En seulement trois jours, l’Egypte a été secouée, au Caire, par un assassinat politique soigneusement planifié celui du procureur général et dans le désert du Sinaï, par une offensive sans précédent par son ampleur des jihadistes de l’Etat islamique où une centaine de soldats, policiers et civils ont trouvé la mort. Ces deux attaques surviennent autour de l’anniversaire de la chute de l’ex-président Frère musulman Mohammed Morsi. En réponse, les autorités annoncent une répression plus sévère, s’embourbent dans ce qui ressemble fort à des exécutions extrajudiciaires, et poursuivent leur politique de rétention d’information sur la péninsule du Sinaï.

Comment s’expliquent les failles du système sécuritaire ?

«Les deux actes terroristes sont survenus, l’un la veille, l’autre le lendemain, du 30 juin. Cela montre de vraies lacunes des renseignements égyptiens, qui s’attendaient évidemment à des événements de cette nature, autour de cette date», fait remarquer Hassan Nafaa, analyste politique égyptien. Le 30 juin, il y a deux ans, des manifestations massives ont demandé la démission de Mohammed Morsi, et entraîné sa déchéance, le 3 juillet 2013, par le ministre de la Défense d’alors, aujourd’hui président de la République, le maréchal Abdel Fattah al Sissi.

L’assassinat du procureur général égyptien, le 29 juin, garde encore de grandes parts d’ombre : nul n’a vu son corps, l’explosion apparemment massive n’a pas fait d’autre victime, et le lendemain le gouvernement profite de l’occasion pour annoncer de nouvelles lois, qui permettront des procès plus rapides et des exécutions plus promptes. Le procureur Hicham Barakat était haï des islamistes pour son rôle dans la répression qui s’est abattue sur l’opposition depuis deux ans, et principalement pour la sanglante dispersion des sit-in pro-Morsi en août 2013, qui a fait plus de mille morts en une journée.

Quels sont les buts de l’offensive de l’Etat islamique au Sinaï ?

La branche égyptienne de l’organisation a revendiqué l’attaque meurtrière de mercredi, qui a fait plus d’une centaine de morts parmi les forces de sécurité et les civils, à Cheikh Zoweid, au nord du Sinaï. Selon l’armée, qui continue de se décrédibiliser par son black-out médiatique sur la région, il n’y avait que 17 morts parmi les soldats, et plus de 100 parmi les jihadistes.

«L’attaque d’hier ressemble tout simplement à une manœuvre militaire, selon Massad Abu Fajr, activiste bédouin du Nord Sinaï. Les jihadistes ont attaqué la police et l’armée, placé des bombes pour miner les routes, et environ douze heures après le début de l’opération, se sont retirés – leur manœuvre était finie. Ils ont entraîné leurs troupes à prendre et tenir une ville, c’est une évolution par rapport à leur technique habituelle de guérilla. Selon moi, ils n’ont pas perdu plus de 5% de leurs effectifs.»

Les affrontements entre armée et police d’un côté, et groupes armés au Nord du Sinaï ne sont pas nouveaux. Au cours de ces deux dernières années surtout, les chiffres officiels parlent de centaines de morts. Dans le vide sécuritaire qu’a connu l’Egypte après le soulèvement de 2011 qui a chassé Hosni Moubarak, les groupes de la péninsule auraient proliféré et augmenté leur arsenal, profitant des divers trafics de la région, d’êtres humains, d’armes, de drogue. Pendant l’année au pouvoir de Mohammed Morsi, un calme apparent était revenu, mais ses détracteurs l’expliquent par l’inaction des forces de sécurité, qui n’auraient conduit qu’à l’augmentation du nombre de jihadistes dans le Sinaï. C’est cependant sous le régime du Conseil militaire, durant l’année qui a suivi la chute de Moubarak, que la plupart des jihadistes sont sortis de prison et auraient rejoint le Sinaï – et non sous les Frères, d’après une enquête d’Hossam Bahgat. A l’été 2013, en réponse à un attentat meurtrier dans la péninsule, l’armée égyptienne recevait pour la première fois la permission israélienne d’utiliser des armes de guerre dans une portion de son territoire où cela lui était auparavant interdit en raison des accords du traité de paix entre les deux pays. Depuis, les habitants du Nord Sinaï rajoutent à leurs griefs habituels – désintérêt de l’Etat, sous-développement, répression sanguinaire de l’ère Moubarak, et mépris de la population locale, les Bédouins – celui des victimes civiles imputables aux forces de sécurité ou aux groupes armés.

L’un de ces groupes jihadistes avait fédéré beaucoup de groupuscules, Ansar Bayt al Maqdis. A la fin de l’année dernière, il se range sous la bannière de Daesh en prenant le nom de «l’Etat (ou la «province») du Sinaï». Vraie allégeance, effet de mode, ou désir de bénéficier du soutien du mouvement, les analystes sont divisés. C’est ce groupe qui a revendiqué l’attentat de mercredi à Cheikh Zoweid. La petite ville est située entre Rafah (à la frontière avec Gaza) et Arish, le chef-lieu, sur la Méditerranée, qui était, avant 2011, un lieu de vacances – depuis, les affrontements sont trop nombreux et les vacanciers égyptiens n’osent plus revenir.

Est-ce l’engrenage vers une guerre civile ?

«Ces deux attaques sont d’une ampleur inégalée, les combattants de l’EI ont notablement augmenté leurs capacités offensives et la réaction du gouvernement est une fuite en avant. C’est un tournant politique dangereux», déplore Hassan Nafaa qui s’inquiète «de nouvelles lois répressives alors que nous n’avons pas de Parlement et que tous les pouvoirs sont concentrés dans les mains d’un seul homme ! Accuser sans preuve les Frères musulmans de l’assassinat du procureur ! Il s’agirait plutôt selon mon impression, d’un groupe terroriste semblable à Daesh, comme au Sinaï».

Jeudi, la police égyptienne a d’ailleurs annoncé avoir tué neuf «terroristes» en état de légitime défense au cours d’un raid dans un appartement de la Ville du 6 octobre en banlieue du Caire. En fait, il s’agit de neuf avocats Frères musulmans qui s’occupaient des cas des disparus et des morts causés par la répression anti-islamiste du gouvernement. Plus troublant, les doigts trempés d’encre des cadavres semblent prouver que les suspects ont en premier lieu été arrêtés dans les règles et que leurs empreintes ont été prises – ce qui dément la thèse de la tentative d’arrestation qui se transforme en carnage à cause de la réaction violente des prévenus. Pour Hassan Nafaa, «il faudrait un vrai courage politique, affronter la réalité, négocier par exemple avec les Frères musulmans, afin de rassembler le pays contre le terrorisme». Massad Abu Fajr fait le même vœu : «A celui qui s’imagine que l’Egypte se dirige vers le chaos ou la guerre civile, je veux dire : la seule voie possible vers le changement est celle d’un combat pacifique de la société civile, pour la citoyenneté, le pluralisme, la démocratie et le respect des droits de l’homme…»

Les attaques de l'État islamique au Sinaï