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28 mars 2024

Pour l’Iran, l’émergence de l’Etat islamique n’est pas qu’une question de sécurité nationale


Pour l’Iran, l’émergence de l’Etat islamique n’est pas qu’une question de sécurité nationale

Publié par Gilles Munier sur 13 Août 2015, 06:14am

Catégories : #Iran

Pour l’Iran, l’émergence  de l’Etat islamique n’est pas qu’une question de sécurité nationale

par Gilles Munier/

A Téhéran, en octobre 2014, un journaliste iranien francophone m’a demandé ce que je pensais de la situation en Irak et de Daech, considérant que j’étais « un spécialiste » du sujet. Je lui ai suggéré de poser plutôt la question au général Qassem Suleimani, chef des Forces Al-Quds des Gardiens de la révolution, qui en savait plus que moi… Début juin, j’ai néanmoins été réinvité en Iran pour une série de conférences sur les origines de l’Etat islamique.

J’ai accepté, tout en pensant qu’il me serait malaisé d’exposer à des auditoires chiites ce qui s’était passé dans l’esprit des dirigeants baasistes irakiens – en premier lieu, dans celui du président Saddam Hussein – confrontés au projet des néoconservateurs américains de renverser leur régime. J’avais tort. Les Iraniens sont plus ouverts, plus fins que nombre de militants nationalistes arabes, bâillonnés par la pratique du centralisme démocratique ou par un mode de pensée de type binaire: qui n’était pas totalement avec eux était contre eux, donc infréquentable… En temps de guerre, un tel état d’esprit est rédhibitoire.

Au-delà de la thèse du « complot américano-sioniste »

Aux premières loges en Irak, les Iraniens n’avaient rien à apprendre de moi sur les activités de l’Etat islamique. Ils ne devaient pas non plus s’attendre à ce que je leur ressasse la thèse du « complot américano-sioniste » sur les origines de Daech (Etat islamique en Irak et au pays de Cham). Mes articles à ce sujet, ces dix dernières années, n’en font pas mention.

Je leur dirai que l’Etat islamique était là pour durer longtemps, sous ce patronyme ou un autre, avec les dirigeants actuels ou d’autres, porté pour un temps indéterminé par un islam que je qualifiai de néo-wahhabite pour le différencier de son ersatz saoudien.

Pour moi, ce qui les intéresserait le plus serait sans doute les observations que je m’étais faites du temps de Saddam Hussein, et ma perception de la résistance irakienne. Au cours de mes multiples voyages Bagdad, Mossoul ou Bassora – environ 150 en 30 ans, notamment pendant les guerres Iran-Irak, du Golfe I et II, et de l’embargo – j’avais assisté à la montée en puissance de l’islam en tant que religion au sein de la société irakienne.

Ce voyage en Iran allait me faire découvrir l’autre côté du miroir qui renvoie des images de l’Iran et de la révolution islamique déformées par la propagande occidentale et israélienne. La visite du pays et les entretiens que j’y ai eus ne m’ont pas déçu.

Années 80: la société irakienne ébranlée par la révolution iranienne

A Téhéran, Ispahan et Yazd, mes auditoires étaient composés, principalement, de membres des Bassidj, de religieux, de journalistes et d’étudiants. J’ai prononcé ma première intervention dans un centre de formation pour cadres bassidj, en présence d’un général des Gardiens de la révolution, les Pasdaran. Au-dessus de l’estrade, figurait un poster représentant Qassem Suleimani, avec au second plan, les photos de Imad Moughnieh – responsable de la branche militaire du Hezbollah libanais – et de son fils Jihad, assassinés par les Israéliens.

Je ne sais pas si j’ai choqué les Iraniens venus m’écouter lorsque je leur ai dit, d’emblée, que les origines de l’Etat islamique remontaient à la guerre Iran-Irak. La société irakienne était, jusque-là, tournée vers le modernisme et partageait nombre de valeurs culturelles occidentales. A la fin des années 70, les baasistes considéraient encore le religieux comme de l’obscurantisme, et qualifiaient les traditions tribales de rétrogrades. Quand l’imam Khomeiny a accusé le régime de Bagdad d’athéisme et Saddam Hussein dénié aux dirigeants de la République islamique d’Iran le droit de se proclamer musulmans, la guerre Iran-Irak s’est transformée en affrontement national- religieux. On en récolte aujourd’hui les ultimes développements.

Un seul vainqueur : l’islam

La guerre Iran-Irak avait mis les deux pays économiquement à genoux. Le seul vainqueur de ce conflit sanglant – 350 000 Irakiens et sans doute 1 million d’Iraniens tués ou blessés – est sans conteste l’islam, qu’il soit sunnite ou chiite.

Je fixai la résurgence visible de l’islam en Irak, et dans les discours officiels, au choc provoqué par la retraite des troupes irakiennes de Khorramchahr – Muhammara pour les nationalistes arabes – et de la province du Khouzistan – Arabistan pour les nationalistes arabes – puis à la conquête-éclair de la presqu’île de Fao, au sud de Bassora, par les Pasdaran.

En parallèle, j’ai vu progressivement les femmes se couvrir la tête d’un foulard, des cafés ne plus servir d’alcool, des restaurants ouverts pendant le mois de Ramadan servir des clients derrière des rideaux opaques, les cabarets et les casinos fermer leurs portes et leurs entraîneuses philippines rentrer dans leur pays.

La Première guerre du Golfe en 1991 et les 13 ans d’embargo ont accentué ce phénomène avec la construction intensive de mosquées, l’introduction de l’islam dans les programmes scolaires – y compris dans les villages chrétiens de la vallée de Ninive – puis, la création de l’Armée d’Al-Quds, et surtout des Feddayin de Saddam dont les clips, à la télévision, préfigurent ceux placés sur You Tube par Daech… En 1995, Saddam Hussein jouait visiblement la carte de l’islam pour encadrer la population et lutter contre les Etats-Unis.

Je leur racontai la suite. Dans la salle, les plus âgés avaient vécu, mais avec une autre approche, le renversement du régime baasiste, l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis, l’apparition d’organisations de résistance islamique ou islamo-baasistes, et la prépondérance acquise par Al-Qaïda en Irak (Al-Qaïda au pays des deux fleuves), première mouture de l’Etat islamique …etc… avec au final la prise de Mossoul par Daech et la mise hors circuit du parti Baas d’Izzat Ibrahim al-Douri.

Le massacre de la base aérienne Speicher

La prise de Mossoul par une poignée de djihadistes, celle de Ramadi qui venait de se produire à l’identique, est ce qui étonnait le plus l’assistance. Comment expliquer la fuite au Kurdistan des officiers irakiens en charge de la province de Ninive, et l’abandon à leur triste sort des dizaines de milliers de soldats gouvernementaux sous leurs ordres, ai-je répondu, si ce n’est par un ordre venu de Bagdad. Une enquête parlementaire est en cours pour rechercher les responsables de ce fiasco incroyable et humiliant, mais je dis craindre qu’il n’en sorte pas grand-chose si ce n’est l’accusation de quelques lampistes.

Reste que si les troupes gouvernementales stationnées à Mossoul avaient été un tant soit peu combattives, le massacre des 1700 cadets chiites de la base Speicher n’aurait certainement pas eu lieu. Le procès des officiers et des donneurs d’ordres responsables de ces événements reste à faire, avec à la clé des condamnations exemplaires.

Le principal dirigeant incriminé, Nouri al-Maliki, devenu vice-président de la République, a refusé de répondre aux questions des députés autrement que par écrit ! La justice – si tant est que l’on peut parler de justice en Irak – l’obligera-t-elle à s’expliquer, maintenant qu’il devrait perdre sa fonction et l’immunité qui va avec ? On peut rêver…

Que les chiites irakiens s’entendent pour parler d’une seule voix

L’Irak, Etat créé dans les frontières voulues par Winston Churchill et Gertrude Bell, n’est plus… quoiqu’en disent les politiciens qui pérorent sur l’unité du pays. Ce qui se joue actuellement en Mésopotamie, ce sont les délimitations des frontières des entités kurdes, chiites et sunnites.

Tant que les chiites irakiens seront divisés en forces antagonistes et que les sunnites véritablement représentatifs – membres ou non de l’Etat islamique – refuseront tout dialogue avec leurs adversaires, la parole sera aux kalachnikovs et aux canons.

A une question posée sur ce que je pensai du gouvernement irakien, j’ai répondu que Maliki étant discrédité, et Abadi sans véritable prise sur les événements, j’estimai que le seul dirigeant capable de mettre au pas les milices et de faire en sorte que les chiites irakiens s’entendent pour parler d’une seule voix, était Hadi al-Amiri, chef de la Brigade Badr, bête noire des Etats-Unis en raison de ses relations privilégiées avec l’Iran. Que cela plaise ou non au Occidentaux …

Quant au gouvernement iranien, voudrait-il se dégager du bourbier irakien qu’il ne le pourrait pas. Téhéran perçoit à juste titre l’émergence de l’Etat islamique comme une menace pour la sécurité nationale du pays : en décembre 2014, l’EI était à quelques kilomètres de ses frontières dans la province irakienne de Diyala, et des rumeurs courraient qu’il avait infiltré des militants en Iran.

L’Iran, protecteur des lieux saints chiites irakiens

Pour la République islamique d’Iran, l’Irak est aussi et surtout le pays où reposent l’imam Ali Ibn Abi Talib et son fils martyr Hussein, enterrés respectivement à Nadjaf et Kerbala. La prise de ces villes par l’EI, voire la destruction des sanctuaires, auraient des effets cataclysmiques. Le souvenir de la mise à sac du tombeau de l’imam Hussein par les wahhabites, le 21 avril 1802, demeure vif. A l’époque, Fath Ali, second chah de la dynastie Qadjar, avait averti les Ottomans que la Perse interviendrait militairement si ces derniers ne protégeaient pas mieux les cités saintes. Aujourd’hui, les deux villes saintes sont de nouveau en danger et on ne voit qui pourrait les protéger, sinon l’Iran.

Il ne faut donc pas s’étonner si l’imam Ali Khamenei a mis deux bataillons des Gardiens de la révolution iranienne à la disposition du général Qassem Suleimani, chef des Forces al-Quds, dès qu’Abou Mohammed al-Adnani, porte-parole de l’EI, a annoncé, le 12 juin 2014, que les djihadistes se dirigeaient vers Nadjaf et Kerbala. Les assauts de l’EI sur Samarra, ville de naissance de leur chef Abou Bakr al-Baghdadi – siège des mausolées des 10ème et 11ème imams, et lieu d’occultation du 12ème et dernier, Muhammad al-Mahdi – ont été repoussés. Mais, depuis la situation en Irak s’est encore dégradée. L’EI campe à Ramadi, à 112 km de Kerbala.

Les néo-wahhabites doivent interpréter leurs victoires – victoires par défaut – à Mossoul et Ramadi par la volonté d’Allah de soutenir leur cause. Qui sait ? « Allah égare qui il veut et guide qui il veut »*, peut-on lire dans le Coran*. Une nouvelle milice, Hash’d Al-Shaabi – Forces de la mobilisation populaire, crée à l’image des bassidj iraniens – est entrée en lice au côté de l’incertaine armée irakienne, de la Brigade Badr et des Forces Al-Quds, pour barrer la route à l’EI : avec succès, mais jusqu’à quand ? En Irak, les jeux sont loin d’être faits

A suivre…

*Sourate 14 (Ibrahim 35,8)

Photo : A Nadjaf, le sanctuaire de l’imam Ali Ibn Abi Talib, gendre du Prophète, 4ème calife

Articles précédents :

4 jours à Téhéran (octobre 2014)

En Iran, j’ai donné des conférences sur les origines de l’Etat islamique… (juin 2015)

Nucléaire : l’Iran droit dans ses bottes face aux exigences occidentales (juillet 2015)

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