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29 mars 2024

Les services secrets américains avaient prédit l' »État islamique »


27/06/2015
Tarik Hassan

Les services secrets américains avaient prédit l' »État islamique »

DOCUMENT. Un rapport déclassifié des services du Pentagone alertait dès août 2012 sur la possible formation d’un califat islamique à l’est de la Syrie.

Un rapport explosif fourni par le département d’État et le Pentagone circule depuis plusieurs semaines sur les sites d’information alternatifs, sans que les grands médias américains – hormis quelques titres conservateurs – ne s’en fassent l’écho. Il met pourtant en avant le fiasco de l’administration Obama dans sa gestion des crises syrienne et irakienne, qui ont enfanté l’organisation État islamique (EI). Dès le 5 août 2012, ce rapport d’information de la DIA (Defense Intelligence Agency, les services de renseignements du Pentagone) alarmait les responsables de la CIA, du département d’État, et du Pentagone sur la radicalisation de la rébellion syrienne et le possible établissement d’un « État islamique » à l’est de la Syrie, avec de « graves conséquences en Irak . Deux ans plus tard, la « prédiction » devenait réalité avec la proclamation en juin 2014 d’un « califat » à cheval sur la Syrie et l’Irak.

« Il s’agit d’une compilation d’informations extrêmement précises qui prédit tout ce qui allait arriver dans la région avec l’essor de l’EI », se félicite Tom Fitton, président de Judicial Watch,un cabinet d’avocats spécialisé dans la surveillance des activités du gouvernement américain. Classée à droite de l’échiquier politique, l’organisation, qui se déclare « conservatrice » mais « non partisane », a obtenu les documents après avoir poursuivi l’administration Obama en mai 2015 devant la justice fédérale au nom du Freedom of Information Act (Loi pour la liberté d’information), qui oblige l’exécutif américain à fournir à tout citoyen qui en fait la demande des documents classifiés. « C’est tout bonnement incroyable », poursuit Tom Fitton. « Quatorze mois après que le département de la Défense eut tiré la sonnette d’alarme, Obama décrivait l’EI comme une équipe de juniors », rappelle le président du Judicial Watch, pour qui Washington aurait clairement minimisé l’impact du rapport pour garantir les chances de réélection du président en novembre 2012.

Parmi la centaine de pages de rapports déclassifiés obtenus par l’ONG, notamment au sujet de l’attaque du consulat américain de Benghazi, dans laquelle est mort l’ambassadeur Christopher Stevens le 11 septembre 2012, sept sont consacrées à la situation en Syrie en août 2012, un an et demi après le début de la « révolution ». Largement censuré, le document, classé « Secret » (l’équivalent du « confidentiel-défense » en France, soit un faible niveau de confidentialité), résume les forces en présence sur le terrain, leurs alliés internationaux, leurs motivations politiques, les gains territoriaux acquis et les scénarios possibles.

Rebelles islamistes

« La source est tout à fait fiable, souligne François Géré, directeur de l’Institut français d’analyse stratégique (Ifas). Il s’agit d’une méthode de renseignements classique. On décrit avec précision une menace sans savoir pour autant comment elle va évoluer. C’est ensuite au destinataire politique d’évaluer ces renseignements et de prendre des décisions. » Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les conclusions du rapport tranchent radicalement avec les analyses en cours à l’époque au département d’État. À ce moment-là, aux yeux de l’administration Obama comme du Quai d’Orsay, la rébellion syrienne est dominée par des forces modérées, qui ont entamé un an plus tôt des manifestations pacifiques aux slogans démocratiques. Mais face à la répression aveugle de Damas, des officiers déserteurs de l’armée régulière syrienne ont pris les armes dès septembre 2011 pour créer « l’Armée syrienne libre », une force rebelle présentée à l’époque comme laïque.

« Les salafistes, les Frères musulmans et Al-Qaïda en Irak (l’ancêtre de l’EI) sont les forces principales conduisant l’insurrection en Syrie », estime pourtant le document, qui affirme qu’un an après avoir débuté, la révolte prend une « tournure sectaire majeure ». « Après le début de l’insurrection en Syrie, explique le rapport, les forces religieuses et tribales dans la région ont commencé à adhérer à cette insurrection sectaire. Cette (sympathie) est apparue dans les sermons de la mosquée du vendredi, qui appelaient les volontaires à soutenir les sunnites (majoritaires en Syrie). »

Scénario écrit

Mais le rapport frappe surtout par la troublante justesse de ses prévisions quant à l’évolution de la crise, qui s’apparente même aujourd’hui à une « prophétie ». Après avoir brièvement évoqué la possibilité d’une victoire finale du régime syrien, le service de renseignements américain s’attarde sur le scénario d’une guerre par procuration entre les parrains étrangers de chaque camp, conduisant à une partition de facto du pays. « Avec le soutien de la Russie, de la Chine et de l’Iran, le régime contrôle(rait) les zones d’influence le long de la côte (villes de Tartous et de Latakié), et défend(rait) avec vigueur Homs, qui est considérée comme la principale voie de transport en Syrie. De l’autre côté, poursuit le rapport, les forces d’opposition essaie(raient) de contrôler les zones de l’Est adjacentes aux provinces orientales irakiennes, en plus de la frontière turque. Les pays occidentaux, les États du Golfe et la Turquie soutien(draient) ces efforts. »

Un scénario – il est vrai déjà potentiellement valable à l’été 2012, avant que Damas ne reprenne le dessus sur la rébellion – qui demeure plus que jamais d’actualité en 2015, à l’heure où le régime syrien, massivement soutenu par Moscou et Téhéran, est acculé sur la côte, après avoir enchaîné les défaites dans la province d’Idleb (Ouest) face à l’armée de la Conquête, une coalition islamiste dominée par le Front al-Nosra et financée par l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie.

Toutefois, le rapport commet une erreur de taille, en confondant Al-Qaïda en Irak, ancêtre de l’EI, créé en 2004 dans le pays au lendemain de l’intervention américaine et contrôlant l’est du pays, où il a établi son califat, et le Front al-Nosra (Front de défense du peuple syrien), organisation djihadiste créée à l’été 2011 après que Bachar el-Assad a libéré de prison la quasi-totalité des djihadistes syriens. D’ailleurs, les deux groupes s’affrontent sur le terrain depuis janvier 2014, Al-Nosra faisant de la chute de Bachar el-Assad sa priorité, au contraire de l’EI qui reste concentré sur l’établissement de son « califat ».

« Principauté salafiste »

En revanche, le service de renseignements américain voit juste en pointant les graves risques que fait peser la crise en Syrie sur l’avenir de l’Irak voisin. « Si la situation se démêle, affirme le document, il y a une possibilité que s’établisse une principauté salafiste déclarée ou non déclarée dans l’est de la Syrie (dans les provinces de Hassaké et de Deir Ezzor) », indique le rapport, près de deux ans avant la proclamation du « califat ». « Cela crée une atmosphère idéale pour qu’Al-Qaïda retourne dans ses anciennes poches de Mossoul et de Ramadi (en Irak), pour fournir un nouvel élan à l’unification du djihad entre les sunnites d’Irak et de Syrie », poursuit-il, allant même jusqu’à parler de l’établissement d’un « État islamique » à travers l’union d’Al-Qaïda en Irak avec d’ « autres organisations terroristes en Irak et en Syrie ». Un scénario qui se vérifie au mot près deux ans plus tard, l’EI ayant pu se servir de son territoire à l’est de la Syrie pour se lancer à l’assaut des villes irakiennes de Mossoul en juin 2014, et de Ramadi en mai 2015.

S’il juge le rapport « intéressant et bien renseigné », l’expert François Heisbourg, président de l’Institut international des études stratégiques (IISS), lui reproche néanmoins ses imprécisions. « Tous les différents scénarios sont présentés de façon égale, sans aucune hiérarchie ni degré de crédibilité des sources, comme il est pourtant de coutume » de le faire, souligne-t-il. « Le champ des hypothèses est très large, ce qui empêche la prise d’une décision politique. » Outre la confusion entre EI et Front al-Nosra, la DIA commet une autre approximation en jugeant crédible l’hypothèse de zones d’exclusion aérienne pour servir de refuge aux populations syriennes déplacées. Or celles-ci n’ont en réalité jamais été sérieusement envisagées.

« Washington savait »

Enfin, le rapport fournit un dernier élément troublant, en totale contradiction avec le discours officiel occidental. Outre le soutien aux rebelles islamistes déjà évoqué, il affirme que l’Occident, les États du Golfe et la Turquie seraient favorables à l’établissement de la « principauté salafiste » dans l’est de la Syrie. « C’est exactement ce que les puissances soutenant l’opposition veulent, dans le but d’isoler le régime syrien, qui est considéré comme la profondeur stratégique de l’expansion chiite (Irak et Iran) », affirme le service de renseignements du Pentagone.

« Il s’agit d’un scénario prospectif pour le moins fantaisiste, qui ne signifie en aucun cas qu’il allait se réaliser », réagit l’expert François Géré. « On sait que l’Arabie saoudite a financé et armé les factions les plus radicales de la rébellion et que la Turquie a laissé massivement passer des armes vers ces groupes pour précipiter la chute de Bachar el-Assad. Si les États-Unis ne s’y sont pas opposés activement, on ne peut pas dire pour autant qu’ils aient encouragé les djihadistes. »

« On peut déduire de cet excellent rapport que Washington savait ce qui allait se passer », tranche Alain Rodier, directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Et d’interroger : « Mais qu’auraient pu faire les États-Unis ? »

Photo de Tarik Hassan.
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