracturation hydraulique ne suffisaient pas déjà, ce sont désormais aussi les bienfaits économiques allégués du gaz de schiste qui apparaissent comme un mirage. Ce qui n’empêche pas les multinationales pétrolières et gazières d’en faire la promotion aux quatre coins du monde. Malgré le caractère quasi spéculatif de ces projets, ils bénéficient des financements et du soutien de nombreuses institutions financières – parmi lesquelles les grandes banques françaises. Interpellées par les Amis de la terre, les banques concernées se cachent derrière leur petit doigt. Une attitude qui contraste avec les initiatives prises dans d’autres pays, comme les Pays-Bas.

Même si la France a fermé la porte au gaz de schiste sur son territoire, ses entreprises ne se privent pas d’en faire la promotion en Europe et ailleurs, et d’y investir des ressources parfois considérables. C’est le cas, bien sûr, pour les grands opérateurs gaziers, Total et GDF Suez, et pour les fournisseurs traditionnels du secteur des hydrocarbures. Mais c’est aussi le cas des banques. Selon une étude réalisée pour le compte des Amis de la terre Europe, dont nous avons pu prendre connaissance en exclusivité, les banques françaises figurent en bonne place parmi les institutions financières les plus actives dans le financement du gaz de schiste dans le monde.

Au vu du caractère extrêmement controversé de l’industrie des gaz et pétrole de schiste, on aurait pu s’attendre à un peu plus de prudence. La seule technique d’extraction viable à ce jour est la fracturation hydraulique, facteur de pollution des nappes phréatiques et d’aggravation des risques sismiques. Outre ces impacts locaux, l’attention se porte de plus en plus désormais sur les conséquences de l’extraction des hydrocarbures de schiste pour la pollution de l’air et pour le climat. Plusieurs études récentes ont montré que la fracturation hydraulique occasionne d’importantes émissions de méthane, un gaz à effet de serre beaucoup plus puissant que le CO2. Et le gaz ou le pétrole extraits restent, en eux-mêmes, des sources d’énergie fossile, émettrices de carbone.

Le rapport commissionné par les Amis de la terre Europe identifie les banques et autres institutions financières qui soutiennent 17 entreprises actives dans la prospection et l’exploitation de gaz de schiste au niveau mondial, parmi lesquelles les majors Total, Shell et Chevron, les firmes pétrolières nord-américaines Cuadrilla, Marathon Oil et Talisman Energy, ou encore l’argentine YPF et la polonaise PGNiG. L’étude prend en compte différentes formes d’implication financière des banques dans les entreprises concernées (prêts, souscriptions d’actions ou d’obligations, garantie d’émission d’actions ou d’obligations) et évalue cette implication selon une échelle graduée : faible, moyenne ou haute.

Les grandes institutions financières françaises – BNP Paribas, Société générale, Amundi, Axa et Crédit agricole – non seulement financent toutes sans exception des entreprises actives dans le gaz de schiste, mais elles figurent aussi souvent parmi les plus impliquées dans le secteur, aux côtés de banques telles que Citi ou UBS. Les firmes polonaises, PGNiG et PKN Orlen, sont les premières bénéficiaires des largesses financières françaises : l’implication de BNP Paribas et de la Société générale dans ces deux entreprises est qualifiée de « haute » [1]. Mais c’est aussi le cas de firmes nord-américaines, très actives dans la promotion du gaz de schiste dans plusieurs pays, comme Marathon Oil [2] et Talisman Energy [3]. Les institutions financières françaises soutiennent également le développement du gaz de schiste en Argentine et en Afrique du Sud via leur implication dans, respectivement, les firmes Repsol et Sasol. Enfin, elles sont évidemment très présentes aussi aux côtés de Total, pour des sommes encore plus considérables [4].

Les critères sociaux et environnementaux mis en place par les banques sont-ils crédibles ?

Les Amis de la terre Europe ont écrit aux banques et compagnies d’assurances concernées pour les interpeller sur les risques du gaz de schiste et leur demander de se désengager du secteur. Seule la Société générale n’a pas daigné leur répondre. La réponse d’Amundi résume l’attitude générale : « Amundi (…) est particulièrement sensible aux questions environnementales et plus largement à l’ensemble des critères ESG (Environnemental, Sociétal, Gouvernance). Elle en tient compte dans ses processus d’analyse et de choix d’investissement (…) [Or] la notation résultant de nos critères d’analyse n’exclut pas à ce jour PGNiG de notre univers d’investissement. » Bref : ne vous inquiétez pas, nous avons déjà mis en place tous les critères de « responsabilité » et de « durabilité » nécessaires, vous n’avez qu’à nous faire confiance même si nous ne vous en dirons pas plus.

De la même manière, BNP Paribas affirme être « parfaitement conscient des risques et opportunités relatif [sic] à cette activité », ayant participé aux côtés d’autres institutions financières à l’élaboration d’un « guide pour les financiers », intitulé « Shale gas exploration and production : Key issues and responsible business practices » (« Prospection et production de gaz de schiste : enjeux fondamentaux et pratiques commerciales responsables », consultable ici). Ce document liste certains des aspects les plus controversés du gaz de schiste et évoque de manière très générale les « meilleures pratiques » de prévention des « risques », mais ne dit absolument rien quant à l’application que BNP Paribas fait de ce guide dans ses décisions de financement. L’expérience montre que ce genre de document est utilisé, au mieux, de manière superficielle, sur la base des déclarations des entreprises financées elles-mêmes, sans réel contrôle.

Mais peut-on réellement faire confiance à l’industrie du gaz de schiste pour respecter les règles socio-environnementales auxquelles elle est théoriquement tenue ? Et peut-on faire confiance aux banques pour qu’elles contrôlent effectivement l’application de ces règles, et orientent leurs investissements en conséquence ? Une étude réalisée par des groupes d’investisseurs éthiques américains, intitulée Disclosing the facts. Transparency and risk in hydraulic fracturation operations (« Révéler les faits. Transparence et risques dans les opérations de fracturation hydraulique ») suggère que la réponse est négative.

L’étude porte sur 24 opérateurs actifs dans le secteur du gaz de schiste aux États-Unis (dont certains sont soutenus financièrement par les banques françaises) et évalue leur transparence en ce qui concerne les risques occasionnés par la fracturation hydraulique et les mesures mises en place pour prévenir ces risques. Le tout mesuré à travers 32 critères, relatifs à la pollution de l’eau, de l’air, aux produits toxiques utilisés, aux populations environnantes et à la gouvernance générale des projets. Le résultat est sans appel : pas une seule de ces 24 entreprises n’atteint un score de 50%. Or, notent les auteurs du rapport, « mesurer et rendre publics les impacts et la mise en œuvre des ‘meilleures pratiques’ est le principal moyen par lequel les investisseurs peuvent évaluer comment ces entreprises gèrent les impacts des opérations de fracturation hydraulique sur les communautés et l’environnement ». Autrement dit, si ces entreprises gardent un secret quasi total sur leurs activités et leur impact, comment les banques peuvent-elles être si sûres qu’elles respectent leurs critères d’investissement responsable ?

L’étude « Disclosing the facts » contredit également l’argumentation souvent développée par les lobbies européens du gaz de schiste, selon lesquels les problèmes environnementaux constatés aux États-Unis seraient dus aux petites firmes texanes qui ont été les pionnières du secteur. En réalité, les majors ne font pas mieux que leurs consœurs : Shell obtient une note de 7 sur 32, BP 2 sur 32, ExxonMobil 2 sur 32, Chevron 3 sur 32. « Ces données renforcent évidemment nos craintes à l’heure où plusieurs de ces compagnies s’étendent hors des États-Unis, en Europe mais également dans plusieurs autres régions du monde », déclare Antoine Simon, des Amis de la terre Europe. « Ni les technologies les plus avancées ni les ‘meilleures pratiques existantes’ ne peuvent véritablement permettre aux industries du pétrole et du gaz d’extraire les hydrocarbures non conventionnels de manière propre et sécurisée. Toute activité industrielle comporte certes une part de risque, mais nous estimons que les risques générés par cette industrie dépassent de très loin ce qui peut être acceptable. »

Quand les banques néerlandaises se désengagent du gaz de schiste

L’autre argument avancé par les banques et autres établissements financiers français pour opposer une fin de non-recevoir aux sollicitations des Amis de la terre est que leurs financements sont octroyés à des entreprises souvent engagées aussi bien dans le domaine des hydrocarbures classiques que dans celui des hydrocarbures dits « non conventionnels » comme le gaz de schiste. De sorte qu’elles n’auraient pas les moyens, leurs investissements étant par nature globaux, de discriminer entre ces diverses activités. « BNP Paribas ne finance pas directement ce type d’activité mais peut être concernée de manière indirecte via ses investissements et financements de grands groupes énergéticiens opérant dans des pays européens où l’exploration est autorisée. », explique ainsi la banque.

Une argumentation qui pourrait sembler raisonnable, si certains de nos voisins européens ne venaient offrir des contre-exemples éclatants, qui mettent en lumière la passivité des banques françaises dans ce domaine. Les deux principales institutions néerlandaises de banque et d’assurances, ING et Rabobank, ont ainsi décidé d’exclure purement et simplement le gaz de schiste de leurs investissements, de manière proactive. Dans le cadre de sa nouvelle politique pour le pétrole et le gaz de 2013, Rabobank s’est engagée à « ne plus fournir d’argent qui serait utilisée pour extraire des combustibles fossiles non-conventionnels [gaz de schiste et sables bitumineux] ». ING, de son côté, a indiqué aux Amis de la terre qu’elle avait « décidé de s’abstenir de financer la production de gaz de schiste en Europe au moins jusqu’à fin 2016 », au vu des incertitudes sur « les impacts environnementaux et sociaux du gaz de schiste ».

Rabobank a même poursuivi en justice il y a deux ans l’entreprise pétrolière Cuadrilla, qui cherche à développer le gaz de schiste dans plusieurs pays européens. Celle-ci voulait procéder à des forages par fracturation hydraulique à quelques dizaines de mètres à peine de l’établissement souterrain où la banque néerlandaise héberge ses bases de données. Plus globalement, ce sont 120 municipalités et trois grandes régions des Pays-Bas se sont déclarées officiellement « frack free », refusant la fracturation hydraulique sur leur territoire. L’opposition néerlandaise au gaz de schiste s’explique en partie par la multiplication récente de secousses sismiques occasionnées par des forages de gaz conventionnel. Ainsi que par l’ombre portée de Shell, l’une des principales firmes pétrolières mondiales, qui a son siège à La Haye. Mais les initiatives de Rabobank et ING s’inscrivent aussi dans une tradition de surveillance et de pression citoyenne sur les banques plus forte que dans d’autres pays.

Le gaz de schiste, un investissement spéculatif

Les majors pétrolières comme Total rêvent de reproduire le boom américain du gaz de schiste. Et cette fois, contrairement à ce qui s’était passé aux États-Unis où elles étaient arrivées trop tard pour en tirer des profits, elles veulent être les premières. C’est pourquoi elles tournent aujourd’hui leurs regards vers l’Ukraine et la Roumanie, l’Argentine (lire notre enquête), le Maghreb ou encore l’Afrique du Sud, dans la région du Karoo [5] C’est-à-dire, dans la majorité des cas, des régions où les ressources en eau sont déjà très limitées. Or la fracturation hydraulique en requiert d’immenses quantités. De quoi s’interroger sur la viabilité de ces projets.

« De toute façon, l’objectif est surtout de gagner beaucoup d’argent à court terme. Le gaz de schiste est par nature une industrie spéculative, basée sur une succession rapide de « booms », et donc une fuite en avant permanente. », remarque Antoine Simon. Aux États-Unis, après les succès initiaux, l’industrie du gaz de schiste est en crise, du fait de la baisse du prix du gaz et de la nécessité d’aller toujours plus loin pour forer de nouveaux puits afin de rester rentable [6]. La production massive de gaz de schiste a entraîné une chute du prix du gaz, qui a rendu cette forme d’extraction économiquement non rentable, au vu de ses coûts énormes. En conséquence, toutes les firmes productrices de gaz de schiste ont dû procéder à des dévalorisations massives de leurs actifs [7]. Or tous les analystes s’accordent pour estimer qu’une éventuelle exploitation des gaz de schiste européens serait au moins trois fois plus coûteuse qu’aux États-Unis.

Les milieux d’affaires français et européens ont néanmoins beaucoup poussé pour favoriser le développement du gaz de schiste sur le continent. Pourquoi un tel acharnement, alors que le vieux continent n’a jamais offert le même potentiel qu’aux États-Unis et que les limites du modèle américain sont déjà apparentes ? La raison principale est sans doute qu’il représente une source de profits potentiels pour plusieurs secteurs industriels, notamment ceux qui fournissent les services et les matériaux nécessaires à la fracturation hydraulique (Vallourec, Technip, Saint Gobain, etc.) ou qui sont intéressés par le traitement de ses rejets, comme Veolia et Suez (lire notre enquête). Des intérêts puissants, mais restreints à certains secteurs particuliers. « Le problème est que cela ne profite qu’à une part infime de l’économie, et nuit à tout le reste. », souligne Antoine Simon. « Dans des pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas, certains secteurs industriels – comme celui de la brasserie – se sont prononcés contre le développement des gaz de schiste, en raison des risques pour les ressources en eau dont ils dépendent. »

Une étude publiée en février 2014 par l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) a fini de mettre à bas la légende dorée colportée par les promoteurs du gaz de schiste [8]. Selon ces derniers, le boom du schiste américain aurait entrainé la « réindustrialisation » du pays, créant un avantage compétitif à l’exportation, et contribué à réduire la dépendance des États-Unis envers les importations de pétrole et de gaz. L’étude de l’IDDRI montre que le gaz de schiste américain n’a pas significativement amélioré la balance commerciale, ni réduit les importations d’énergie fossile. Le seul secteur qui en ait tiré un avantage concurrentiel est celui de la pétrochimie, qui ne représente que 1,2% de l’économie [9]. Quant à l’effet sur la croissance et l’emploi, il est généralement nul ou négligeable, que ce soit au niveau national ou au niveau des États producteurs.

Pour les grandes entreprises européennes et leurs lobbies, le mythe du gaz de schiste est aussi – et peut-être surtout – un moyen de justifier la pérennisation de modèles énergétiques et industriels périmés, basés sur les énergies fossiles. Au détriment de la transition énergétique. C’est un mythe que les multinationales pétrolières et gazières ont sans doute tout intérêt à entretenir ; mais les banques et autres institutions financières, si elles accomplissaient réellement leur rôle, ne devraient pas les encourager dans cette voie.

« Les majors sont toutes confrontées au déclin de leurs réserves conventionnelles de gaz. Elles ont tout intérêt à acheter des licences de gaz de schiste pour compléter leur inventaire, même si les perspectives concrètes d’exploitation sont illusoires – comme on l’a vu en Pologne – et même si cela implique de perdre de l’argent à terme. C’est une pure opération d’affichage à destination des financiers et des actionnaires », explique Antoine Simon.

« C’est précisément la raison pour laquelle nous interpellons les banques : en plus de leur impact environnemental et climatique, ces investissements ne sont manifestement pas viables financièrement. »

Olivier Petitjean

— 
Photo : WCN247 CC

[1La Socgen détient pour 21 millions d’euros d’actions de PGNiG et les deux banques ont contribué à des émissions obligataires de l’entreprise à hauteur de 269 millions d’euros chacune. Axa en détient pour plus de 46 millions d’euros d’actions de PGNiG, soit pour son compte propre, soit pour le compte de tiers, et Amundi détient pour 6 millions d’euros d’obligations. Concernant PKN Orlen, BNP Paribas, la Société générale et le Crédit agricole ont participé à un prêt syndiqué à hauteur de 175 millions d’euros chacune.

[2La Société générale a participé à une émission obligataire pour près de 31 millions d’euros, et Axa détient des obligations pour 30,68 millions d’euros. BNP Paribas a contribué à des prêts syndiqués à hauteur de 84 millions d’euros, et la Société générale à hauteur de 45,5 millions d’euros.

[3Axa détient pour plus de 37 millions d’euros d’obligations de Talisman, et la Société générale a contribué à un prêt syndiqué à hauteur d’un peu plus de 20 millions d’euros.

[4La Société générale a ainsi garanti pour 818 millions d’euros d’obligations de Total depuis 2010, et les banques françaises détiennent en tout autour de 5% des actions de l’entreprise pétrolière, en compte propre ou pour le compte de tiers.

[5La Pologne, en revanche, est en train d’être abandonnée par les majors, suite à une succession de forages décevants. Le Royaume-Uni n’offre pas de perspectives importantes de développement, quoiqu’en disent le gouvernement britannique et les industriels. Les investissements (très modestes) récemment annoncés par GDF Suez et Total dans le gaz de schiste britannique apparaissent avant tout comme une opération de communication à destination du gouvernement et du public français.

[6Cf. David Hughes, février 2013, “Drill Baby Drill”, http://shalebubble.org/drill-baby-drill/

[7Lire par exemple ici et ici

[8À lire ici dans une version de synthèse, et ici dans sa version intégrale.

[9Ces résultats sont confirmés par une étude commandée par la banque allemande KfW : Tobias Rehbock, Avril 2013, “Fracking – you snooze, you lose ?”, https://www.kfw.de/Download-Center/Konzernthemen/Research/Research-englisch/Fokus-PDF-Dateien/Fracking_you-snooze-you-lose_en.pdf.

Partager

Plus d’histoires deLibye