L’échec américain récent pour former et équiper des forces anti-Assad en Syrie n’est pas un incident isolé. C’est un symptôme d’un problème systémique. Cet article, paru récemment dans la presse russe, explique pourquoi.
Par Yevgeny Krutikov (revue de presse : Le Saker francophone – 29/9/15)*
Le scandale autour de la 30e Division, mise sur pied et entraînée par des formateurs américains pour la guerre contre Assad, et qui s’est immédiatement rendue au front islamiste al-Nosra dès que ses membres ont franchi la frontière turque, résonne maintenant tout autour de la planète. Il y aura beaucoup de ces scandales. Ils ont été prédéterminés par la méthodologie concernant la formation américaine des alliés, en Syrie, en Géorgie et en Ukraine.
Rappelons nous que le résultat final est que le Front al-Nosra (une branche d’al-Qaïda) a reçu des armes, de l’équipement et quelques pickups des États-Unis. Le commandant de la 30e Division se présente comme un représentant du Front et indique qu’ils ont dupé l’armée américaine afin d’obtenir des armes. Les problèmes à l’origine de cet événement peuvent être divisés en trois catégories inégales.
Problèmes avec les services secrets et la psychologie
L’image d’un agent de la CIA décidant qui choisir comme allié au Moyen-Orient a été indûment exagérée par Hollywood. Dans la majorité des cas, les agents se cramponnent à quiconque montre même les signes les plus superficiels de fidélité. Si quelqu’un semble utile, mais ne montre pas assez des signes requis, alors ils préfèreront acheter sa loyauté, même si ces partenaires sont considérés comme peu fiables dans le temps. Voici en gros, les principes selon lesquels la coalition anti-Assad a été assemblée.
Ajoutez à cela que le comportement des agents de la CIA est très étroitement réglementé. Chaque éventualité qui peut se présenter est consignée dans une instruction écrite, qu’ils sont tenue de connaître presque par cœur. Un écart avec des instructions opérationnelles provoque une sanction officielle. La liberté d’action d’un tel dispositif est limitée, et parfois ils sont tout simplement obligés de répondre à la lettre aux instructions au lieu de réagir à la situation. Ce problème empoisonne de nombreux services de renseignement, comme ceux des Américains. En outre, ils sont construits sur une idéologie et, dans une moindre mesure, sur des stéréotypes ethniques. D’une manière générale, tout enturbanné qui a un aspect authentique et qui est capable de prononcer de manière intelligible le mot démocratie a une chance de recevoir un financement et des armes. Mais personne n’a de contrôle sur sa destination ensuite, ni sur celle des armes. De même, les services de renseignement soviétiques de l’ère Brejnev avaient ce problème, sautant sur tout chef de tribu qui pouvait prononcer des mots comme Marx et Lénine.
Tout cela est directement lié à l’affaire décrite. La 30e Division et Abd al-Tunisi ont démontré personnellement leur loyauté, ont gagné la confiance des Américains, ont reçu des armes et ont disparu avec elles. La perception stéréotypée et schématique du monde est une qualité surprenante et distinctive de la CIA. Bien sûr, cela résulte de la perte du principal adversaire, et de la perception du vainqueur, spécifiquement dans les domaines idéologiques plutôt qu’au sens physique de ce mot. La coalition anti-Assad, assemblée en utilisant une combinaison de menaces et de vœux pieux, est tombée en morceaux spécifiquement à cause des mauvaises instructions et des erreurs conséquentes faites par la CIA. Il n’est possible de recueillir et de traiter correctement des renseignements qu’avec l’aide de spécialistes exempts de biais idéologiques dans leur perception du monde, mais Langley [Siège de la CIA aux US, Ndt] a un déficit dans ce domaine. Le système de construction de carrière mis en place avait déjà tendance à marginaliser les gens possédant des façons de penser non standardisées, mais l’effort de recrutement massif réalisé sur une base d’anciens Marines a totalement prédéterminé le nivellement par le bas de ses capacités d’analyse.
Aussi le scandale autour de la 30e Division n’est pas le seul et de loin ; il y aura beaucoup de ces scandales. L’âge d’or du renseignement américain s’est perdu dans les collines de Hollywood.
Problèmes physiques
La formation américaine offerte aux soldats de ces douteux alliés est généralement une source de fierté pour ceux qui sont formés. Par exemple, Piotr Porochenko et son gouvernement deviennent extatiques en parlant des instructeurs américains et britanniques qui préparent les militaires ukrainiens sur la base de Yarov selon un programme accéléré. Compte tenu du fait qu’ils ne sont pas fournis en armes sérieuses, cette formation est finalement la seule forme d’aide militaire occidentale.
Dans la préparation des Ukrainiens (et, avant eux, des Géorgiens, des Croates, des Albanais, et maintenant, en Syrie, ces types anti-Assad comme la 30e Division), les Américains comptent sur la méthode observe et répète. En réalité, cela ressemble à un boot camp: course d’obstacles, bases du maniement des armes, entraînement physique. Les instructeurs enseignent également les bases de l’utilisation d’équipements radio et de cryptage, que les Ukrainiens n’ont tout simplement pas. Ils enseignent également comment transporter les victimes, pour minimiser les pertes, un sujet que les Ukrainiens qui ont eu leur baptême du feu dans l’Est de l’Ukraine connaissent bien, et sur lequel ils pourraient enseigner aux Américains une chose ou deux. Ils enseignent comment ouvrir les portes avec un bélier, mais quelle sorte de bélier vous attendez-vous à ce qu’un soldat porte sur un front large de centaines de kilomètres au milieu d’un espace ouvert? Ils enseignent comment vérifier, à l’aide d’un crochet spécial fixé à une chaîne, si un corps est piégé, mais tous n’apprennent pas à le faire efficacement. En tout, le prétendu programme de rattrapage à Yarov contient 63 exercices répartis en trois cours, de deux mois chacun. Le résultat : beaucoup de gros mots et certains cas d’insubordination.
Ceci n’est pas une formation militaire. C’est, tout au plus, une formation de police, mais même dans ce cas, c’est seulement élémentaire. Les représentants de l’armée américaine considèrent leurs étudiants comme des représentants du tiers monde, qui ont besoin d’être informés par quel bout de la mitrailleuse sortent les balles. Par exemple, les instructeurs à Yarov sont fâchés par les soldats ukrainiens qui reviennent du front de l’Est portant leurs mitrailleuses sans le cran de sûreté engagé. Cela, selon les instructeurs, est non professionnel. Mais beaucoup d’entre eux ont réussi à survivre précisément en raison de ce manque de professionnalisme [être capable d’ouvrir le feu sans clics d’avertissement].
Tout cela pourrait ressembler à une farce, mais cela reflète l’essence de la formation prodiguée au sein de l’armée américaine et qui est transférée à ses alliés. L’accent est mis sur les capacités physiques, la suppression de l’initiative individuelle, l’approfondissement de techniques spécifiques et, bien sûr, le travail d’équipe. En conséquence, quand un combattant se retrouve dans une situation non standard, il reste confus et ne peut pas appliquer les compétences d’un problème spécifique sur lequel il a été formé. Il a été aiguisé pour réagir à des situations qui sont compatibles, homogènes et construites artificiellement.
Rien de tout cela ne fonctionne, que ce soit en Ukraine ou en Syrie. Les instructeurs américains n’ont aucune idée de ce qu’est une guerre frontale, comment agir dans un combat rapproché, comment se cacher des salves d’un système de lance-roquettes multiples. Ils ne savent même pas comment mettre en place des positions défensives. L’expérience irakienne, dont le Pentagone est si fier, les a formés pour patrouiller, pour accompagner des convois, et être des hommes de garnisons au milieu du désert. Trois décennies d’abus aléatoires dirigés contre des adversaires faibles ont habitué l’armée américaine à compter sur la supériorité technologique, et elle a perdu une grande partie des compétences de combat rapproché. Maintenant, même à Yarov, la garde nationale et les militaires ukrainiens refusent d’obéir à des instructeurs, qu’ils voient comme des débutants complets.
Le Pentagone n’a pas remarqué le moment où pulvériser des adversaires démoralisés sans défense à l’aide de missiles de croisière a cessé d’être la seule méthode pour faire la guerre. Et maintenant, il est très difficile d’évaluer les capacités réelles de l’énorme masse de l’armée américaine ou du corps des Marines, s’ils devaient jamais rencontrer un ennemi qui aurait des capacités techniques plus ou moins égales aux leurs. Mais les alliés de l’Amérique et leurs compagnons de voyage doivent vraiment se battre dans ces guerres. Ils ont peu ou pas de maîtrise des airs, de missiles de croisière ou de porte-avions. Dans les déserts de Syrie ou les prairies de Novorussie, il n’y a pas besoin d’ouvrir des portes à l’aide d’un bélier dans le cadre d’un ratissage d’une zone peuplée où tous ont a déjà fui et se cachent. Là, vous devez maintenir des kilomètres de première ligne, en rase campagne, sous des tirs de roquettes.
L’histoire récurrente sur la préparation individuelle des alliés et des compagnons de route s’est transformée en une comédie burlesque. Certains, comme dans le cas des éléments anti-Assad en Syrie, considèrent toute cette formation comme un mal nécessaire, envoyé par Allah, comme un test. Certains, comme les Ukrainiens, s’en plaignent à haute voix. Bien sûr, une telle formation ne va pas ruiner des combattants aguerris. Mais les Marines ukrainiens, formés de réservistes et sortis de Yarov (et, sur la base de cette distinction, étiquetés unité d’élite et envoyés sur une partie difficile du front), se désagrègent à leur premier contact avec les insurgés.
Le dressage de masse des unités alliées en Irak et en Afghanistan (par exemple, ces mêmes Ukrainiens et Géorgiens) ont produit exactement les mêmes effets. Ces unités ont été annoncées comme élite en raison de cette expérience, mais elles se sont révélées inadaptées pour des guerres modernes sans (et ceci est important) l’appui technique de l’aviation américaine, des drones et de l’artillerie. D’autre part, leur capacité à prendre l’initiative et à faire preuve d’ingéniosité est aussi atrophiée que la capacité de leurs commandants à penser de façon indépendante, en commençant au niveau des compagnies.
Problèmes tactiques
Toute la préparation tactique est effectuée sur la base de l’expérience irakienne, qui, pour une raison quelconque, est considérée comme l’état de l’art. Cela se résume à des techniques pour patrouiller le territoire avec un échange minimal de coups de feu avec l’ennemi. Personne n’est formé pour engager un ennemi bien identifié en combat direct en nombre supérieur à celui des troupes ; à l’âge des cyberattaques, des systèmes satellitaires et des armes de précision, c’est considéré comme quelque chose de complètement obsolète. L’armée américaine avait tendance à être dédaigneuse à l’idée même d’engager l’ennemi à courte portée, et quand, en raison d’une erreur de calcul de l’artillerie, ces engagements se sont produits, soit ils ont essayé de se dégager en appelant à des frappes aériennes, soit ils ont subi de lourdes pertes de façon disproportionnée. Comme l’expérience de ces trois dernières décennies n’a pas entraîné de combats rapprochés, il n’y avait aucune raison de développer des plans de bataille modernes autour d’eux. Ce serait un problème seulement pour les Américains, si cela ne s’était pas propagé à toutes les armées qu’ils fréquentent dans tous les pays qui ont abdiqué leur sécurité pour le parapluie américain. La différence est particulièrement évidente dans les armées des anciennes républiques soviétiques, entre les unités formées par les Américains et celles qui sont encore commandées par des officiers ayant reçu une formation soviétique. L’armée géorgienne a notamment donné beaucoup d’information pour ce genre d’analyse.
Voici un épisode caractéristique démontrant la valeur de la préparation tactique américaine à l’irakienne. Cela se passe pendant la guerre en Ossétie du Sud en 2008. (Particulièrement importante du fait de la faible qualité des décisions prises par les commandants.) À 23 heures, le 7 août, le 43e bataillon de la IVe brigade de l’armée géorgienne, située à l’ouest de Tskhinval, a commencé à nettoyer des villages sur la rive droite de la rivière Prone. Après avoir marché toute la nuit, le bataillon s’étalait en compagnies distinctes, et autour de 11h-12h, le 8 août, à 2 km du centre régional Znaur, l’une d’elles est tombée dans une embuscade. La force défensive ossète a ouvert le feu sur le groupe géorgien, blessant cinq d’entre eux immédiatement. Après cela, suite à un ordre du commandant du bataillon, toutes les compagnies ont été concentrées ensemble à cet endroit pour détruire la position clé de l’ennemi.
Avant le début de l’attaque, le commandant du bataillon a demandé l’appui de l’artillerie, et il l’a reçu, et il a obtenu le renfort de trois chars. Le groupement géorgien a commencé à tirer sur la position des irréguliers ossètes, après quoi, autour de 16h, l’infanterie a pris d’assaut cette hauteur (!) où il n’y avait pas un seul ennemi en vue. De toute évidence, il n’y avait pas de victimes non plus. A 18h, le bataillon est arrivé en force au pont menant à Znaur, mais n’est pas entré dans la localité parce qu’il avait perdu le soutien de l’artillerie. Le bataillon était fatigué et avait besoin de repos. Le commandant a alors décidé de revenir à la position clé de l’ennemi et d’y camper pour la nuit. Autrement dit, toute la journée, le bataillon a erré dans des forêts et des montagnes, a découvert tout seul «une grande position ennemie défensive» (qui a été retrouvée plus tard et qui ne comportait pas plus de dix irréguliers ossètes qui, après avoir organisé l’embuscade, se sont tranquillement retirés), l’a marquée avec l’artillerie pendant une heure et demie, puis a marché vers l’objectif [Znaur], mais est ensuite retourné à la case départ parce que les soldats étaient fatigués.
Soulignons-le à nouveau : c’était une unité spécialement préparée pour servir en Irak. Ils ne comprennent pas ce que signifie marcher vite, frapper, manœuvrer ou organiser des percées, non-stop, jour et nuit. Ils ont agi en conformité avec la tactique de patrouille irakienne sans hâte, ce qui est tout à fait inapproprié pour les batailles se déroulant à découvert.
Voilà comment ils ont attaqué. Comment ils se sont défendus était encore pire. Suivant des ordres imprécis, le 43e bataillon a gaspillé son artillerie sur une position minuscule et a perdu sa force physique en marchant inutilement de village en village. Jusqu’à midi le 8 août, ils ne savaient pas ce qui se passait à Tskhinval ou Gori. Parce qu’ils étaient sous l’influence de l’euphorie idéologique, ils ont confondu les avions qui tournaient au dessus d’eux avec l’aviation géorgienne, tout simplement ils ne s’attendaient pas à en voir une autre. Mais à midi, les soldats du 43e bataillon ont commencé à recevoir des informations sur les victimes dans d’autres compagnies de la brigade IV. La brigade a commencé à paniquer. A 19h, le 8 août, le 43e bataillon, qui était presque sur le point de se mutiner, a reçu l’ordre par la brigade irakienne de se retirer de Znaur, laissant certains réservistes complètement désorientés pour couvrir leur retraite.
Ensuite, le 43e bataillon a reçu l’ordre de mettre en place une position défensive près du village de Pkhvenisi. Mais aucun d’eux ne savait comment le faire. Seuls quelques-uns se sont portés volontaires pour creuser des tranchées ; le reste a bivouaqué dans des fossés d’irrigation, en dépit du fait que du matériel de construction avait été livré sur le site pour la construction d’une ligne défensive. Toute la nuit, la brigade irakienne a flâné autour d’un verger de pommiers et a regardé les phares rougeoyants de colonnes russes descendant vers eux depuis la direction de Tskhinvali. Autour de 23h, le 10 août, un hélicoptère russe, volant autour de la zone, a été surpris de découvrir les positions défensives de la brigade irakienne et a immédiatement fait sauter le dernier char restant de la brigade IV et un pick-up avec une arme à feu de gros calibre, qui avaient été laissés sans camouflage en plein air. Personne n’a été assez courageux pour riposter ; à la place, ils ont commencé à paniquer. Aucune des deux roquettes anti-aériennes Strela tirées à l’épaule, dont ils disposaient, n’a fonctionné parce que personne n’a prêté attention à leur état de maintenance. A l’aube, le 11 août, le commandement géorgien a encore publié des ordres pour renforcer la position défensive alors inexistante près de Pkhvenisi, mais dans chaque compagnie, il n’y a eu, en moyenne, pas plus de 30 hommes prêts à exécuter l’ordre. Le quartier général de la brigade II, qui a été coincé près de Tskhinvali, a décidé d’exécuter cet ordre, même si la brigade irakienne avait depuis longtemps déserté sa position. En conséquence, tout en approchant Shindisi, le quartier général prenait des chars russes pour des Géorgiens (ils ne pouvaient pas imaginer que ces unités, tenues en haute estime grâce à leur formation américaine, s’étaient simplement enfuies) et elle a été complètement détruite.
Pour juger les résultats de l’action militaire d’août 2008, la compagnie reconnue comme la plus capable a été cette brigade II, qui était précédemment en poste en Géorgie occidentale, loin de toute action, et qui n’a reçu aucune formation américaine.
Ainsi, le scandale autour de la 30e Division en Syrie est seulement la pointe émergée de l’iceberg. Il est déjà possible de déclarer que ces problèmes ont un caractère systémique qui ne peut pas être expliqué par des erreurs psychologiques dues à la CIA. Dans un proche avenir, nous allons apprendre beaucoup de détails intéressants au sujet de la qualité de la formation que les Américains ont donnée à leurs alliés. Et quelqu’un va devoir en répondre.
Source: Vzglyad via Club Orlov
Photo : Rebelles de la Nouvelle Force Syrienne formés par la 30eme Division étasunienne.
*Le Saker Francophone (traduit par Hervé, relu par jj et Diane)