Le président islamo-conservateur turc, Recep Tayyip Erdogan, est coutumier des mesures de rétorsions contre des journalistes trop insolents ou trop curieux, qui se retrouvent immédiatement licenciés ou victimes de procédures judiciaires. Le couperet est tombé jeudi sur Kadri Gürsel, éditorialiste de renom du grand quotidien libéral Milliyet. Il  était et reste l’une des voix les plus lucides et critiques de la politique syrienne du leader de l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis novembre 2002, et de sa dérive autoritaire. «Je ne suis pas surpris de cette décision», a juste commenté le journaliste alors que la direction du quotidien annonçait jeudi matin, dans un bref communiqué, «avoir arrêté la collaboration avec Kadri Gürsel à cause de ses positions qui affectent notre environnement de travail».

Sa faute ? Un tweet à propos du massacre – 32 morts et plus d’une centaine de blessés – commis deux jours plus tôt par le groupe Etat islamique dans la petite ville de Suruç, toute proche de la frontière syrienne et de Kobané, le bastion de la résistance kurde face aux jihadistes de l’Etat islamique (EI) à l’automne dernier. «Il est honteux que des responsables étrangers appellent la personne qui est la principale responsable du terrorisme de l’Etat islamique en Turquie pour lui présenter des condoléances», écrivait-t-il évoquant les condoléances de leaders étrangers à Recep Tayyip Erdogan après la tuerie. Les réseaux sociaux se sont alors enflammés et les coups de téléphone se sont succédé à la direction du journal et à son propriétaire, l’homme d’affaires Erdogan Demirören, considéré proche du parti au pouvoir.

Nervosité croissante

La rapidité de ce licenciement – qu’il ait été exigé par l’éxécutif ou que les responsables du journal aient voulu devancer une telle requête – illustre en tout cas la nervosité croissante de l’homme fort du pays face aux accusations récurrentes, en interne et à l’étranger, sur les ambiguïtés, ou du moins le laxisme d’Ankara vis-à-vis de l’EI. Les militants de la cause kurde accusent même explicitement les services secrets turcs d’avoir sciemment soutenu et instrumentalisé des jihadistes, y compris de l’EI, contre les combattants du PYD, le parti kurde syrien organiquement lié aux rebelles kurdes turcs du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), en passe de s’assurer le contrôle de l’ensemble des régions kurdes du nord de la Syrie.

Les autorités turques démentent fermement de telles assertions, clamant haut et fort leur engagement – pour le moins récent – contre l’EI, mais reconnaissent aider d’autres groupes islamistes comme «l’armée de la conquête». «Ce sont des groupes avec un enracinement local, non liés au terrorisme international et combattant pour une Syrie pluraliste», précise Ufuk Ulutas, directeur de Seta, think tank de politique étrangère proche de l’AKP. Le sujet, en tout cas, reste hautement sensible, comme en témoigne la procédure judiciaire ouverte début juin contre Can Dündar. Le directeur du quotidien de gauche Cumhurriyet s’est rendu coupable d’avoir publié des photos montrant l’interception par la gendarmerie, en janvier 2014, d’un convoi à destination de la Syrie portant des armes avec l’aide des services de renseignement turc. Il risque jusqu’à vingt-cinq ans de prison pour divulgation de secret d’Etat.

Contamination

Le pouvoir turc est d’autant plus inquiet que le conflit syrien est en train de déborder sur son territoire. Au lendemain de l’attentat de Suruç commis par les jihadistes, les rebelles kurdes turcs du PKK ont revendiqué l’exécution de sang froid, par une balle dans la nuque, de deux officiers de police turcs qui auraient été liés à l’Etat islamique. Jeudi matin, c’est un commerçant d’Istanbul qui a été abattu dans la banlieue de Sultangazi par des membres de l’YDG-H, le mouvement de la jeunesse patriotique révolutionnaire, lié au PKK, qui clame sur son site internet : «Nous continuerons nos opérations contre le gang de l’EI, nous avons identifié de nombreux militants, nous les punirons.»

Les risques de métastases de la guerre syrienne sont bien réels alors que la Turquie accueille quelque deux millions de réfugiés syriens. Nombre de lignes de fractures de la société turque recoupent celles qui ravagent son voisin du sud. C’est vrai pour la question kurde (quelque 15 millions de personnes sur 70 millions en Turquie), mais aussi pour le conflit chiite-sunnite. Entre 15% et 20% se reconnaissent comme alévis, une secte hétérodoxe et moderniste issue du chiisme. Rien à voir avec les alaouites syriens de Bachar al-Assad, mais les alévis se sentent néanmoins en partie solidaires face à un islamisme sunnite conquérant dont Erdogan, comme l’Arabie Saoudite ou le Qatar, sont les symboles. En s’engageant à fond dans le conflit syrien,le «nouveau sultan», comme l’appelent ses détracteurs, a joué les apprentis sorciers.

Impasse

Jusqu’au printemps 2011, il avait tenté de convaincre son «ami» Bachar d’écouter son peuple. «Nous espérions qu »il soit un Gorbatchev syrien mais il s’est montré être un Milosevic», résumait Ahmet Davutoglu, Premier ministre AKP, et alors titulaire des Affaires étrangères. Dès lors, Ankara s’était engagé à fond dans le soutien à la rébellion, misant sur un effondrement rapide du régime. Le pouvoir turc avait aidé et entraîné l’Armée syrienne libre et reconnu, tout comme Paris, l’opposition comme seule représentante légitime du peuple syrien. Mais sur le terrain, c’étaient les jihadistes les plus efficaces. Occidentaux et Turcs les ont aidé avant de comprendre rapidement le danger. Mais, pour Ankara, il était plus difficile de faire marche arrière et de bloquer – quand bien même il l’aurait voulu – tous les passages au travers d’une frontière longue de 900 kilomètres où les bandes de contrebandiers ont toujours prospéré. Ainsi les armes et les volontaires arrivaient aux groupes jidhadistes puis à l’EI qui exportait par les même canaux le pétrole ou les œuvres archéologiques pillées.

Cette politique aventuriste de l’AKP en Syrie, dictée avant tout par un agenda idéologique, s’est avérée être une impasse. Il ne pouvait en être autrement, surtout que les Américains ont refusé, à l’été 2013, les frappes contre le régime d’Al-Assad même après qu’il a utilisé l’arme chimique contre sa propre population. Washington comme la quasi-totalité des Occidentaux à l’exception de Paris, plus nuancé sur le sujet, a aussi refusé les propositions réitérées plusieurs fois par Ankara de créer une ou des zones tampons en territoire syrien le long de la frontière afin de pouvoir y fixer les réfugiés. Le retour de bâton était prévisible et la Turquie glisse peu à peu, à son tour, vers un conflit. C’était cela que Kadri Gürsel dénonçait dans ses éditoriaux depuis plusieurs années. C’est pour le faire taire que son journal l’a viré.