Fumée blanche pour un bilan bien gris. La troisième conférence sur le financement du développement à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne (après Monterrey en 2002 et Doha en 2008), a accouché tard mercredi d’un plan d’action a minima. Il y a bien quelques points de détails positifs, gentiment mis en avant par Michael Elliott, de l’ONG One, comme l’annonce d’aides ciblées «sur la santé, l’éducation et les droits économiques pour les femmes et les filles» arrachées au grand dam de pays du Golfe notamment. Ou «la mise en place d’une cartographie de données de l’extrême pauvreté et des ressources nécessaires pour y mettre fin». Mais l’accord de façade marque un échec.

Car le texte final «donne carte blanche au secteur privé pour financer le développement, sans contrepartie de responsabilité sociale ou environnementale et, surtout, il maintient les privilèges des pays développés dans la gouvernance économique mondiale», analyse lucidement Lucie Watrinet, du CCFD-Terre solidaire. Les débats se sont d’ailleurs cristallisés sur l’initiative la plus forte, en gestation depuis quinze ans, mais à nouveau retoquée : la création d’un «Tax Body», un organisme fiscal intergouvernemental au sein de l’ONU pour lutter contre l’évasion et l’optimisation fiscales et permettre de définir des règles globales.

Pourquoi un nouvel arbitre international sur la fiscalité ?

Parce qu’il faut optimiser les ressources nationales des pays en développement : la pression fiscale y est deux fois moindre que dans les Etats riches. Parce que l’aide publique au développement (APD) sert de plus en plus essentiellement à la diplomatie économique… Et parce que, pour chaque dollar reçu – sous forme d’investissement ou d’aide extérieure -, environ deux s’échappent des pays en développement à cause de la fraude et de l’optimisation fiscale. Au total, si on additionne la corruption, les pratiques mafieuses et l’évasion fiscale, ils ont perdu 991,2 milliards de dollars en 2013 (environ 910 milliards d’euros), selon l’ONG Global Financial Integrity.

Un «braquage» qui ne cesse d’augmenter. «C’est si facile à faire, explique Raymond Baker, expert en évasion fiscale. De plus en plus d’entreprises échappent à l’impôt dans leur pays d’origine en transférant des activités à l’étranger vers des juridictions où la charge fiscale est faible ou nulle.» Malgré tout, il y a bien un peu de nouveau sous le soleil (noir) du scandale fiscal global. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), club regroupant 34 pays riches, a lancé un plan d’action appelé BEPS (Base Erosion and Profit Shifting), qui vise à réduire les possibilités d’optimisation dans les paradis fiscaux. Cette réforme en 15 points – 1 400 pages – devrait être avalisée à l’automne par le G20. «Elle profiterait aussi au Sud,explique Angel Gurría, le patron de l’OCDE. L’opacité, c’est fini ! Pourquoi les ONG n’en veulent pas [elles la trouvent insuffisante, ndlr], alors qu’on subit des pressions énormes des firmes contre cette réforme.» Pour le patron de l’OCDE, impossible d’étendre ce plan à tous les membres de l’ONU : «Si on met tous les pays autour de la table, on sera bloqué par des paradis fiscaux comme les Bahamas !» L’argument fait tiquer le Nobel d’économie Joseph Stiglitz, au taquet sur le sujet (Libération de jeudi) : «Ah bon, parce que les plus grandes places offshore ne sont pas abritées par les Etats-Unis et Londres ? se moque l’économiste. Les BEPS sont un pas dans la bonne direction, mais c’est très insuffisant. Il faut que tous les pays aient leur mot à dire sur la définition des taxes, question d’équité et de démocratie.»

Même le Fonds monétaire international (FMI) le reconnaît : les pays du Sud sont trois fois plus vulnérables aux manips des multinationales que les pays de l’OCDE. Comment mieux taxer les industries extractives, par exemple ? Comment limiter les exemptions fiscales, qui font perdre 130 milliards par an de revenus, toujours selon le FMI ? Et surtout, «comment éviter que les droits à taxer ne favorisent pas, comme à l’OCDE, les pays de résidence, donc ceux du Nord ? interroge un juriste. Sans parler des échanges d’informations automatiques avec la Suisse par exemple, qui ne se feront à partir de 2017 qu’avec l’Europe et les Etats-Unis.» Les pays émergents et les ONG souhaitent tout remettre à plat. Et ce ne sont pas les idées lancées par les pays riches dans la capitale éthiopienne, telles que «L’initiative fiscale d’Addis-Abeba» ou «Inspecteurs des impôts sans frontières» qui les consoleront.

Pourquoi les pays riches étaient-ils réfractaires ?

Parce qu’ils entendent continuer à fixer les règles du jeu. «Les pays riches n’ont absolument pas l’intention de démocratiser la gouvernance économique mondiale dans le champ le plus transformateur et le plus critique : les taxes, brocarde Bhumika Muchhala, de Third World Network. Cette occasion ratée, comme celle de trouver un mécanisme international sur les dettes insoutenables, sape toute réforme systémique.» De fait, la question du multilatéralisme se pose de plus en plus dans un monde où les grandes puissances entendent cantonner l’ONU loin des sujets économiques, les plus cruciales, ou s’interrogent sur son utilité, comme sur celle de la conférence sur le climat (COP). «Tout est fait pour marginaliser l’ONU sur la fiscalité, les dettes, les multinationales, dit Stefano Prato, de la Society for International Development. On est de plus en plus dans un monde où l’on tolère que l’ONU identifie des problèmes, partage des diagnostics, mais surtout n’apporte pas de solutions. Ou alors avec le privé, sur l’éducation, la santé… Or, l’ONU, bien qu’imparfaite, reste un espace démocratique planétaire central.» Les rapports de force demeurent. Les menaces de rétorsion ont fusé pour faire rentrer dans le rang les pays rebelles, comme l’Inde, ou édulcorer le texte. L’Australie s’est battue pour faire disparaître un appel à la «totale transparence» dans les revenus des multinationales (pour obliger les firmes à publier ce qu’elles donnent et reçoivent) et le remplacer par l’idée de «promouvoir la transparence»… Anecdotique ? Non, symbolique.

Si Londres et les Etats-Unis ont été les leaders du camp des faucons, la France s’est illustrée par sa politique ainsi résumable : «Faut qu’on fasse avec ce qu’on a.» Seule représentante française en l’absence du Président et du ministre des Affaires étrangères (au chevet des deals avec la Grèce et l’Iran), Annick Girardin, secrétaire d’Etat au Développement. Elle a dans un premier temps semblé intéressée par la demande d’un Tax Body, avant d’être recadrée. «Ce rêve fiscal est un leurre, confiait-elle mardi à Libération. Pourquoi un énième truc onusien alors qu’on doit être opérationnels très vite sur la justice fiscale avec l’OCDE ?» Mais elle assure qu’elle entend s’attaquer à une réforme de l’ONU.

«Comment avoir pour objectif affiché un accord multilatéral sur le climat à Paris en décembre et, en même temps, affirmer ne plus croire à l’ONU et défendre sans aucun complexe que certains sujets ne doivent être traités qu’entre pays riches ?» s’interroge Lucie Watrinet, de CCFD-Terre solidaire. «Pire : les pays riches ont rejeté l’inclusion dans le texte du principe d’additionnalité des fonds destinés à lutter contre le changement climatique, une demande forte des pays les plus pauvres. Les Etats les plus riches, en particulier la France, ont pris le risque d’hypothéquer les chances de réussite d’un accord climat en décembre à Paris», lors de la COP 21, affirme Christian Reboul (Oxfam).

De fait, la France n’a pas marqué des points. Et de nombreux délégués des pays du Sud sont remontés contre Paris, qui s’est illustré par, au mieux sa passivité, au pire sa réticence au changement. Sans parler de son désir d’inclure le financement d’actions militaires en Afrique pour regonfler une aide publique au développement (APD) en chute libre (0,36 % du PIB)… Son slogan («Vers un monde à zéro carbone et zéro pauvreté») sonne creux.

Pourquoi ne faut-il pas désespérer ?

Ce qui a été édifiant une fois de plus à Addis-Abeba, c’est le silence des délégués des pays les plus pauvres. Qui, comme avec le climat, sont les plus touchés par le nivellement par le bas de la fiscalité. Silence sur la promotion du secteur privé, de partenariats sans réelle contrepartie, sur la multiplication des cadeaux fiscaux, l’absence de transparence pour tenter d’attirer les investisseurs. «Les pays les plus pauvres sont totalement tétanisés et leurs délégués sont souvent des élites déconnectées de la vie réelle de leur peuple», souffle, amer, un facilitateur des Nations unies.

Tove Maria Ryding, membre du réseau Eurodad, l’assure : «Le changement ne viendra pas d’en haut mais d’en bas, par la montée de la pression de la société civile.» Ce n’est pas pour rien que les ONG n’ont jamais été aussi déterminées sur la justice fiscale, qu’elles ont mise désormais au centre de débats animés par des experts, dont certains sont d’ex-banquiers ou des personnalités très au fait des pratiques. En une poignée de jours,une pétition en faveur du Tax Body a recueilli 165 000 signatures sur Avaaz.

«C’est vrai, on fait de plus en plus peur aux grandes délégations parce qu’on est l’écho du ras-le-bol des laissés-pour-compte», dit Ryding. «Parce qu’on ne peut se satisfaire de nous entendre dire que le microcrédit à des taux trois fois supérieurs aux banques tient de la solution miracle», s’agace Gyekye Tanoh, du réseau Third World Network.

Les altercations ont été nombreuses entre des délégués des Etats et des représentants des ONG «nationales». Des officiels, français ou britanniques, ont accusé des ONG «d’être antipatriotiques», les menaçant de coupes dans leurs financements. Des tensions déplorées par des voix, minoritaires, au sein de la délégation européenne. La baston autour du Tax Body illustre les difficultés d’un monde qui se meurt au profit de quelques privilégiés, au Nord comme au Sud, au détriment d’un autre qui tarde à naître, beaucoup plus inclusif, ne laissant pas sur le trottoir les nations et les citoyens les plus défavorisés. Elle donne, en ce sens, des raisons d’espérer.

Que ce soit sur le climat ou l’idée de repenser la mobilisation de ressources domestiques et de dessiner un système économique mondial plus équitable, jamais les ONG et les coalitions de la société civile n’ont affiché, au-delà de leurs différences et de leurs rivalités, un tel front commun. Peut-être parce que pour la plupart, elles illustrent une certaine idée de l’intérêt général.«On n’a pas gagné cette fois-ci,admet Ryding, mais on incarne aussi la lutte des sans-voix qui n’ont pas voix au chapitre.»